— Écoutez !

— Qu’est-ce que c’est ? demanda M me Fargeaux inquiète.

Hélène eut un geste évasif.

Les deux femmes firent silence, les bruits pourtant se précisaient. On reconnaissait le roulement d’une automobile, puis, soudain, deux appels de corne retentirent, trouant la nuit de leur sonorité brève :

— On vient ici. Qui cela peut-il être ?

Cependant que Delphine Fargeaux posait cette question, Hélène, prudemment, était allée au commutateur, avait éteint l’électricité, puis, par la fenêtre ouverte, elle regarda au dehors.

C’était bien une voiture automobile qui arrivait. Elle s’arrêta sur la route, à quelque distance du château, non sans avoir au préalable, par un virage savant, fait volte-face, prête à repartir au premier signal.

Le mécanicien descendit de son siège et, respectueusement, vint ouvrir la portière.

Hélène et Delphine, malgré l’obscurité, purent voir trois personnages qui descendaient de la voiture, une grande et belle limousine. Toutefois, il leur était impossible de distinguer les traits des nouveaux arrivants.

Hélène, pourtant, identifiait en pensée ces voyageurs. Ils étaient trois. N’était-ce point Juve, de retour de Bayonne, ramenant avec lui le procureur, et le troisième personnage n’était-il pas Fandor ? Ah, si cela était… La fille de Fantômas, tout en appréhendant cette rencontre, éprouvait malgré elle une satisfaction immense à l’idée que sans doute elle allait se retrouver en présence de celui qu’elle aimait.

Le mécanicien restait près de la voiture. Les trois hommes s’approchaient de la propriété, ils s’arrêtaient sur le perron, semblant hésiter.

Delphine pensait comme Hélène :

— C’est assurément le procureur qui revient avec des gens de justice. Allons au devant d’eux.

Delphine précédait Hélène. Les deux femmes quittaient la chambre, descendaient précipitamment au rez-de-chaussée ; dans le vestibule, Delphine fit la lumière, cependant qu’Hélène poussait un cri.

Elle venait de voir les trois personnages qui, par la porte laissée ouverte, s’introduisaient dans le château.

Delphine Fargeaux les connaissait sans doute, car elle murmura :

— Les Espagnols.

Ce fut pour Hélène un trait de lumière et à ce moment, en effet, elle reconnut l’un des trois personnages, l’individu qui, quelques heures auparavant dans les rue de Bayonne, s’était approché d’elle, et lui avait fait une invitation galante. Que venaient faire ces gens au château de Garros ?

Cependant, l’Espagnol de Bayonne avait, lui aussi, reconnu la jeune fille ; il esquissa un salut en la regardant. Hélène, farouche, ne répondit point. L’Espagnol toutefois, s’avançait vers Delphine, s’inclina devant elle :

— Monsieur le marquis, fit la jeune femme, je ne m’attendais pas à vous voir.

L’Espagnol était, en effet, le marquis de Viva Corte, majordome de Son Altesse Royale, don Eugenio, infant d’Espagne.

— Madame, déclara le marquis, mes amis et moi, nous sommes venus pour remplir auprès de vous une mission douloureuse, mais dont nous nous acquittons volontiers avec la plus grande sincérité. Nous sommes chargés par Son Altesse Royale, de deux missions : la première, dont je m’acquitte immédiatement, et qui consiste à vous transmettre les respectueuses condoléances de don Eugenio pour le malheur qui vous frappe.

— Son Altesse, murmura Delphine Fargeaux, en esquissant un sourire, est vraiment trop aimable, je serai fort heureuse, lorsque j’aurai l’occasion, de lui dire moi-même toute la reconnaissance que j’éprouve pour l’aimable démarche que Son Altesse veut bien faire auprès de moi. Elle est si bonne, Son Altesse Royale, poursuivait-elle, que je ne puis songer à sa haute et généreuse personnalité sans la plus vive émotion.

Le marquis s’inclina jusqu’à terre, puis solennellement il déclarait :

— Son Altesse Royale est d’ailleurs très malheureuse en ce moment.

— Vraiment ? fit Delphine, et pourquoi ?

— Oui, continua le marquis, Son Altesse souffre beaucoup, car elle, est amoureuse, comme jamais, dans sa carrière d’amant, don Eugenio ne le fut jusqu’à ce jour.

À ces paroles, le visage de Delphine Fargeaux s’épanouit :

— Vraiment ? dit-elle.

— Son Altesse Royale ne peut lutter contre ce sentiment, et la personne qu’il aime sera, avec don Eugenio, la plus heureuse des femmes. Qu’elle se laisse diriger, conduire, et c’est tout droit au paradis que nous la mènerons, car telle est, en effet, la seconde partie de notre mission, elle consiste à amener à don Eugenio l’objet de son amour.

Delphine Fargeaux fit mine d’hésiter un instant, puis rougissant jusqu’à la racine des cheveux, elle murmura, d’une voix sûre :

— Eh bien, Messieurs, je suis prête, jamais je n’aurai trop de reconnaissance pour les bontés de Son Altesse, je vous suivrai jusqu’à elle.

Le marquis réprima un sourire, parut interloqué :

— Mais, pardon, et en se décidant à regarder enfin M me Fargeaux, mais ce n’est pas à vous, Madame, que je m’adresse en ce moment.

— Comment ? il ne s’agit pas de moi ? Mais de qui donc, alors ?

Le marquis s’inclina plus profondément encore. D’un geste qui ne pouvait permettre aucun doute, il désigna Hélène.

— Il s’agit, fit-il, de Madame, ou de Mademoiselle.

Hélène sursauta :

— Que signifie, Monsieur ? s’écria-t-elle, la voix vibrante de colère, est-ce une plaisanterie ?

— Je ne plaisante jamais, Madame, lorsqu’il s’agit d’affaires aussi sérieuses que les amours de Son Altesse Royale. Je suis chargé de vous amener auprès d’elle.

— Mais, interrompit Delphine Fargeaux, il y a certainement erreur, c’est moi, moi Delphine Fargeaux qu’aime Son Altesse Royale. Voyons, Monsieur le marquis, vous vous souvenez bien de ce qui s’est passé il y a huit jours à peine.

Le majordome de l’infant d’Espagne s’inclina de plus en plus, multipliant les obséquieuses salutations :

— Depuis huit jours les sentiments de don Eugenio se sont modifiés, et ce n’est plus de vous. Madame, qu’il est épris, mais de votre compagne. Je ne me trompe pas, fit-il, en regardant à nouveau Hélène, c’est bien Madame dont il s’agit que j’ai eu l’honneur de rencontrer cet après-midi à Bayonne, j’ai eu l’honneur de la suivre jusqu’ici, j’aurai l’honneur de la ramener avec moi.

Cependant que M me Fargeaux jetait un regard de haine et de colère à Hélène, celle-ci protestait :

— Jamais de la vie, Monsieur, vous jouez là une comédie indigne, vous remplissez un rôle abject, je ne veux pas en entendre plus, sortez.

Cependant le majordome avait fait un signe, et en l’espace d’une seconde les deux Espagnols qui se tenaient derrière lui s’étaient précipités sur Hélène, s’emparèrent d’elle.

En vain la fille de Fantômas essaya-t-elle de lutter. Toute résistance était impossible. Étouffant de colère, elle hurlait :

— Mais c’est odieux, abominable, lâchez-moi immédiatement, je ne veux pas, je ne veux pas.

Delphine Fargeaux joignait ses protestations à celles de la fille de Fantômas :

— C’est indigne, criait-elle, c’est de moi que don Eugenio est amoureux, et c’est elle que vous emmenez.

Le majordome hochait la tête :

— Je sais ce que je fais, Madame.

Furieuse, Delphine courait à leur poursuite :

— Je vous dénoncerai, hurla-t-elle, je lancerai la police à vos trousses.

Les ravisseurs d’Hélène, emmenant la captive, la firent monter de force dans l’automobile, celle-ci démarra sous les yeux stupéfiés de Delphine Fargeaux à qui le marquis de Viva Corte jeta comme adieu :

— Nous n’avons rien à craindre, Madame. Dans deux heures nous aurons passé la frontière.

Et il se pencha sur Hélène, à demi-morte, paralysée d’émotion, suffoquant de colère :

— Ne prenez donc pas les choses au tragique, Madame, vous verrez que c’est pour votre bien, Son Altesse est si charmante, je gage que d’ici quarante-huit heures c’est vous qui me remercierez.