— Monsieur, répondit Juve, je vous crois, mais il y a quelque chose que vous ne m’expliquez pas. Qu’êtes-vous venu faire ici ?

— Attendez, répondait flegmatiquement Backefelder… Il faut me laisser le temps de vous expliquer. Mes conventions faites avec Fantômas, j’ai déjà assisté à pas mal de choses intéressantes. Hier, j’étais avec lui et il m’a dit : « Voulez-vous voir une aventure curieuse ? Allez donc au château de Garros, faites asseoir Timoléon Fargeaux à trois heures vingt-sept exactement devant la fenêtre de sa chambre, je vous garantis que vous verrez alors, et dans ces conditions, une aventure stupéfiante. » Monsieur Juve, je suis venu, je peux dire que j’ai vu, mais je ne vous cache pas que je suis peu satisfait. En fait, Fantômas m’a amené à causer la mort de ce pauvre Monsieur. Je n’y suis pour rien, car je ne savais pas. Mais cependant, c’est fort désobligeant.

Backefelder se leva pour secouer sur le marbre de la cheminée la cendre de sa cigarette, il revint s’asseoir devant Juve, et toujours tranquillement, interrogea :

— Enfin, ce qui est, est et nous n’y pouvons rien. Qu’allez-vous faire. Monsieur Juve ?

— D’abord, je vais vous arrêter, parce que c’est mon devoir. Je vais vous enfermer ici, dans une cave, où je verrai à venir vous chercher un peu plus tard. Ensuite, je vais tâcher de découvrir d’où vous venez, ce qui me dira où est Fantômas.

— Oh, déclara l’Américain, ce n’est pas la peine que vous vous donniez beaucoup de mal, Monsieur Juve. Je n’ai même pas juré à Fantômas de ne pas parler. Je l’ai, au contraire, prévenu que, pour n’être pas considéré comme un complice, dès que je tomberais entre vos mains je m’empresserais de vous raconter tout ce que je sais sur son compte. J’ajoute que, si je reste avec vous, dès que je tomberai entre les mains de Fantômas, je lui rapporterai tout ce que vous aurez dit d’intéressant.

— Monsieur Backefelder, vous mériteriez d’être guillotiné pour inconscience. Mais chaque chose en son temps. Dites-moi où est Fantômas.

— Fantômas, il est en ce moment sur un petit bateau qui est ancré dans le port de Biarritz. Vous n’avez qu’à y aller, vous le trouverez certainement à bord, c’est là qu’il habite, et il s’y croit en sûreté, car personne n’a soupçonné la chose.

— Ah, et pourquoi Fantômas s’est-il réfugié sur un bateau ?

— Il ne me l’a pas dit.

— Fantômas, c’est vrai, n’est pas causant.

22 – ŒIL-DE-BŒUF ET BEC-DE-GAZ

Hélène verrait-elle jamais s’ouvrir devant elle une ère de tranquillité dans son existence aventureuse ?

Il était permis à la jeune fille d’en douter, si toutefois cette pensée lui venait à l’esprit, car, les jours, les mois, les heures même, se succédaient, et la fille de Fantômas voyait toujours se dérouler autour d’elle les aventures les plus tragiques et les plus rares.

À présent, elle attendait chez celle qui avait été son ennemie, Delphine Fargeaux. Là, elle avait été surprise par l’assassinat du spahi. Et, au risque de se rendre suspecte, elle avait brusquement quitté Delphine Fargeaux.

— Elle va croire, s’était dit Hélène, puisque mon départ coïncide avec le meurtre de son frère, que j’y suis pour quelque chose.

Aussi, venue se cacher à Bayonne, évitait-elle autant que possible de se montrer dans la ville et de sortir de la petite chambre qu’elle avait louée meublée dans une pension bourgeoise, sous un nom d’emprunt, bien entendu.

Il ne semblait pas, cependant, que l’on voulût l’inquiéter. Mais au fur et à mesure que les heures passaient, les préoccupations et la perplexité d’Hélène augmentaient. Elle savait Juve dans la région. Puisque l’inspecteur de la Sûreté était là, Fandor ne devait pas être loin.

Hélène, ce soir-là, voyant venir le crépuscule, avait décidé de sortir de sa retraite, et d’aller prendre un peu l’air dans Bayonne. La jeune fille, très modestement vêtue, suivait donc, vers sept heures du soir, le trottoir d’une rue déserte qu’elle arpentait à allure moyenne, lorsqu’elle entendit derrière elle un bruit de pas précipités.

— Madame… Madame, je vous en prie, écoutez-moi.

Hélène se retourna, elle était en présence d’un homme d’une cinquantaine d’années aux cheveux grisonnants, à la moustache très noire, au teint basané. C’était assurément un homme du monde, fort élégamment vêtu, il s’exprimait en termes courtois, avec un léger accent espagnol.

— Merci, Madame, fit-il, de vous être arrêtée, je suis bien audacieux de vous adresser ainsi la parole mais il me semble que nous nous connaissons. J’ai déjà eu l’honneur, j’en jurerais, de vous être présenté cet hiver, à Biarritz.

— Vous faites certainement erreur, Monsieur, je n’étais pas à Biarritz cet hiver. D’ailleurs, je n’y connais personne.

— Si ce n’est pas à Biarritz c’est ailleurs, Madame. Vous avez une délicieuse tournure, que l’on n’oublie pas lorsqu’il a été donné de la contempler une seule fois.

— Monsieur…

— Et d’ailleurs, tout cela importe peu. Si vous m’en croyez, Madame, vous m’autoriserez à vous accompagner, Bayonne n’est pas une ville bien agréable et je serais infiniment heureux si, vous consentiez à venir avec moi passer la soirée à Biarritz. Nous n’en sommes pas loin et j’aperçois un taxi-auto qui, très certainement, se ferait un plaisir de nous y conduire.

— Vous faites erreur, Monsieur, mais là, complètement.

— J’aurais été si heureux de vous inviter à dîner, de vous…

Brusquement, il tourna les talons, marmottant encore quelques vagues excuses. Hélène ne le suivait point des yeux, son attention, soudain, était attirée d’un autre côté. Et c’est ainsi qu’elle ne remarquait point l’attitude de l’Espagnol, dont le visage attristé un instant, redevenait tout joyeux, et qui murmurait en se frottant les mains :

— C’est bien elle, Son Altesse Royale ne va pas tarder à être satisfaite.

Hélène, cependant, regardait avec stupéfaction le nouveau personnage qui venait d’apparaître au carrefour d’une rue et qui s’avançait, dans sa direction. Il était bien loin de ressembler à l’Espagnol élégant, avec lequel elle s’entretenait quelques secondes auparavant. Tout au contraire, c’était un individu minable, de tournure équivoque et qui paraissait dépaysé dans la petite ville paisible et bourgeoise.

L’homme s’écriait :

— Ah, voilà qui n’est pas ordinaire. Et on a raison de dire qu’il y a que la Butte Montmartre et la Montagne Sainte-Geneviève pour ne jamais se rencontrer quand la terre tourne. Si jamais j’aurais cru que je te rencontrerais ici, la Guêpe. Quand même, ça fait plaisir de se revoir.

— Tout arrive, Bec-de-Gaz, et, comme tu dis, ça fait plaisir.

Hélène abandonna sa petite main délicate à la grosse poigne de l’apache qui n’en finissait plus d’exprimer sa surprise et sa satisfaction :

— Non, mais vrai, poursuivit-il, ce que je suis épaté, c’est rien de le dire. Et Œil-de-Bœuf, qu’est-ce qu’il va dire tout à l’heure, quand il va savoir que la Guêpe est ici ? Alors, s’écria Bec-de-Gaz, dont le visage exprimait un extrême contentement, c’est à cause de moi que tu as balancé tout à l’heure le rastaquouère bien nippé qui te faisait du boniment ?

— Je n’aime pas parler aux gens que je ne connais pas et l’attitude de ce monsieur me déplaisait.

— Écoute bien, la Guêpe, ce que je vais te dire : chaque fois que tu seras barbée par un type à la manque, t’as pas deux choses à faire, mais une seule : siffle dans tes doigts comme çà, et cinq minutes après, tu verras rappliquer les aminches, on sera toujours là pour te défendre.

Hélène éclata de rire à l’idée qu’elle pourrait, comme le disait Bec-de-Gaz, s’enfoncer quatre doigts dans la bouche, pour pousser un coup de sifflet.

Mais Bec-de-Gaz, passant à un autre ordre d’idées, rappela la présence d’Œil-de-Bœuf à la jeune fille.

— Allons le voir, il va être heureux comme tout de te rencontrer.