— Hé, hé, est-ce que par hasard je me serais trompé ? ce serait ennuyeux, se dit-il, mais, après tout, comme je suis en avance. Ah, voilà ce que je cherchais !

Juve avait à peu près tourné tout autour de la place. Longeant le trottoir, l’examinant des yeux, il s’arrêta à la hauteur d’une plaque comme on a coutume d’en poser pour fermer l’entrée des égouts.

— Parfaitement, continuait Juve, voici la porte cochère que j’ai décidé d’employer.

Juve, d’un coup d’œil rapide, s’assura que nul ne pouvait l’observer. La place était déserte toujours, dans les rues avoisinantes nul passant n’approchait. Il était seul, bien seul.

Juve, sans aucun souci de se salir ou, ce qui eût été plus grave, de se blesser, tentait alors d’ouvrir l’égout en enlevant la plaque de fonte qu’il avait à côté de lui. Ce n’était pas une besogne facile. D’ordinaire, les égoutiers, pour accomplir un pareil travail, introduisent un levier dans le trou central de ces lourdes plaques et, de la sorte, peuvent les soulever sans trop d’effort. Juve, lui, ne disposait d’aucun instrument. Pour enlever la plaque, il lui fallait donc passer sa main par le trou central et développer la force nécessaire pour l’arracher de son logement.

Juve, tout fort qu’il était, n’y réussit pas d’abord. Il s’écorcha les mains, il se meurtrit les poignets, en vain. Au risque de se blesser, Juve, serrant les dents, grimaçant sous la violence de l’effort qu’il faisait, parvint à ébranler la plaque d’égout, à la soulever légèrement, à la reculer d’un centimètre. Dès lors, il avait cause gagnée. La lourde plaque de fonte, une fois sortie de la rainure où elle s’encastrait dans le trottoir, devenait facile à repousser, à faire glisser. En cinq minutes de manœuvre, Juve eut atteint le résultat qu’il cherchait, et alors le policier se laissa glisser à l’intérieur de l’égout, sur les crampons de fer scellés dans la muraille.

Juve, prudent comme il l’était, se laissait glisser lentement. Il ne descendit d’abord que de trois échelons, puis, baissant la tête, soulevant à nouveau la plaque, mais cette fois facilement, car il faisait effort des épaules, il la ramena à sa place ordinaire et de la sorte, referma la trappe sur lui.

Parvenu en bas, sentant le sol sous ses pieds, Juve consacra au moins cinq minutes à demeurer immobile, l’oreille aux écoutes, guettant si quelque bruit n’indiquait pas la présence d’un inconnu. Mais nul bruit ne parvenait à ses oreilles, à part le grondement ordinaire des eaux qui devaient suivre le chenal et s’en aller, à l’extrémité de l’égout, tomber dans la mer.

— Très bien, très bien, monologua Juve, qui, après son attente anxieuse se persuada lui-même que nul ne l’avait entendu ouvrir et refermer la plaque, j’ai toutes les chances pour moi.

Juve tira de sa poche une petite lampe électrique qui ne le quittait jamais. Il pressa sur le bouton commandant l’appareil, une vive lumière vint enfin illuminer le lieu où il se trouvait.

Juve venait bien de descendre, ainsi qu’il l’avait voulu, dans le principal égout de Biarritz, le grand égout collecteur. Et ce n’était pas avec une médiocre surprise que le policier, qui bien des fois avait cheminé dans les canalisations souterraines de Paris, constatait que les égouts de Biarritz étaient mieux entretenus que ceux de la capitale.

L’égout, en effet, où se trouvait Juve, était relativement propre. À coup sûr, il n’était pas très vaste et le policier allait être obligé de se baisser pour pouvoir y avancer, mais les murs en étaient blanchis à la chaux et le long de l’un d’eux, un petit trottoir permettait d’éviter de marcher à même les eaux empuanties comme l’avait d’abord redouté l’inspecteur de la Sûreté.

— C’est le paradis ici, songea Juve, on n’a même pas à prendre un bain de pied. J’ai la chance pour moi décidément.

Juve, pourtant, tenant sa lampe de la main gauche, venait de prendre son revolver de la main droite. S’il se croyait au paradis, ainsi qu’il venait de l’avouer, il devait être persuadé que ce paradis était bien mal fréquenté, car c’était avec des précautions extrêmes, en faisant de très grands arrêts pour écouter si le bruit de ses pas n’éveillait dans le lointain aucun écho intempestif, que Juve se décidait à avancer, à longer l’égout :

— Voyons, comptait-il en apercevant un croisement où un autre égout venait déboucher dans celui qu’il suivait, il s’agit que je ne fasse pas de bêtise et que je ne me trompe pas de route. Je ne vois pas à qui je demanderai mon chemin. Ce n’est pas encore là que je tourne, c’est à la prochaine.

Une centaine de mètres plus loin, il trouvait une nouvelle voie souterraine, un petit égout qui devait évidemment être celui d’une rue de second ordre :

— Si je ne me trompe pas, pensait Juve, me voici sous la rue Christine, c’est-à-dire exactement où je désirais parvenir.

Le policier, avant de s’engager dans la voie souterraine qu’il avait maintenant à sa droite, s’arrêta encore une fois pour écouter. N’entendant rien il tira sa montre, regarda l’heure : sept heures et demie et, avec un petit claquement de langue, satisfait et intrigué, il reprit sa marche :

— C’est le moment, c’est l’instant, murmura Juve, si je ne suis pas le dernier des imbéciles, je suis un grand homme et je vais savoir si Timoléon Fargeaux est, oui ou non, une crapule.

L’égout dans lequel s’engageait Juve était encore moins haut que celui qu’il venait de quitter. Juve, qui était d’une taille plutôt élevée, se vit donc forcé de marcher presque courbé en deux, position dans laquelle il est fort difficile de se retourner.

Il y avait bien cinq minutes que Juve avançait, lorsque soudain il s’arrêta :

— Oh, oh, murmura le détective, il me semble que l’on marche derrière moi.

Arrêté, Juve tendit l’oreille, mais il avait dû se tromper car le silence était complet.

Juve fit encore quelques pas, puis à nouveau il s’arrêta :

— Cette fois j’imagine que je suis bien au bon endroit.

À la place où Juve venait de s’immobiliser, débouchait au-dessus de sa tête un regard creusé en forme de soupirail et mettant en communication le ruisseau de la rue Christine avec l’égout où se trouvait le policier.

Il se haussa sur la pointe des pieds, il arriva presque à la hauteur où débouchait le soupirail, il vit de niveau la chaussée de la rue Christine.

— Personne, pensa Juve, absolument personne. Car j’imagine bien que Timoléon Fargeaux respectera scrupuleusement les ordres qu’on lui a donnés, c’est-à-dire, comptera sept, puis quatre, il viendra de la sorte au milieu même de la rue.

Le policier, en se glissant dans l’égout, avait choisi le plus merveilleux observatoire et en même temps la plus subtile cachette pour voir, sans être vu, entendre sans être entendu, ce que Timoléon Fargeaux pouvait bien faire ou dire lorsqu’il venait ainsi, au milieu de la rue Christine.

Juve était à son poste depuis peut-être quatre ou cinq minutes, et déjà s’impatientait d’une attente vaine, lorsque, avec la rapidité qui lui était coutumière, il éteignit sa lampe électrique pour s’accroupir dans l’ombre.

— Cette fois, se dit le policier, j’en suis certain, on a marché tout près d’ici, dans l’égout où je suis. Ah, Bon Dieu, si par hasard c’était…

Retenant sa respiration, invisible et ne faisant aucun bruit, Juve demeura de longues minutes, attendant, guettant. Son obstination devait être récompensée. Alors qu’il supposait à nouveau s’être trompé, alors qu’il était prêt à se relever pour voir si nul ne venait dans la rue Christine, Juve entendit, fort distinctement et tout près de lui, quelqu’un marcher dans l’eau de l’égout :

— Ce doit être un employé de l’administration, pensa Juve, si c’était… Assurément il marcherait sur le trottoir et par conséquent…

Juve hésitait sur la conduite à tenir et peut-être allait-il se décider à allumer sa petite lampe électrique pour apercevoir au moins le personnage qui s’approchait de lui, lorsque les pas se firent si proches, si distincts, que certainement celui qui venait avait cessé de marcher dans l’eau pour grimper sur le trottoir.