Mais son compagnon :

— Imbécile, s’il était plus près de nous, on verrait son feu tournant.

Juve, en s’agrippant à droite et à gauche, était parvenu jusqu’à l’ouverture qui donnait dans l’intérieur de la cale avant.

Malgré ses préoccupations, malgré l’émotion intense qu’il éprouvait, il demeurait penché sur cette ouverture, tant il était stupéfait, intrigué par les choses qu’il découvrait à l’intérieur de cette cale. Elle était illuminée par de nombreux falots, il y avait là une demi-douzaine d’hommes qui, indifférents en apparence à la tempête qui les secouait, se livraient à une besogne étrange : ils remuaient de gros boulets de fonte, les transportaient vers un endroit ignoré de Juve. Toutefois, c’étaient des boulets spéciaux, ils étaient fendus en deux, et s’ouvrant à l’intérieur ils étaient creux, et cependant que les uns transportaient ces boulets, les autres les remplissaient, littéralement les bourraient d’objets que Juve ne tardait pas à identifier : des rouleaux de dentelles.

Juve était tellement intéressé que, penché sur l’ouverture pour regarder ce qui se passait dans la cale, il n’entendit pas Fantômas venir. Celui-ci, toutefois, hésitait à s’approcher de Juve.

Certes, à ce moment, il semblait que si Fantômas eût voulu, il n’avait qu’un pas de plus à faire, et, qu’en toute sécurité, il pouvait frapper le dos de Juve d’un coup de poignard ou le transpercer d’une balle. Fantômas frappant par derrière, n’était-ce pas là une attitude naturelle du bandit ?

Eh bien, ce geste, Fantômas ne le fit pas. Car Juve exerçait sur lui un tel ascendant, que Fantômas avait peur, oui peur, d’attaquer le policier.

Il s’écarta, vint se mettre en face de lui, de l’autre côté de l’orifice qui faisait communiquer la cale avec le pont. Puis, de sa voix gouailleuse comme toujours, Fantômas interrogea :

— Cela vous intéresse, Juve ?

Le policier se redressa, vit le bandit en face de lui. Il ne répondit pas. Fantômas continua :

— Je veux bien vous l’avouer, fit-il désormais, qu’est-ce que je risque ? Et je vais vous apprendre un bon tour de ma façon. Tel que vous me voyez, Juve, je fais de la contrebande, mais non point à la manière de ces pauvres hères qui se donnent un mal inouï pour passer des marchandises à travers la montagne, sur le dos de mules, qui fuient à l’approche des douaniers. Non, je fais mieux que cela, il n’est pas de frontières pour Fantômas. Et c’est à coups de canon que je transporte ma marchandise, d’un pays à l’autre.

— À coups de canon ?

— Oui, fit Fantômas, j’ai pour habitude depuis déjà pas mal de temps d’envoyer par la voie des airs et l’intermédiaire d’un canon, des boulets chargés de dentelle espagnole, sur le sol de France. Notre tir, poursuivit-il, est admirablement réglé. Nous pointons du large, où nous nous trouvons en ce moment, sur une colline de sable qui constitue pour nous un but idéal. Mais, au fait, Juve, vous la connaissez mieux que personne, cette colline de sable ? À sa base, s’élève le pavillon de chasse qui dépend du château de Garros. Si vous aviez pris la peine de fouiller le sol de cette colline, vous auriez constaté qu’il était miné par nos boulets.

— Des boulets, dit Juve, dont les idées désormais commençaient à s’éclaircir.

Il entrevoyait confusément encore, mais d’une façon certaine, la clef du mystère qui l’avait si longtemps intrigué. Et il comprenait presque maintenant la plaisanterie de Fantômas lorsque celui-ci avait voulu faire remettre à l’infortuné Timoléon Fargeaux un éclat d’obus en échange de vingt-cinq mille francs.

Fantômas, d’ailleurs, précisa à l’intention de Juve :

— Nous avions choisi cette colline au sol meuble et aux environs déserts pour éviter les accidents. Hélas, on ne fait pas toujours ce que l’on veut, et il est arrivé qu’un jour, un malheureux être, qui, d’ailleurs, le méritait, puisqu’il enfreignait mes ordres et trompait ma surveillance, a reçu un de ces boulets en pleine poitrine et en est mort. Vous savez qui je veux dire, Juve ? Il s’agit de Martial Altarès, le spahi.

— Misérable, hurla Juve, qui, désormais comprenait en effet, et qui sentait monter en lui une effroyable colère.

Désormais, incapable de se dominer, Juve, au risque d’être frappé d’une balle en plein cœur, se précipita sur Fantômas. Mais, à ce moment, une secousse effroyable fit trembler la navire. Un cri retentit :

— Nous touchons. Nous allons couler.

Juve et Fantômas, qui allaient se rejoindre, s’arrêtèrent, figés sur place. Un grand craquement venait de se produire. C’était le maître mât qui se brisait, et toute sa partie supérieure qui tombait avec fracas sur l’avant du bateau entre Juve et Fantômas. Seulement ce mât comportait quelque chose d’extraordinaire, c’est qu’il entraînait dans sa chute quelqu’un qui se trouvait accroché à son sommet. Juve et Fantômas poussèrent un hurlement. Ils reconnaissaient, dans l’être qui tombait ainsi du ciel, et qui n’était plus qu’une loque humaine, le procureur général de Bayonne, Anselme Roche.

Comment était-il là ? Juve et Fantômas auraient certainement compris s’ils avaient su où ils se trouvaient, s’ils avaient pu savoir qu’une seconde auparavant l’infortuné magistrat avait été arraché du haut de la galerie du phare de l’Adour dont les feux étaient éteints, par la pointe de ce mât qui l’avait entraîné ensuite dans sa chute.

Désormais ce fut un désordre indescriptible. Le navire faisait eau, les hommes, terrifiés, semblaient ne plus vouloir obéir aux ordres que le pilote, toujours cramponné à sa dunette, leur communiquait par le porte-voix. Puis une lueur soudaine s’alluma dans les flancs du bateau, l’incendie.

— Nous sommes foutus, hurla Fantômas.

À ce moment, une détonation terrible s’éleva. L’incendie qui venait de s’allumer dans l’entrepôt avait mis le feu à la cartouche du canon et celui-ci partait. Il était chargé, il était bourré d’un de ces gros boulets remplis de dentelle, qui devaient être envoyés, conformément aux habitudes prises par la bande de Fantômas, dans la pignada du château de Garros. Mais ce boulet à peine lancé vint heurter une masse de pierre et s’y enfonça avec un sinistre fracas, cependant qu’une grêle de moellons s’abattait en pluie sur le pont du navire. Que se passait-il donc ? Le tragique bateau, enfonçant dans l’obscurité, touchait-il aux portes de l’Enfer ? Fantômas ne s’occupait plus de Juve, Juve ne s’inquiétait plus de Fantômas.

En même temps qu’on était abasourdi par le tapage incompréhensible qui se produisait alentour, on entendait des voix humaines, des gémissements, des plaintes, des hurlements aussi. Fantômas commençait à perdre de sa belle assurance. D’une voix entrecoupée, il cria au pilote :

— Mais qu’arrive-t-il ?

— Parbleu, s’écria l’homme, nous avons donné en plein dans le phare, nous ne pouvions pas soupçonner qu’il était là. Voilà une heure que ses feux sont éteints.

Juve entendit ces paroles, il comprit.

C’était à la barre même de la rivière, qu’on se trouvait. On avait donné contre le rocher sur lequel s’élève le phare, et celui-ci s’écroulait, détruit par le boulet qui venait de le frapper à bout portant.

La tempête, cependant, redoublait d’intensité, il y eut encore des cris, une nouvelle grêle de pierres, qui s’abattit sur le navire, puis, soudain, l’eau bouillonna, remonta de l’intérieur des soutes dans les orifices des cales communiquant avec le pont. Des gerbes d’eau jaillirent, le navire s’inclina brusquement, la mer recouvrit le tout. Puis ce fut le silence, on n’entendit plus que le grondement du vent et les coups formidables que portait la mer aux rochers où s’élevait encore un instant auparavant le phare de l’Adour.

Celui-ci n’était plus que ruines et décombres, que balayaient sans cesse les flots impétueux.

On perçut encore des râles, des appels sinistres de mourants, les cris des noyés. Et alors ce fut à nouveau le silence absolu. Une heure, deux heures passèrent. La mer avait accompli son office, elle se calmait lentement. Peu à peu, à l’horizon, une ligne rouge s’esquissa dans le ciel précisant sa forme, s’affirmant. Le soleil se levait. Et alors, dans l’aube rougeoyante de ce matin tragique, on put voir ce qui se passait, ceux qui restaient accrochés à la roche à demi submergée, purent s’entrevoir, se reconnaître. Quatre cris s’échappèrent de poitrines harassées. Et ces quatre cris étaient à la fois des exclamations de joie, et des interjections de haine. Les quatre voix avaient crié :