— Patron, fit-il, si je vous ai dérangé, c’est que j’ai cru bien faire. Et voilà pourquoi : au retour de là-bas, je m’amène, comme de juste, dans la tôle de José Farina, histoire de prendre un verre pour me réchauffer l’intérieur. Je rapplique dans un groupe d’aminches, de matelots, des types du port, quoi, et parmi ceux-ci, je trouve qui ? je vous le demande ?

— Imbécile, c’est à toi de le dire.

— Eh bien, je trouve Domenico, le gardien du phare, le deuxième gardien, celui dont la semaine commence précisément ce soir, à minuit.

— Alors ? fit Fantômas.

— Alors, j’entends le type qui dégoisait aux copains : « C’est pas tout ça, mes amis, mais l’heure est l’heure et le service est le service, je dois être avant minuit à mon poste et quoi qu’il arrive, j’y serai, n’essayez pas de me retenir, il n’y a rien à faire. »

— Domenico a dit cela ?

— Oui, fit Bébé, et c’est pour cela qu’en l’entendant faire cette déclaration de principe, je me suis esbigné de la grande salle et j’suis venu frapper à la lourde de ta carrée pour te prévenir du macaroni.

— Cet imbécile de Domenico, quel âne bâté, quelle buse.

L’attitude du gardien du phare, que venait de lui rapporter Bébé, menaçait en effet de contrecarrer tous les projets du sinistre bandit. Depuis quatre jours, Fantômas et ses hommes s’occupaient à cuisiner ce gardien de phare, afin d’obtenir de lui qu’il n’allât pas rejoindre son poste ce soir-là.

Fantômas, en effet, avait persuadé Domenico que son collègue désirait rester une semaine de plus et que Domenico le remplacerait ensuite pendant quinze jours consécutifs. Fantômas s’était ingénié à trouver à cela des explications vraisemblables, et pensait avoir persuadé Domenico de ne point partir pour le phare qui commandait l’embouchure de l’Adour.

Domenico semblait avoir parfaitement compris que son compagnon allait rester quinze jours au lieu de huit et puis voilà que, brusquement, il changeait d’avis, qu’il prétendait se rendre au phare. Or, cela, Fantômas ne le voulait à aucun prix, il avait ses raisons évidemment pour que le phare demeurât sans gardien pendant un temps déterminé.

La résolution de Fantômas fut rapidement prise :

— Le Bedeau, Bébé, ordonna-t-il, vous allez rentrer dans la salle commune, chacun par une porte pour n’avoir point l’air de vous être précédemment concertés. Moi-même, je reviendrai vous rejoindre, je vous ouvre un crédit illimité, il faut à toute force retenir Domenico et cela par tous les moyens. Quels sont ses goûts ? quels sont ses vices ?

Les deux hommes répondirent en même temps :

— La femme, déclara Bébé en clignant de l’œil…

— Le vin, poursuivait le Bedeau en hochant la tête.

Une demi-heure après, Fantômas trinquait avec Domenico. Le sinistre bandit avait prié José Farina de lui apporter son meilleur Xérès et l’aubergiste ne s’était pas fait faute d’aller choisir aux fins fonds de la cave les bouteilles qui coûtaient le plus cher.

À cette première bouteille en avait succédé une autre et Fantômas, généreux ce soir-là, commandait toujours du meilleur.

Domenico buvait, s’enivrait toujours plus. Mais l’honnête gardien de phare ne démordait point pour cela de son idée. Il lui restait une demi-heure, au bout de laquelle il partirait, rejoindrait son poste.

En vain le Bedeau, Bébé et même Fantômas s’évertuaient-ils à lui persuader que son collègue désirait prendre encore cette semaine de garde, en vain rappelaient-ils à Domenico que quelques heures auparavant encore, il était d’accord sur ce point, Domenico ne se souvenait plus de rien et voulait à toute force partir à l’heure dite pour aller au phare. Le moyen de l’en empêcher ? On ne pouvait matériellement pas lui interdire de gagner son poste. Fantômas et ses complices savaient que s’ils avaient voulu s’emparer de Domenico, il y avait dans la salle des buveurs, appartenant à la marine, au service du port, qui auraient protesté, qui auraient prêté main-forte à Domenico. Rien à faire non plus contre lui dans la rue, l’auberge de José Farina était à trois pas de l’embarcadère où Domenico devait trouver des hommes pour le conduire en barque jusqu’au phare. Il ne restait donc qu’un seul moyen : c’était de faire boire Domenico, jusqu’à ce qu’il fût ivre, complètement ivre, incapable de penser et encore moins d’agir. On buvait donc et furieusement.

Soudain, la porte du cabaret s’ouvrit, livrant passage à une personne dont l’arrivée déterminait un long murmure d’admiration :

C’était une superbe fille, une Espagnole assurément, qui portait une sorte de costume national tenant à la fois du navarrais et du castillan. Elle était toute jeune, très brune, elle portait au bras un grand panier de fleurs et tenait entre les dents, par la tige, une grosse rose rouge, aux pétales veloutés. Elle s’approcha des buveurs :

Instinctivement, elle était allée droit à Fantômas et, avec un gracieux sourire, lui demandait :

— Des fleurs, pour votre bonne amie.

— Hélas, grommela le bandit, je n’en ai point.

— Cela viendra, fit la bouquetière en clignant de l’œil.

Elle avait un regard hardi, narquois, presque téméraire, qui plaisait au bandit.

— Cela viendra, surtout, poursuivit-il galamment, si je rencontre souvent sur mon chemin des jolies filles comme toi. Je t’achète tout ton panier.

— Merci, señor, fit la bouquetière en éclatant de rire.

Le bandit l’attira auprès de lui.

— Que fais-tu ?

L’Espagnole fixait Fantômas de ses grands yeux sombres.

— Tout ce qu’il vous plaira, dit-elle.

— Et tu t’appelles ?

La jolie fille se pencha sur lui et murmura doucement, non sans une pointe de vanité dans son accent :

— Mon nom ? personne ne le sait, mais on me surnomme ici la Recuerda.

— Pas mal, fit Fantômas, cela ressemble à Recuerda, qui veut dire, si je ne me trompe « souviens-toi ! » et cela à la manière de « prends garde. »

— On m’oublie rarement, señor, répliqua la jolie fille, lorsqu’on m’a connue.

— Je songerai à toi et j’y songerai avec mon cœur, fit-il, si tu me rends un service.

— De quoi s’agit-il ? demanda l’Espagnole…

Fantômas désignant Domenico, expliqua :

— Il importe que pendant toute cette nuit tu empêches cet homme de sortir d’ici. Il faut le retenir, non point par force, mais par la douceur, montre-toi aimable avec lui et je serai généreux.

Fantômas mit une pièce d’or dans la main brune de l’Espagnole dont le regard s’illumina de joie.

— Il sera fait comme tu désires, noble seigneur, murmura-t-elle.

Cependant, Domenico semblait de plus en plus décidé à partir pour le phare.

Heureusement, il était aussi de plus en plus ivre et, s’il parvint à se lever avec l’intention de sortir de l’auberge de José Farina, il se trouvait toujours une chaise ou un escabeau pour le recevoir et cela était heureux, car, à chaque pas qu’il faisait, il chancelait et serait tombé par terre sans cet appui.

Une fois cependant, Domenico parvint à se rapprocher de la porte, mais, dès lors, surgissait devant lui la gracieuse Espagnole.

La troublante fille s’était saisie d’un tambourin et devant le gardien de phare, instinctivement attiré par la silhouette séduisante de l’Espagnole, celle-ci, esquissait les premiers pas d’une danse populaire. Ses yeux cherchèrent le regard vitreux du gardien ivre. Les bras potelés de l’Espagnole se nouèrent autour du torse puissant de Domenico :

— Avec moi, murmura-t-elle, danse avec moi.

Le gardien de phare cherchait à se dégager, mais, autour de lui tout tournait, il avait le vertige, il éprouvait le besoin de s’appuyer sur quelque chose, de perpétuellement se retenir à quelqu’un. Or, c’était le corps souple de l’Espagnole qui désormais, sans cesse, se trouvait là pour lui servir d’appui.

Un vague musicien, auquel on avait fait signe et qui dormait à moitié sur une table, avait pris sa guitare et accompagnait des accents de son instrument la chanson vibrante que commençait à interpréter la Recuerda, cependant que tous les buveurs, assemblés autour d’elle, reprenaient le refrain en chœur en frappant dans leurs mains. Une fête joyeuse s’amorçait, nul n’avait plus l’intention de s’en aller, bien au contraire, c’était à qui resterait.