Lorsqu’il avait été en possession des morceaux de la lettre déchirée par Timoléon Fargeaux, la lumière s’était faite en son esprit :

— Parbleu, s’était dit Juve, tout cela doit vouloir dire ceci : on offre à Timoléon Fargeaux de lui restituer quelque chose, moyennant vingt-cinq mille francs s’il veut se rendre au milieu de la chaussée de la rue Christine.

Juve alors s’était immédiatement rendu, malgré l’heure tardive de la nuit, dans la petite rue Christine. Avec son habituelle perspicacité, Juve n’avait pas été long à remarquer qu’à proximité de l’endroit désigné se trouvait une bouche d’égout :

— Hé, hé, s’était alors dit Juve, est-ce qu’un maître chanteur ingénieux ne pourrait pas avoir eu cette idée : convoquer sa victime dans une rue déserte, lui dire : « Nous échangerons là, argent contre documents… » et en réalité faire cet échange en se rendant au rendez-vous par l’égout ? Il est bien évident que le maître chanteur qui aurait l’idée d’opérer ainsi serait merveilleusement garanti, même si sa victime prévenait la police, la police serait impuissante à la protéger. Il faudrait, bon gré, mal gré que la victime « chantât », c’est-à-dire donnât l’argent, car le maître chanteur étant à l’intérieur de l’égout, échapperait facilement à la poigne du plus fin limier.

Le procédé qu’inventa Juve était en effet nouveau et véritablement surprenant. Si réellement il s’agissait d’un chantage, le chantage s’annonçait d’une façon intéressante : on disait à Timoléon Fargeaux, en prenant des formes mystérieuses : « Venez au milieu de la rue Christine, apportez vingt-cinq mille francs et l’on vous rendra ce que vous avez perdu. »

Juve n’avait pas hésité à conclure que l’on ne pouvait offrir ainsi au grainetier que les document qui lui avaient été soustraits dans le vol de l’ Impérial Hôtel.

Et tout naturellement Juve s’était dit :

— Qui donc peut offrir de restituer ces papiers, si ce n’est le voleur ?

C’était donc avec l’espoir de s’emparer de l’audacieux malfaiteur qui avait cambriolé l’ Impérial Hôtel, c’est-à-dire de Fantômas, car Juve était persuadé que Fantômas était le coupable, que Juve se rendait dans l’égout. Malheureusement, ce n’était pas Fantômas. Juve n’avait même pas le temps de reconnaître les traits de l’individu qui se présentait. Était-ce un lieutenant de Fantômas ? Était-ce au contraire un quelconque criminel ? Allez savoir.

Il savait encore moins, tout d’abord, ce que pouvait signifier le contenu du paquet qu’il retrouvait dans l’égout.

Que diable pouvait vouloir dire, en effet, cet éclat d’obus taché de sang ?

Juve, brusquement avait changé d’avis : ce que Timoléon Fargeaux avait payé vingt-cinq mille francs, ces vingt-cinq mille francs qu’il avait dans sa poche, c’était précisément ce morceau d’obus.

— Donc, concluait Juve, Timoléon Fargeaux estime que ce morceau d’obus vaut, pour lui, vingt-cinq mille francs. Si Timoléon Fargeaux paye vingt-cinq mille francs un morceau d’obus taché de sang, se disait Juve, c’est que cet obus taché de sang a pour lui une grande importance. Or, Timoléon Fargeaux a peut-être tué son beau-frère, Martial Altarès, retrouvé dans son château de Garros, la poitrine défoncée, écrasée. Exactement comme s’il avait été tué par un boulet de canon.

Juve, en sortant de l’égout, en prenant le chemin des quartiers luxueux de Biarritz, réfléchissait à l’étonnante découverte qu’il venait de faire :

— Parbleu, se disait le policier, c’est stupide évidemment d’aller inventer que Martial Altarès a été tué d’un coup de canon. Que diable, on ne tire pas le canon en France sans que cela se sache. Et cependant, étant données les circonstances, sait-on jamais.

***

La main sur le bec-de-cane de la porte du commissariat, Juve ouvrait la bouche pour demander à parler au magistrat, lorsque, n’étant pas encore rentré tout à fait dans la salle commune, il s’arrêta, immobile, muet de stupéfaction :

Au centre de cette salle commune, discutant avec le brigadier, il y avait un homme : Timoléon Fargeaux, très pâle, qui agitait dans sa main le morceau d’obus taché de sang que Juve venait de lui vendre subrepticement.

— Ah ça, hurla le policier, bondissant vers Timoléon, qu’est-ce que vous faites ici. Monsieur ? comment êtes-vous là ? et qu’est-ce que c’est que ce morceau d’obus ?

Or, si Juve était stupéfait, Timoléon Fargeaux apparaissait tout aussi ahuri. Le beau-frère du spahi ne connaissait pas Juve. Le brigadier non plus. Aucun des agents qui se trouvaient dans le poste de Biarritz n’avaient jamais eu affaire à l’inspecteur de la Sûreté de Paris. Juve devint le centre d’un groupe de gens abasourdis, tous les yeux le fixèrent, cependant que Timoléon Fargeaux bégayait :

— Ce que je fais ici ? mais je me plains. Je porte plainte pour un chantage épouvantable dont je viens d’être victime. Je suis déshonoré. Monsieur, je suis ruiné, Monsieur, on m’a volé des papiers qui me sont indispensables, une lettre anonyme m’a offert leur restitution, moyennant vingt-cinq mille francs, j’ai donné ces vingt-cinq mille francs tout à l’heure, et voilà ce que l’on m’a remis : ce morceau d’obus où il y a du sang.

Timoléon Fargeaux paraissait parler avec une entière bonne foi. Juve, cependant en l’écoutant, se demandait :

— Est-ce qu’il ment, ce bonhomme-là ? est-ce qu’il joue une effroyable comédie ? Pourtant c’est bien volontairement qu’il est venu au poste, et pourtant aussi je ne peux pas douter qu’il venait à l’égout pour acheter réellement ce morceau d’obus.

À brûle-pourpoint, Juve annonçait :

— Monsieur Fargeaux, votre beau-frère, Martial Altarès est mort, assassiné. On l’a tué chez vous d’un boulet de canon.

Timoléon Fargeaux, blême, s’évanouit presque.

Juve l’empoigna par le bras. Il exhiba au brigadier anéanti sa carte d’agent de la Sûreté. Il entraîna le grainetier hors du poste :

— Monsieur Fargeaux, répétait Juve, c’est le morceau du boulet que vous avez dans votre poche qui a tué votre beau-frère. Venez. Nous avons à causer.

20 – LE CABARET DE JOSÉ FARINA

José Farina, Basque de naissance, Espagnol par ses ancêtres et Français d’inclination, tient une auberge dans la rue Basse qui mène au port Vieux.

Dans cette auberge, qui est à la fois une hôtellerie et un cabaret, on trouve des chambres pour se loger et y dormir la nuit, mais si on le préfère, on peut, lorsqu’on y pénètre le soir, y attendre le lever du jour dans la salle commune où l’on fume et où l’on boit. Car l’hôtellerie de José Farina ne ferme jamais, pour les intimes du moins.

Certes, en apparence, et pour satisfaire aux exigences de la police, on a l’habitude, lorsque approche minuit, de mettre sur la devanture du cabaret d’épais volets de bois renforcés de barres de fer, mais cela ne signifie point qu’à l’intérieur ait sonné le couvre-feu ; bien au contraire, c’est surtout lorsque l’établissement est assuré par ces clôtures de la discrétion forcée des passants, que ses habitués se réunissent et s’y tiennent avec le plus de plaisir.

Se l’autre côté de la rue, l’auberge de José Farina s’ouvre sur un jardin assez vaste entouré de hauts murs. Il embaume l’été, car il y pousse des plantes quasi-tropicales, qui émettent des senteurs violentes, mais agréables. Même au plein cœur de l’hiver il n’y fait pas froid. Les palmiers y croissent sans difficulté et les plantes grasses rapportées d’Afrique s’y épanouissent sans souffrance.

Le jardin comporte un jeu de boules, que l’on fréquente beaucoup le dimanche après-midi ou encore, en été, le soir de six à huit heures.

Il se passe, d’ailleurs, toutes sortes de choses dans la maison de José Farina.

Tandis que les uns jouent aux boules, au fond du jardin, dans la salle du cabaret, on taquine volontiers la dame de pique, cependant qu’à certaines tables ceux qui méprisent ces sortes de jeux concluent d’importants paris en consultant des programmes multicolores. Ceux-là sont les amateurs de corrida qui risquent leur argent sur les chances de tel ou tel toréador.