José Farina, en homme prudent et avisé, a fait établir dans sa maison deux ou trois issues peu connues du public, parmi lequel se mêlent toujours des bavards et des espions. Il lui est arrivé à plusieurs reprises et dans des circonstances graves, de faire disparaître ceux que la police veut à toute force appréhender et cela si habilement que les agents ne peuvent accuser José Farina de s’être fait le complice des malfaiteurs poursuivis. Une seule fois seulement on a soupçonné Farina d’avoir aidé à la fuite d’un voleur, en lui ouvrant un piano dans lequel le malfaiteur s’était dissimulé tout le temps que la police le recherchait.

L’auberge de José Farina, comporte enfin, toujours au rez-de-chaussée et à côté de la salle commune, une petite pièce, surnommée « le salon » et qui, assurément, doit servir, soit de refuge aux gens qui redoutent de se montrer, soit d’abri discret aux amoureux qui ne veulent pas se faire voir. La pièce est meublée fort simplement d’une table, de quelques chaises, d’un grand canapé, mais elle a ceci de particulier que ses murs sont tendus d’épaisses étoffes et que l’on peut merveilleusement calfeutrer la fenêtre, à tel point que les gens, dans la rue, même en prêtant l’oreille, seraient parfaitement incapables d’entendre le moindre bruit venant de l’intérieur de ce salon.

Ce jour-là, le salon de José Farina était occupé. Un homme et une femme que le patron de l’auberge ne connaissait point mais qui certainement devaient connaître la maison, avaient demandé à ce qu’on leur réservât cette pièce pour la soirée et peut-être même pour toute la nuit. Ils avaient bonne apparence et comme l’homme avait donné un acompte important à José Farina, en promettant de ne point réclamer la monnaie, même si ses dépenses n’atteignaient pas la somme versée, le patron de l’auberge avait conçu pour ce client une respectueuse estime.

Tout en apportant quelques petits gâteaux et une bouteille de vin d’Espagne, qui devait constituer l’apéritif du dîner que ses clients avaient commandé, José Farina les avait dévisagés rapidement d’un coup d’œil, en homme exercé à vivre, à juger les gens et à déterminer leur condition sociale à première vue.

Ce couple paraissait un couple de braves paysans, de gens aisés, probablement venus de la montagne, gens d’apparence modeste mais vraisemblablement cossus.

Toutefois, en regardant plus minutieusement et particulièrement en considérant leurs mains qui étaient fines, élégantes et nullement déformées, José Farina s’était dit : « Non, ce ne sont pas des gens de la montagne, mais plutôt des gens de la ville, et peut-être des grands seigneurs. »

L’hôtelier était même un instant resté en contemplation admirative devant la bague de la femme. Celle-ci était grande, mince, élégante, elle pouvait avoir un peu plus de trente ans et, malgré le grand manteau de laine peu seyant qu’elle avait jeté sur ses épaules et dont le capuchon dissimulait sa chevelure, elle ne manquait pas d’allure.

L’homme drapé également dans un manteau à l’espagnole, coiffé d’un feutre sombre qu’il rabaissait, avait également grand air. Cependant, il s’apercevait de l’examen dont sa compagne et lui étaient l’objet de la part de José Farina :

— Imbécile, grommela l’homme, quand tu auras fini de bailler en nous regardant, tu as reçu nos ordres, laisse-nous.

José Farina balbutia quelques excuses inintelligibles et après avoir, pour la forme, changé de place deux ou trois assiettes, il s’éclipsa.

Il s’entendit soudain rappeler :

— Oh là, fit l’homme, reviens ici.

José Farina rebroussant chemin, alla se mettre à la disposition du client :

— Je vous écoute, patron ?

— Tout à l’heure, dans dix minutes, une heure peut-être, je ne puis te préciser, un homme d’assez médiocre apparence entrera dans ton cabaret, il sera seul et s’installera à une table. Pendant qu’il commandera quelque chose à boire, il ajoutera à mi-voix : « Je viens de sous terre. »

— Pardon, interrompit José Farina, qu’est-ce qu’il dira ?

L’homme tapa du pied :

— Fais donc attention à ce que je te dis et tu comprendras mieux. Je répète : cet individu murmurera : « Je viens de sous terre ». Il me semble que c’est fort clair.

— En effet, patron. Et alors que se passera-t-il ?

— Il se passera, José Farina, qu’il faudra t’arranger pour l’entendre et dès que tu l’auras entendu, tu l’amèneras ici.

— Compris. Et ensuite que faudra-t-il faire ?

— Ensuite tu t’en iras, plus vite encore que tu ne seras venu.

— C’est tout ?

— Oui, c’est tout.

L’hôtelier tourna les talons mais son mystérieux client le rappelait encore :

— José Farina, il y a une porte secrète dans ce petit salon ?

— Hum, fit l’hôtelier en hésitant, c’est-à-dire que l’on fait courir ce bruit mais je ne sais pas bien.

— Allons, allons, dépêche-toi. Dis-moi où elle se trouve et comment on fait manœuvrer son loquet.

Résigné, l’aubergiste montra à son client un bouton de porte dissimulé dans la moulure de la muraille. Il fit jouer le pêne, expliqua comment l’on pouvait sortir de la pièce et gagner la ruelle qui longeait la maison, ruelle sombre, étroite, qui conduisait d’un côté dans la rue, de l’autre au port.

Le mystérieux client de José Farina écoutait avec attention ces explications. Lorsqu’il fut renseigné, il renvoya définitivement l’aubergiste.

Le couple était désormais seul dans le petit salon. L’homme et la femme enlevèrent leurs manteaux, se montrèrent l’un à l’autre sous la lumière crue de l’électricité ; c’étaient deux tragiques figures que celles de ces deux êtres : l’homme était Fantômas et la femme, lady Beltham, sa maîtresse.

Fantômas avait au front un pli soucieux.

— Madame, dit-il enfin, je ne comprends rien à votre attitude : vous savez que, pour le moment, j’ai besoin d’argent, nous avions une excellente occasion de nous en procurer et c’est pourquoi j’ai, au péril de ma vie, cambriolé le coffre-fort de l’ Impérial Hôtel. Vous étiez à ce moment voyageuse, c’est-à-dire cliente de cet hôtel, vous auriez dû faire comme les autres, prétendre que les bijoux que vous aviez confiés à la caisse étaient d’une grande valeur, vous en auriez obtenu le remboursement, ces gens-là consentent à tout, préfèrent tout au scandale.

— Non, s’il est entre nous des liens d’amour et de sang qui font que nous sommes indissolublement liés, unis l’un à l’autre, il ne s’ensuit pas que je doive me faire la complice de vos crimes. Jamais vous ne me contraindrez à commettre des ignominies telles que celles que vous me conseillez encore, que vous déplorez que je n’aie point commises. Non, non, voler, mentir, ce sont là des choses au-dessus de mes forces, je suis d’un sang, d’une race…

— Soit, n’en parlons plus.

Il grommelait d’ailleurs, avec un énigmatique sourire :

— Vous pensez bien que je ne comptais pas sur votre collaboration et que j’ai pris mes précautions. L’argent que je veux, je l’aurai, je vais même l’avoir dans un instant. Si seulement vous aviez voulu, murmura-t-il, être non seulement la maîtresse exquise, idéale, charmante que vous êtes, mais encore l’associée, la collaboratrice que j’aurais tant voulu vous voir devenir, nous aurions accompli ensemble des exploits surprenants.

— N’insistez pas, murmura lady Beltham, vous savez bien que malgré tout l’amour que j’éprouve pour vous, hélas, amour dont j’ai maintes fois cherché à me guérir, je ne puis passer outre à mes remords.

— En somme, vous ne serez jamais digne de moi, lady Beltham.

— Dites, qu’il me serait difficile, impossible de m’abaisser jusqu’à vous.

— Madame, déclara-t-il, je sais que vous êtes la femme des grands dévouements, c’est pourquoi j’ai compté sur vous pour rendre service cette nuit, non pas tant à votre amant dont le sort vous intéresse peu, mais à l’humanité, à une grande portion tout au moins de l’humanité, je veux dire aux navigateurs.