Décidément, la Recuerda remplissait à merveille son rôle, seule femme au milieu de tous ces hommes, elle savait faire la conquête de tous, sans cependant cesser de s’occuper plus particulièrement de Domenico, ainsi que le lui avait recommandé le généreux señor.

Celui-ci cependant avait disparu depuis longtemps et, avec lui s’étaient éclipsés Bébé et le Bedeau. Les trois complices, évidemment, avaient à faire, puisqu’ils s’étaient résignés à laisser Domenico sous la seule garde de cette jeune Espagnole.

À l’aube, cependant, la fête diminuait d’intensité, on était quelque peu essoufflé. Beaucoup dormaient sur les tables, plus encore étaient allongés dessous. Domenico s’arracha à son assoupissement. Cette fois, rien ne pouvait le retenir, il poussait des cris sauvages, il voulait à toute force aller au phare rejoindre son poste, il se désespérait à l’idée que son collègue était parti depuis la veille et que le phare, toute la nuît, était resté sans gardien.

Il se précipita sur le seuil de la maison et, se haussant sur une borne, il parvient à voir à l’horizon la mer qui se profilait au lointain.

Mais soudain, Domenico poussa un cri de joie délirante :

— Ils avaient raison, hurla-t-il, et c’est moi qui me trompais, Matteo, mon collègue, est bien resté au phare et me remplace réellement puisque je vois les feux qui tournent autour de leurs fenêtres.

Et, en effet, des grands faisceaux lumineux, des pinceaux de lumière pale passaient régulièrement au-dessus de la tête de Domenico qui, désormais rassuré, rentrait dans l’auberge.

— Encore à boire, criait-il d’une voix que l’ivresse rendait pâteuse.

Puis il appela la Recuerda :

— Viens ici, la belle, t’asseoir sur mes genoux.

Mais l’Espagnole éclata de rire, fit un pied de nez à l’ivrogne ;

— Tu plaisantes, cria-t-elle, Domenico, j’ai dansé devant toi, tout à l’heure, parce que l’on m’avait payée pour cela, mais ma mission est terminée et je ne m’assois pas sur les genoux de ceux que je n’aime pas. Adieu, ganache.

La Recuerda se sauva.

Abasourdi, Domenico demeurait dans l’auberge, désormais vide et silencieuse.

Domenico s’étendit sur le sol, commença à dormir. Était-il seul ?

Non.

Au moment où les premiers ronflements du gardien du phare assuraient qu’il avait perdu conscience de ce qui se passait autour de lui, un des hommes étendus sur les banquettes se releva doucement. Il vint considérer de près Domenico, puis gagna la porte, cependant qu’il grommelait tout bas :

— Que signifie toute cette histoire ? Pourquoi Fantômas paye-t-il maintenant des danseuses pour empêcher des fonctionnaires de l’État de rejoindre leur poste et pourquoi a-t-il fait conduire par Bébé, lady Beltham au phare qui commande l’entrée de l’Adour ?

L’homme qui se posait cette question était un chemineau à la barbe rousse, toute embroussaillée : c’était Bouzille.

21 – L’AMATEUR

— Venez, nous avons à causer.

Dans le poste de police de Biarritz, Juve avait pris par le bras Timoléon Fargeaux qui n’avait nullement pensé à résister, tant il était surpris, atterré aussi, par la nouvelle que le policier venait de lui communiquer.

Que Martial Altarès fût mort, certes, ce n’était pas pour le mari de Delphine Fargeaux un chagrin bien cuisant. Il n’adorait pas son beau-frère, tout au contraire, et son décès n’était pour lui qu’un événement à peu près insignifiant. Mais ce qui terrifiait Timoléon Fargeaux, c’est que le jeune spahi eût été assassiné et assassiné à l’aide d’un boulet de canon, dont précisément on venait de lui rendre un morceau.

Les aventures se succédaient pour le gros homme avec une telle rapidité, que, n’ayant point l’esprit très délié, il s’y perdait. Tout s’embrouillait dans sa pensée, tout se confondait. Il avait encore le sentiment très net de la peur, mais sa peur devenait instinctive et il eût été incapable de préciser s’il avait peur pour lui ou s’il avait seulement peur de ce qui était déjà arrivé. Juve, de son côté, n’était pas moins troublé.

Au sortir de l’égout, le policier s’était précipité au poste avec la pensée bien nette de faire arrêter Timoléon Fargeaux, qui devait être coupable. Or, au poste, Timoléon y était mais bien volontairement, pour porter plainte, tout comme eût fait le plus honnête homme.

— Pourtant, songeait Juve, tandis qu’il entraînait le négociant, je ne puis pas m’y tromper, que diable. Il y a dans tout cela des coïncidences qui deviennent des charges terribles. Cet homme doit savoir comment est mort son beau-frère.

Juve, déjà, ne pensait plus : cet homme doit avoir fait tuer son beau-frère.

Le policier qui, par l’exhibition de sa carte d’inspecteur de la Sûreté, avait suffisamment stupéfié les gardiens de l’ordre de Biarritz pour que ceux-ci, dans leur propre poste, n’aient élevé aucune protestation au moment où Juve arrêtait en quelque sorte un plaignant, se hâtaient d’appeler une voiture et d’y faire monter Timoléon Fargeaux.

— Conduisez-nous à la gare, ordonna Juve au cocher.

Le policier se jeta à l’intérieur du coupé, il ne souffla mot jusqu’à la gare. Il prit deux billets à destination du château de Garros. Le hasard favorisait Juve. Dans le train où il montait quelques instants plus tard en compagnie de son prisonnier, le policier découvrit un compartiment vide. Il s’y installa, naturellement, avec Timoléon Fargeaux, et tout de suite, Juve commença à « cuisiner » le gros homme :

— Monsieur Fargeaux, il est inutile de vouloir ruser plus longtemps avec moi. Que savez-vous de la mort de votre beau-frère ?

— Mais je n’en sais absolument rien. Vous venez de me l’apprendre.

— Alors, pourquoi avez-vous payé vingt-cinq mille francs l’éclat d’obus que vous tenez encore ?

— Mais ce n’est pas cela que j’ai payé vingt-cinq mille francs. On devait me rendre les papiers volés, à l’ Impérial Hôtel.

— Allons donc ! S’il s’était agi des papiers volés, vous auriez prévenu la police, qui eût sans doute fait arrêter le maître chanteur.

— Ou qui l’aurait manqué. Non, j’aimais mieux payer et rentrer en possession de mes documents. En tout cas, je vous assure, Monsieur, que je ne m’attendais nullement à ce que l’on me remît un éclat d’obus.

Tout cela était si parfaitement vraisemblable que Juve était presque tenté de le tenir pour vrai.

Il était parfaitement possible, en effet, que Timoléon Fargeaux fût venu au rendez-vous qu’on lui avait donné par lettre, dans l’espoir de rentrer en possession de ses documents disparus.

Rien n’empêchait que le maître chanteur, l’homme qui s’était enfui devant Juve, eût, au contraire, dans le but d’égarer les soupçons de la police, remis au malheureux négociant, non pas ses papiers, mais l’éclat d’obus dont Juve s’était emparé et qu’il avait, en ses lieu et place, offert à Timoléon Fargeaux…

Mais, si cette explication était plausible, elle était étrange, et Juve, depuis longtemps, tenait pour certain qu’il importait de se méfier toujours, en tout cas, des explications présentant une apparence de vraisemblance, mais des détails extraordinaires.

Après quelques instants de réflexion, le policier, qui venait d’avoir une de ces petites quintes de toux qui trahissaient chez lui de profondes perplexités, rompit à nouveau le silence :

— Monsieur Fargeaux, commençait Juve, je ne vous crois pas. Je ne vous crois pas du tout, et même… je suis persuadé que vous êtes pour quelque chose dans la mort de votre beau-frère. Et, par conséquent.

— Vous n’allez pourtant pas m’arrêter, j’espère bien ?

— Hum, répondit Juve, je ne vais pas vous arrêter. Mais je vais faire mieux, Monsieur Fargeaux, je vous ramène à Garros, chez vous, nous y serons dans quelques instants, vous vous y installerez tranquillement et moi, je m’y installerai avec vous. Dame je ne vous dis pas que je vous arrête, mais pourtant, je vous préviens que s’il vous prenait fantaisie de vouloir vous en aller sans me prévenir, j’ai dans ma poche un excellent petit revolver qui se chargerait de vous immobiliser.