Juve avait l’air aussi peu ému, aussi tranquille, qu’Anselme Roche semblait énervé, excédé, sous tension.

Et Juve, à la question du procureur, répondit avec flegme :

— Moi, inventer une explication ? Ah bien, je vous assure que vous vous trompez, et de belle manière. Tout cela s’embrouille au contraire, et s’embrouille si bien que j’ai beau réfléchir, je n’arrive pas à me former la moindre opinion sur ce qui se passe. Au surplus, Monsieur le procureur, croyez-moi il ne faut jamais réfléchir aux choses avant d’avoir en sa possession tous les éléments d’enquête nécessaires. Le télégramme que nous avons reçu est incompréhensible. La nouvelle qu’il nous apportait l’est encore plus. Attendons, nous nous rendons sur les lieux, nous verrons bien.

Anselme Roche soupira, mais ne répliqua pas. Juve, d’ordinaire, était moins tranquille qu’il ne le prétendait. Habituellement, c’était le policier qui tenait à échafauder le premier des suppositions. Aujourd’hui, il lui plaisait de garder un calme résigné, il ne faisait évidemment pas bon l’interrompre dans ses réflexions ou tenter de le forcer à s’expliquer alors qu’il décidait d’observer une très prudente réserve.

M. Anselme Roche venait de quitter Bayonne, le matin même en compagnie du détective. Juve était venu le prendre à son cabinet au Palais de Justice et l’avait tiré de ses occupations professionnelles en lui apportant la plus surprenante des nouvelles :

— Cher Monsieur, avait dit Juve, les choses, jusqu’ici, n’étaient pas simples, maintenant… Lisez plutôt cela.

Juve avait mis sous les yeux du procureur, un télégramme bref et peu explicite :

Martial Altarès, frère Delphine Fargeaux retrouvé assassiné dans parc château de Garros.

Anselme Roche, ainsi qu’il était naturel, avait lu et relu, puis, il avait dévisagé Juve et demandé d’une voix tremblante :

— Que faire, mon Dieu ? que faire ?

— Que faire ? morbleu ! il n’y a pas vingt-cinq partis à prendre. Je pars pour Garros, Monsieur le procureur, et je viens vous chercher.

Depuis une heure, ils roulaient tous les deux, installés dans un wagon de première classe.

À la halte du chemin de fer, le procureur de la République et le policier trouvèrent une voiture que Juve avait commandée par dépêche. Un jeune paysan était sur le siège, la figure avenante, l’air vif. Juve l’interrogea :

— Y a-t-il du monde au château en ce moment ?

— Il y a toujours du monde.

— Naturellement. Je veux dire : M me Fargeaux et son mari sont-ils là ?

— M me Fargeaux, Monsieur ? M me Delphine, oui, elle est au château. Je ne sais pas où est le maître.

— Cela va bien, conduisez-nous, mon ami.

Le trajet de la gare au château se fit en silence, les deux hommes descendirent sur le perron de l’habitation, sonnèrent à la porte d’entrée. C’était une petite bonne accorte et prévenante qui les introduisit dans le vestibule, mais derrière elle, la silhouette fine et élégante de Delphine Fargeaux apparut.

La jeune femme semblait bouleversée. Yeux rouges, cheveux défaits, mine blafarde, elle courut à Juve, elle lui cria :

— Vous savez ce qui s’est passé ? Mon pauvre Martial est mort. C’est Timoléon qui l’a tué.

Juve eût vu se dresser devant lui un fantôme épouvantable qu’il n’eût pas été plus surpris qu’il ne l’était en entendant les paroles de la jeune femme :

— Allons donc, c’est votre mari qui a tué votre frère ?

— Oui, qui voulez-vous que ce soit ?

— Oh, Madame, j’ignore en effet, comment et par qui a été tué M. Altarès, mais enfin je ne trouve pas cette raison suffisante pour accuser M. Fargeaux. D’ailleurs, comment le crime a-t-il été commis ?

— Venez, vous allez voir, il a la poitrine fracassée.

Juve, accompagné du procureur, suivit la jeune femme le long des corridors du grand château, atteignit bientôt la chambre où l’on avait transporté le corps du malheureux soldat.

Martial Altarès était étendu sur son lit, vêtu de son uniforme, les yeux clos, le visage tranquille, mais le drap que l’on avait jeté sur lui était taché de rouge à la hauteur de la poitrine, et quand Juve le soulevait, le cadavre apparaissait avec ses horribles plaies, son torse défoncé, écrasé.

— Bigre, murmura le policier, comme se parlant à lui-même, voilà qui est plus incompréhensible que tout.

Le procureur de la République, découvert, immobile, très pâle, se tourna vers Delphine Fargeaux qui sanglotait éperdument :

— C’est un bien grand malheur, commençait le magistrat qui cherchait ses mots et ne savait trop que dire. C’est bien cruel, croyez, Madame…

Mais Juve, plus familiarisé avec la mort, se hâtait de couper court aux formules de condoléance :

— Voyons, Madame, demanda-t-il, tourné à nouveau vers la jeune femme, comment cela est-il arrivé ? Que savez-vous ?

— Mais je ne sais rien, hélas. Rien du tout. J’étais au château lorsqu’on est venu me prévenir qu’un garde avait trouvé mon pauvre Martial mort assassiné dans le parc. On me le rapportait, personne n’a pu me fournir la moindre explication.

— Il n’est pas possible, dit Juve, que l’on ne puisse se former la moindre idée relativement à la façon dont est mort votre frère. Ce corps défoncé, ces os rompus, que diable, cela signifie quelque chose ? Il n’est pas mort par accident, il est mort tué, et bien tué. Voyons, Madame, à quel endroit du parc l’a-t-on retrouvé ?

— C’était sur une colline de sable. Monsieur.

— Il n’y a aucun instrument capable d’avoir causé une semblable blessure ?

— Non, Monsieur.

— Vous n’avez rien appris qui puisse vous faire supposer que votre frère se soit livré à une imprudence quelconque ?

— Non, Monsieur. Martial, d’ailleurs, avait été arrêté à Biarritz et…

— Votre frère n’a pas été arrêté, Madame, il a été enlevé, enlevé je ne sais par qui… Vous n’avez à ce sujet aucune idée ?

— Je ne sais rien, Monsieur.

— Enfin votre frère n’était pas aux mains de la police. Il se trouvait à Biarritz, dites-vous ? Non évidemment. Vous voyez bien que la preuve contraire est faite, puisque son cadavre est retrouvé dans votre parc.

Delphine Fargeaux regarda avec des yeux si stupéfaits le policier, que Juve, vraiment, ne pouvait garder à l’endroit de la jeune femme aucun soupçon, aucune idée préconçue.

Delphine Fargeaux ne mentait certainement pas lorsqu’elle affirmait tout ignorer de la mort du spahi.

Juve, pour être plus à l’aise et mieux questionner Delphine Fargeaux, demanda à passer au salon.

À peine le procureur et lui se trouvaient-ils dans la grande pièce d’aspect un peu froid, d’ordonnance cérémonieuse, que Juve, à brûle-pourpoint, attaqua :

— Dites-moi, Madame, interrogea-t-il, quand nous sommes arrivés, vous avez dit : « C’est Timoléon qui a tué mon frère ». Pourquoi avez-vous dit cela ?

Le policier espérait à coup sûr troubler quelque peu son interlocutrice. Il n’en était rien toutefois : Delphine répondait avec une vivacité qui prouvait qu’elle ne préparait nullement sa phrase :

— J’ai dit cela. Monsieur, parce que je crois mon mari capable de tout et parce qu’il haïssait mon frère. Mais c’est fou, je le reconnais. D’ailleurs Timoléon n’est pas ici. Par conséquent…

— Où est M. Fargeaux ?

— À Biarritz.

— Que fait-il donc ?

— Il est parti précipitamment pour se rendre à l’ Impérial Hôteloù depuis des temps indéfinis, il a une chambre au mois pour les besoins de son négoce, et où, je crois, il avait, dans le coffre-fort de l’administration, des valeurs importantes. Le vol a bouleversé mon mari, il est parti d’urgence.

— Vous ne l’avez pas vu lors de ce départ ?

— Non Monsieur. Il partait à Biarritz au moment même où je revenais ici.

Juve toussait, s’efforçait de saisir le regard du procureur de la République, mais Anselme Roche, de plus en plus ému, de plus en plus bouleversé, considérait avec une attention soutenue un tableau pendu à la muraille.