L’œil toujours collé à la longue-vue, Anselme Roche pourtant assistait à la fin de l’entretien qu’avait Juve avec l’individu vêtu de la blouse bleue.

Le magistrat ne comprenait rien du tout d’ailleurs à l’attitude du policier qui semblait plus curieux qu’irrité à l’endroit de son interlocuteur. Il comprenait moins encore ce que faisait ce dernier pour, de gros qu’il était, devenir subitement maigre. Il se croyait enfin le jouet d’un nouveau cauchemar, lorsqu’il voyait l’inconnu arracher sa perruque, sa moustache, dépouiller sa blouse et apparaître dans un veston de la meilleure coupe, avec un visage complètement glabre.

— Je deviens fou, cria M. Anselme Roche.

Le magistrat n’en dit pas plus long. Dans l’excès de son trouble, il avait complètement oublié la situation instable où il se trouvait et avait voulu lever les bras au ciel. Le mouvement était instinctif, mais il présentait un réel danger, et la suite des événements le lui prouva de façon péremptoire.

À peine le procureur de Bayonne avait-il en effet cessé de se cramponner pour exécuter un geste de lamentation, de désespoir, qu’il perdit l’équilibre, dégringola dans le vide, à grands fracas.

L’arbre sur lequel était juché le magistrat n’était heureusement pas bien haut. M. Anselme Roche commença par rebondir sur une branche voisine, se retint à un rameau qui céda sous son poids, puis enfin, alla choir, poussant des cris déchirants, au milieu d’un massif de ronces, où il s’écorcha et se piqua de la façon la plus désagréable.

Or, il était encore assis par terre, tout étourdi de sa chute et fort en peine de savoir comment il allait se dégager des ronces qui l’agrippaient de partout et le faisaient atrocement souffrir au moindre mouvement qu’il tentait, lorsqu’il entendait se précipiter vers lui quatre ou cinq personnes dont les voix lui étaient totalement inconnues. Anselme Roche, à ce moment ne conserva plus la moindre espérance.

— Je suis perdu, pensa le pauvre homme. À coup sûr voilà Fantômas et ses complices, je n’ai plus que quelques minutes à vivre.

Le magistrat se trompait. Les inconnus qui survenaient, – ils étaient au nombre de quatre – étaient descendus d’une automobile passant sur le chemin, et dont le moteur ronflait encore. Ils n’avaient nullement l’aspect de bandits et semblaient, au contraire, courtois, fort aimables.

— Miséricorde.

— Par la vierge del Pilar, vous n’êtes point blessé au moins, señor ?

Anselme Roche, ahuri, regarda un grand jeune homme qui, à l’un des bouts du massif de ronces dont il occupait le centre, l’interrogeait d’une voix pleine d’intérêt, mais aussi une évidente envie de rire :

— Je ne suis pas blessé, Monsieur, répondit le magistrat, du moins je ne crois pas, mais vous me voyez fort en peine et ne sachant comment me tirer de l’endroit où je me trouve. Je me pique aux moindres mouvements.

L’inconnu éclata de rire, ne pouvant évidemment plus résister au comique de la situation, il s’en excusa d’ailleurs de la meilleure grâce :

— Pardonnez-moi, Monsieur, faisait-il, j’ai eu grand-peur en vous voyant tomber, je suis heureux maintenant que vous en soyez quitte pour quelques écorchures. Voyons, tendez-moi la main, nous allons, mes amis et moi, écarter les ronces et vous tirer de là.

Derrière le grand jeune homme, vêtu d’un costume d’automobiliste fort élégant, deux autres jeunes gens avaient fait leur apparition, suivis eux-mêmes d’un monsieur d’un certain âge qui paraissait de méchante humeur.

Anselme Roche, pourtant, ne s’attardait pas à considérer ses sauveteurs improvisés. Il faisait ce qu’on lui avait dit. Il tendait la main et parvenait, grâce à l’aide qu’on lui prêtait, à se dégager tout à fait.

— Messieurs, commença le magistrat, permettez-moi de vous remercier infiniment de votre aide obligeante.

Et comme il était naturel, Anselme Roche, acheva :

— Vous me pardonnerez de me présenter moi-même, alors que je suis dans une tenue et dans un état plutôt bizarres, je me nomme Anselme Roche, je suis procureur de la République au Tribunal civil et correctionnel de Bayonne.

Or, le magistrat n’avait pas achevé de se nommer qu’il semblait qu’un revirement se faisait dans l’esprit de ses sauveteurs.

Le vieux monsieur qui, jusqu’alors, n’avait rien dit, s’approchait en effet du magistrat et l’interrogeait avec un fort accent espagnol d’une voix qui roulait les r.

— Señor, déclarait-il, je serais fort heureux de savoir pourquoi, si vous êtes procureur de la République à Bayonne, vous étiez grimpé dans cet arbre ?

La question était si naturelle qu’Anselme Roche ne crut pas pouvoir refuser d’y répondre :

— J’étais en train de me livrer à une enquête de police, affirmait-il. En passant, j’avais aperçu, de la route où stationne votre voiture, quelque chose qui brillait. Je suis monté dans cet arbre, j’y ai trouvé un fusil, une longue-vue, et en regardant dans cette longue-vue…

Anselme Roche n’acheva pas.

Alors qu’il contait exactement ce qu’il avait fait avec la plus entière bonne foi, le vieux monsieur avait brusquement sauté sur lui et l’avait bâillonné d’un foulard de soie qu’il sortait de sa poche.

— Aidez-moi, ordonna-t-il en même temps, tenez ce señor !

Le troisième jeune homme, cependant, avait lestement grimpé dans l’arbre d’où le magistrat venait de tomber. Lui aussi, collait son œil à la longue-vue et poussait un cri d’horreur en apercevant la chambre où gisait le cadavre du malheureux Timoléon Fargeaux.

— Santa Madonna ! s’écria le jeune Espagnol, cet homme ne ment pas, Señor Comte, il y a là un fusil qui vient de tirer et il a tué un pauvre homme dont j’aperçois le cadavre.

— Mais pas du tout, hurla Roche, parlant avec peine, car son bâillon le gênait fort, ce n’est pas moi qui ai tiré, je suis arrivé trop tard, je vous dis qu’au contraire je suis procureur de la République et que je faisais l’enquête, relativement à ce crime.

Hélas, Anselme Roche pouvait bien hurler tant qu’il voulait ce qui n’était pourtant que la vérité, on ne l’écoutait pas. Le jeune homme qui était monté dans l’arbre en était en effet lestement descendu et s’entretenait avec vivacité avec le vieux monsieur.

— Il faut le remettre aux alguazils ou aux gardes civils, faisait-il, c’est un assassin et notre devoir…

Le vieux monsieur n’était point de cet avis :

— Señor, répondait-il, vous oubliez que nous n’avons, nous-mêmes, aucun intérêt à fréquenter en ce moment les gens de police. C’est un meurtrier, je vous l’accorde, mais nous ne pouvons, même pour le faire punir, risquer d’attirer l’attention sur nous. Songez aux intérêts dont nous avons charge, songez à la passagère que nous devrons emmener ce soir, songez à celui qui l’attend.

Les arguments du vieux gentilhomme était évidemment péremptoires, car son jeune compagnon n’insistait pas outre mesure.

— Que faire en ce cas ? demandait-il.

— Simplement l’attacher à un arbre, près du fusil, la police le trouvera bien.

La proposition était raisonnable, on se mit en devoir de la réaliser immédiatement.

Et, tandis qu’Anselme Roche, de dessous son bâillon, hurlait désespéré :

— Mais vous êtes fous ! Je vous dis que je suis le procureur de la République de Bayonne. Je vous dis que ce n’est pas moi qui ai tiré ce coup de fusil. Relâchez-moi.

Ses sauveteurs, sans s’occuper de ses protestations, l’attachaient solidement au tronc d’un bouleau.

Même, le vieux gentilhomme, griffonnait hâtivement quelques mots sur une feuille de papier :

Gardes civils, écrivait-il, cet homme est un assassin, c’est l’auteur du meurtre qui vient d’être commis au château voisin.

Cela fait, la feuille de papier était épinglée au revers du veston du magistrat, puis les Espagnols s’éloignaient.

— Caramba, avait juré le vieux gentilhomme. Hâtons-nous, Señor nous n’avons déjà que trop perdu de temps.