Évidemment, Anselme Roche n’écoutait plus ce qui se disait autour de lui, il était perdu dans ses réflexions.

— Madame, poursuivait Juve, je m’en vais vous abandonner à votre douleur, à laquelle je compatis sincèrement, croyez-le bien. M. Anselme Roche, je pense, restera ici pour dresser le procès-verbal officiel.

— Et vous, Monsieur ?

— Moi, Madame, je vais retourner à Bayonne.

Anselme Roche, arraché à ses réflexions, interrompit Juve avec un accent de surprise.

— Vous retournez à Bayonne ? Pourquoi à Bayonne ?

Juve, à ce moment même, eut grande envie d’étrangler l’excellent procureur, qui, de la meilleure foi du monde, commettait maladresse sur maladresse.

— Je vais vous expliquer cela. Venez avec moi, Monsieur le procureur, M me Fargeaux va bien vouloir nous faire conduire dans le parc, à l’endroit où l’on a découvert le cadavre du spahi.

Dehors, marchant dans le jardin, à quelques pas derrière un garde, Juve sermonnait le magistrat :

— Attention, mon cher ami. Parbleu, ce n’est pas à Bayonne que je vais. C’est à Biarritz, rejoindre Timoléon Fargeaux. Mais croyez-vous qu’il était bien utile d’en informer son épouse ? Nous marchons en plein mystère que diable, sachons être mystérieux.

Puis, comme le procureur de la République, gourmandé par Juve, ne disait mot, Juve ajouta :

— Il est absolument inutile que M me Fargeaux puisse téléphoner à son mari : « Attention, Juve vient te surveiller. » En matière de police, autant que possible, il faut éviter de se faire annoncer.

— Et si Timoléon Fargeaux, au cours de l’après-midi, téléphone à sa femme, que dois-je lui faire répondre ? demanda Anselme Roche.

— Ce que vous voudrez, mais tâchez d’éviter qu’on lui annonce la mort de son beau-frère. Prévenez même M me Fargeaux de mon désir.

Le garde-chasse qui précédait les deux hommes, se retournait :

— C’est ici, déclara-t-il, qu’on a relevé ce pauvre M. Martial, il était comme ça, couché de tout son long, la tête du côté du marais, et sauf vot’ respect, les pieds à l’endroit où vous êtes.

L’endroit indiqué par le garde-chasse se trouvait au beau milieu d’une sorte de colline de sable, d’une véritable dune déserte, qu’à coup sûr, Martial Altarès n’avait dû traverser que pour abréger une promenade et regagner au plus vite, par la traverse, le château.

— D’où vient-on par là ? demanda Juve, désignant les lointains du parc.

— On vient de la gare, Monsieur, c’est le chemin direct.

— Et la grand-route, où passe-t-elle ?

— Tout près de la gare, Monsieur.

— Très bien, merci.

Juve n’insista pas autrement.

— Monsieur Anselme Roche, dit le policier, restez ici. Attendez-moi. Je ne sais rien, je ne comprends rien. Je n’invente rien. Mais tout de même il me semble qu’il va se passer des choses, des choses. Enfin, nous verrons bien.

Sur ces paroles énigmatiques, Juve échangea une cordiale poignée de main avec le magistrat, puis il partit à grands pas.

***

— Quoi de nouveau, cher Monsieur ?

— Rien du tout. C’est un désastre, un scandale abominable, un affreux malheur.

La cigarette à la bouche, le chapeau un peu incliné sur l’oreille, une certaine nervosité dans les mouvements, Juve interrogeait maintenant le gérant de l’ Impérial Hôtelqui, depuis le vol, s’arrachait les cheveux, au comble du désespoir :

— Évidemment, concluait Juve, ce qui est arrivé est fâcheux, très fâcheux, et vous allez avoir de grosses responsabilités. Mais enfin, votre administration est riche, et ce n’est pas deux ou trois cent mille francs qui…

Le gérant s’était redressé.

— Vous oubliez l’honneur, déclara-t-il, la réputation de la maison, la renommée de l’ Impérial. Jusqu’ici, Monsieur, nous n’avions jamais eu de rats d’hôtel, jamais de scandale, jamais d’incidents. Et il y a trois ans que l’hôtel est ouvert. Ah, avec ce vol, notre saison prochaine est gravement compromise, et puis enfin…

— Allez donc, vous disiez ?

— J’allais dire que vous parlez à votre aise du montant des responsabilités. Nous ne les connaissons pas encore. Non seulement il y a l’argent de l’hôtel qui a disparu, ce qui est en somme peu de chose, mais il y a les bijoux, tous les bijoux de la clientèle. Il y a les papiers d’affaires qui nous étaient confiés. Actuellement, tenez, Monsieur le policier, je ne pourrais pas même vous dire quel est le montant de nos pertes. J’ai des clients qui vont peut-être être ruinés. Monsieur Timoléon Fargeaux, le propriétaire du château de Garros… Eh bien, Monsieur, il avait dans notre coffre-fort une serviette de maroquin bourrée de documents commerciaux, il était fou quand on lui a appris le vol. Je ne sais pas quelle indemnité nous devrons lui payer.

— Monsieur Fargeaux est venu ? Vous l’avez vu ?

— Il est encore ici, il est dans le hall. Il lit des lettres arrivées pour lui, et savez-vous…

Mais Juve ne savait pas, et ne devait jamais savoir ce que le gérant prétendait lui apprendre. Le policier, en toute hâte, en effet, s’était levé :

— J’ai deux mots à dire à M. Fargeaux, dit-il. Vous permettez ? Je vais le voir et je reviens, dit-il.

Juve sortit du bureau directorial, gagna le salon de lecture :

— Ah çà, pensait le policier, quelle peut bien être la correspondance que Timoléon Fargeaux se fait adresser à Biarritz. J’admets à la rigueur qu’il ait confié à l’hôtel les documents nécessaires à son commerce. Mais il n’a aucune raison de se faire adresser des lettres ici. Un commerçant, que diable, doit lire son courrier chaque matin. Pourquoi ne se fait-il pas écrire à Garros ?

Timoléon Fargeaux était assis tout au fond de la petite pièce, devant une table et lisait avec un soin extrême une lettre qui parut à Juve assez courte.

Le bizarre négociant, d’ailleurs, avait une attitude qui n’était pas sans surprendre le policier. Très pâle, il tremblait, de plus.

— Oh, oh, pensa Juve, voici un homme qui apprend des choses bien intéressantes… Comment vais-je pouvoir les apprendre, moi aussi ?

Mais si Juve méditait de lire la lettre qui retenait l’attention de Timoléon Fargeaux, il devait être déçu dans ses espérances. Le mari de Delphine, en effet, brusquement, et comme s’il se fût douté de la surveillance dont il était l’objet, se leva, enfila son paletot, se coiffa, puis sortit du salon de lecture à grands pas.

Timoléon Fargeaux tenait toujours à la main la lettre qu’il venait de recevoir. Sur le seuil du salon de lecture, il s’arrêta pour la relire. Puis il repartit et vingt mètres plus loin, encore une fois, il s’immobilisa, parcourut des yeux le papier.

— Miséricorde, murmura Juve, cet homme-là apprend la lettre par cœur. Hé, hé, cela devient intéressant.

Comme Timoléon Fargeaux sortait de l’hôtel, Juve, cent mètres derrière lui, entreprit de le pister.

D’abord cette filature ne donna aucun résultat. Le châtelain de Garros traversait les rues élégantes de Biarritz, se dirigeant vers un faubourg.

— Est-ce que par hasard, songeait le policier, cet animal-là me mène tout juste chez un minotier ? Non, j’aime à croire que je vais apprendre quelques détails plus instructifs.

Timoléon Fargeaux, d’ailleurs, devait être en proie à une grave préoccupation. Ainsi qu’il l’avait déjà fait, il s’arrêta à trois ou quatre reprises encore, en pleine rue, pour lire la lettre qu’il tenait toujours et semblait considérer avec une réelle émotion.

— Nous verrons bien, songeait toujours Juve. Où qu’il aille, j’irai. Et le diable m’aidant, il faudra bien que j’arrive à connaître ce qu’il lit avec tant d’attention.

Brusquement Timoléon Fargeaux se livrait à une étrange manœuvre. Il venait d’arriver, suivi de très loin par Juve, dans une rue déserte, la rue Christine, et semblait d’un coup d’œil s’assurer que nul ne l’observait. Bien persuadé que tout était désert, que nul ne l’épiait, Timoléon Fargeaux s’adossa à la muraille d’une sorte de grand magasin et commença à marcher à pas réguliers et longs, à la façon d’un homme qui compte ses enjambées. La manœuvre était si claire que Juve, à cent mètres de là, occupé à lire un journal qu’il tendait devant son visage, mais dans lequel il avait percé des trous, ce qui lui permettait de ne pas perdre un seul des mouvements de Timoléon, compta les enjambées du marchand de grains.