Bouzille acheva de délier le magistrat, lui enlevait son bâillon.

— Et alors, demanda-t-il, d’un ton sympathique, ça va mieux, la petite santé ?

Anselme Roche, cependant, une fois affranchi de ses liens, se hâtait de respirer profondément, de se détendre les membres, en homme que l’immobilité a terriblement engourdi.

— Bouzille, déclarait le magistrat, vous venez de me rendre un service que je n’oublierai jamais et, ma foi…

— Ça vaut vingt ronds, dit Bouzille, la reconnaissance, moi je m’en fiche. J’aime mieux vingt sous, c’est beaucoup plus utile.

Anselme Roche, cependant, après avoir donné satisfaction à Bouzille, et généreusement lui avoir remis non pas vingt sous mais vingt francs, parut retrouver son sang-froid.

— Bouzille, appela-t-il, d’où venez-vous ? Savez-vous où est Juve ?

Bouzille se gratta le front :

— Ça, faisait-il, c’est pas des affaires à me demander. J’ai oublié d’où je viens, et je ne sais pas où je vais. C’est drôle tout de même, que les gens comme vous, ça passe toujours son temps à questionner. Je ne suis pas indiscret, moi, je vous trouve contre un arbre, je ne vous demande pas comment que vous y êtes ?

Bouzille parut vexé. Le magistrat éclata de rire :

— Ne vous fâchez donc pas, Bouzille, dit-il sur un ton conciliant, je n’ai nullement l’intention, en ce moment, de vous causer des ennuis, je voulais vous trouver une occasion de gagner de l’argent sans peine.

— Ouais, répondait Bouzille, ça, c’est bien parlé. Qu’est-ce que vous avez à me proposer ?

— Savez-vous si Juve est encore à Garros ?

— Peut-être bien.

Et, après cette réponse énigmatique, Bouzille accentua l’air idiot de sa physionomie, cligna des yeux, ajouta :

— Je sais aussi peut-être où se trouvent d’autres personnes ; par exemple, une dame, une dame qui… enfin, une dame que…

— De qui parlez-vous ? demandait-il, il n’y a pas de femme dans les affaires dont nous nous occupons, Juve et moi, et, par conséquent…

Bouzille éclata de rire.

— S’il n’y a pas de femme, dit-il, alors, je retire ce que j’allais dire. Moi, M’sieu le procureur, je m’imaginais qu’une certaine M me Borel…

— Bouzille, ordonnait-il, dites-moi tout de suite où est M me Borel ?

— Ça, expliqua Bouzille, c’est une revanche de la destinée, les femmes m’ont coûté assez d’argent, faut maintenant qu’elles m’en rapportent. Je vous le dirai, Monsieur le procureur, si vous me donnez encore vingt ronds. Vingt ronds, c’est mon tarif. Maintenant, si vous préférez vous soulager d’un autre louis, je n’y vois pas d’inconvénient.

Anselme Roche, sans calculer, vida le contenu de son porte-monnaie dans les mains du chemineau.

— Parlez donc, Bouzille, parlez, bon Dieu, c’est de la plus haute importance !

Or, en guise de réponse, Bouzille, tranquillement, s’assit sur la mousse.

— Dites donc, Monsieur le procureur, commençait le chemineau, vous savez qu’on ne paye pas les chaises ici. Et j’en ai des choses à vous dire.

— Vite, vite, parlez Bouzille.

— Eh bien, voilà, faut pas être pressé, faut laisser le temps à chaque chose d’arriver et de se produire, comme disait feu Napoléon. Monsieur le procureur, sur les mânes de Mahomet, voilà tout ce que je sais, je vous le jure : M me Borel, c’est comme qui dirait une parente ou une alliée à Fantômas. Et Fantômas, sûr comme je vous vois, qu’il manigance un trafic extraordinaire au phare de l’Adour. Ça ne m’étonnerait pas même que M me Borel y soit.

— J’irai au phare de l’Adour.

— Ah, mais non, justement faut pas que vous y alliez. Si je suis ici, c’est pour aller voir Juve et lui vendre mes renseignements. N’est-ce pas que ça serait pas honnête de ma part si j’indiquais à Juve où est M me Borel, et que vous vous y rendiez avant lui ?

Mais c’étaient là des arguments sans valeur et la décision du procureur était prise.

— Bouzille, commençait-il, vous allez immédiatement porter à Juve un mot que je vais écrire. Ah, au fait, je vous ai donné tout l’argent que j’avais sur moi. Il faut que je retourne prendre le chemin de fer, prêtez-moi vingt francs, Bouzille ?

Bouzille fit la grimace :

— J’aime pas beaucoup cela… commença le chemineau. Combien que vous me donnerez d’intérêt ?

— Je vous rendrai vingt-cinq francs.

— Vous êtes solvable au moins ?

— Je vais écrire à Juve qu’il vous les donne de ma part.

Bouzille hésita quelques instants :

— Eh bien, ça va, finit-il par dire. Tiens, au fait, c’est une idée que vous me donnez maintenant, je vais, me mettre banquier.

Bouzille, péniblement, car cela lui coûtait, remit au magistrat l’une des pièces d’or qu’il avait quelques minutes avant empochées avec quelle hâte ! Anselme Roche pendant ce temps, écrivait un mot, sur une feuille arrachée à son carnet.

— Portez cela, Bouzille, hâtez-vous. Juve doit être au château de Garros. En tout cas, il n’est certainement pas loin. Dites-lui que, moi, je pars immédiatement au phare.

Deux minutes plus tard, tandis qu’Anselme Roche se dirigeait vers la gare, Bouzille, souriant aux anges et faisant joyeusement tinter dans sa poche l’argent qu’il venait d’extorquer, se dirigeait vers le petit pavillon désert près duquel il avait tendu ses collets.

— Tout ça, pensait Bouzille, c’est pas des raisons pour que je ne dise pas un mot aux lapins, aux lièvres, ou aux faisans de l’endroit.

Or, Bouzille, en arrivant au pavillon, tout naturellement, allait se pencher au soupirail qui lui avait servi à faire évader jadis Martial Altarès.

Bouzille n’avait pas jeté un regard dans la cave, qu’il s’arrêtait muet de stupéfaction. Dans cette cave, il y avait deux personnes, deux prisonniers, qui n’était autres que Backefelder, enfermé là par Juve, et Delphine Fargeaux, incarcérée par Fantômas. Bouzille, qui ne pouvait se douter de ce qui s’était passé à Garros, se demanda, avec une terreur soudaine s’il n’était pas devenu fou. À peine, en effet, les deux prisonniers l’eurent-ils aperçu que d’un commun accord, ils le supplièrent de les remettre en liberté.

— Ah mais, ronchonna Bouzille, ça commence à devenir ennuyeux cette histoire-là. Maintenant, je passe mon temps à remettre des gens en liberté. D’abord, comment se fait-il que vous soyez là ?

Parlant en même temps, se bousculant presque, Backefelder et Delphine Fargeaux racontèrent leur histoire à Bouzille :

— Faites-moi sortir, disait l’Américain, Madame est charmante, mais j’aimerais bien me promener un peu à l’air libre.

— Sauvez-moi, hurlait Delphine Fargeaux, si Fantômas revient je suis sûre qu’il me tuera.

— Je ne comprends pas, dit Bouzille, toujours penché au soupirail, comment il se fait, si ce que vous me dites est vrai que Fantômas a enfermé M meFargeaux dans la cave où Juve avait enfermé un monsieur. Ça c’est des mensonges que vous me racontez ?

— Non, non répondit la jeune femme en sanglotant, croyez-nous, c’est bien la vérité. M. Backefelder s’est caché quand Fantômas est venu et Fantômas ne l’a point vu, voilà tout. Sauvez-nous, sauvez-nous, par pitié ! Nous avons de l’argent. Nous vous en donnerons.

Bouzille, déjà, revenait à de meilleurs sentiments.

— Vous avez de l’argent ? Hé hé, c’est intéressant. Dites voir, combien avez-vous ?

Delphine Fargeaux passa à Bouzille une petite bourse en or que le chemineau soupesa, avec une évidente satisfaction.

— Oh, oh, dit-il, il y a là-dedans trois louis. Bon, je ne suis pas plus mauvais qu’un autre. Même à l’occasion, je suis honnête. Je n’en prends qu’un ma petite dame, je vous rends les deux autres.

— Prenez tout, prenez tout, mais dépêchez-vous de nous faire sortir.

— Et votre compagnon ? votre amoureux ? Il m’a rien donné lui.

Backefelder n’avait sur lui que du papier-monnaie.

— Ah non, protesta Bouzille, ça j’en veux pas ! la Banque de France n’a pas confiance en moi, je ne vois pas pourquoi j’aurais confiance en elle. Voyons, vous avez bien vingt ronds ?