— Mais, Monsieur…

— Non, je vous en prie, écoutez-moi. Je ne sais pas, Monsieur Fargeaux, si vous êtes coupable ou non. Mais il y a quelque chose que je sais, c’est que, si vous êtes coupable, vous avez forcément des complices. Bien. Ceci admis, je raisonne de la façon suivante : si vous avez des complices, il y a grande chance pour que ceux-ci veuillent venir vous rendre visite. Comme je serai à côté de vous, près de vous, je serai témoin de leurs démarches et, de cette façon, j’apprendrai, j’espère, des choses intéressantes. Si, au contraire, vous êtes complètement innocent, personne ne viendra vous voir et, par conséquent, dans quelques jours, force me sera bien de renoncer à vous surveiller. Voyez-vous, Monsieur Fargeaux, je vais vous transformer tout bonnement par ce procédé, en une sorte d’appât. Le château de Garros sera le piège où j’espère prendre les criminels, et vous, vous serez chargé de leur donner envie d’y pénétrer.

Timoléon Fargeaux comprenait peut-être le plan habile auquel Juve se ralliait, mais, évidemment, il n’en admettait pas l’utilité.

— Monsieur, déclarait le gros homme, vous resterez tant que vous voudrez chez moi, vous me surveillerez d’aussi près que bon vous semblera, mais je vous assure que ce sera complètement superflu. Je ne suis pour rien dans ce qui arrive, et la preuve en est que je suis doublement victime des événements. J’ai perdu d’abord des documents qui me sont précieux et ensuite j’ai payé vingt-cinq mille francs un morceau d’obus qui me fait traiter d’assassin.

— Allons, ne vous plaignez pas trop, Monsieur Fargeaux, vos vingt-cinq mille francs ne sont pas perdus, les voici, je vous les rends.

Juve, en effet, tira de sa poche l’enveloppe qu’il avait reçue quelques heures avant, des mains de Timoléon. Or, le gros homme était peut-être plus surpris encore de cette restitution qu’il n’avait été chagrin de la perte de son argent :

— Mais, mon Dieu, c’est à devenir fou. Comment avez-vous cette enveloppe ? C’était donc vous qui étiez dans l’égout ?

— C’était moi.

— Alors, c’est vous qui m’écriviez les lettres ?

— Non, ce n’était pas moi.

Timoléon Fargeaux se tut, il n’essayait plus de comprendre, il s’abandonnait à la Destinée.

***

Deux jours plus tard, Juve était toujours au château de Garros, occupé à surveiller Timoléon Fargeaux. Rien d’anormal ne s’était passé et, dans le grand château inhabité, car Delphine était repartie pour Dax pour assister à l’enterrement de son frère, Juve et le brave châtelain inséparables s’ennuyaient de compagnie.

De temps à autre, Timoléon Fargeaux, à qui pesait fort la surveillance de Juve, demandait au policier :

— Vous voyez qu’il n’arrive rien. Que personne ne vient me voir, quand reconnaîtrez-vous que vous vous trompez ?

Juve, à ces moments-là, se contentait de prendre une cigarette, dont il tirait d’énormes bouffées.

— Je ne sais pas, je ne sais pas. Attendons, Monsieur Fargeaux, attendons.

Et il parlait d’autre chose.

Aussi bien, l’extraordinaire gardiennage auquel Juve se condamnait ne comportait aucune formalité vexante pour Timoléon Fargeaux.

Vis à vis des domestiques, Juve était tout bonnement un ami intime du maître de la maison. Il avait spécialement recommandé à Timoléon, en effet, de ne jamais l’appeler d’un titre quelconque qui pût faire deviner qu’il était agent de la Sûreté.

Timoléon Fargeaux, d’autre part, ne tenait nullement à ce que l’on sût, dans le voisinage, qu’il était astreint à une surveillance de police. Un accord s’était donc fait entre les deux hommes et Juve et Fargeaux semblaient toujours s’entretenir sur le ton d’une franche cordialité. Une chose pourtant devait paraître surprenante aux domestiques : c’est ainsi, par exemple, que Fargeaux couchait bien dans sa chambre, mais que Juve y couchait aussi, derrière un large paravent qu’il avait fait aménager dans un coin de la pièce et qui lui permettait, sans être vu, de voir continuellement ce que faisait le châtelain.

— S’il vous vient une visite, avait, en outre, spécifié Juve à maintes reprises, il est bien entendu, n’est-ce pas, que vous la ferez introduire dans votre chambre, et que j’assisterai à l’entretien en me plaçant derrière le paravent.

— C’est parfaitement entendu, répondait chaque fois Timoléon Fargeaux, je n’ai de secret pour personne, par conséquent, je ne vois aucun inconvénient à vous accorder ce que vous me demandez.

Mais personne ne se présenta, rigoureusement personne. Il y avait déjà cinq jours pourtant que Martial Altarès était mort. Delphine Fargeaux restée chez sa mère annonçait cependant son retour prochain.

Or, un beau soir, tandis que Juve, impatienté par l’inaction à laquelle il semblait voué et, de plus, fort inquiet de n’avoir toujours aucune nouvelle de Fandor, se demandait s’il ne faisait pas fausse route, un garde venait prévenir Timoléon Fargeaux qu’un paysan désirait lui parler… Le négociant semblait fort surpris.

— Un paysan ? répétait-il, qui donc ? Un de mes métayers ?

— Non, Monsieur, ripostait le garde, un gros, gros homme que je ne connais pas.

Déjà Juve, très intéressé, souriait vaguement…

— Faites-le monter dans ma chambre, ordonna Timoléon Fargeaux, avec un soupir résigné, je ne sais pas du tout qui ce peut être.

Cinq minutes plus tard, l’homme que Timoléon Fargeaux disait ne point connaître faisait son apparition dans la chambre du propriétaire de Garros, cependant que Juve, dissimulé derrière le paravent, s’apprêtait à ne point perdre un mot de l’entretien qui allait avoir lieu devant lui.

Le paysan que l’on introduisait méritait véritablement qu’on le considérât comme gros. La longue blouse bleue qu’il portait à l’habitude des métayers landais ballonnait littéralement autour de son corps. Il semblait que le malheureux fût véritablement difforme, tellement il était obèse, tellement il apparaissait extraordinairement épais. C’était un homme jeune pourtant. Son béret basque à la main, il saluait avec une certaine aisance Timoléon Fargeaux :

— Monsieur, commençait-il, je viens vous voir rapport à un cauchemar que j’ai eu cette nuit. Vous êtes bien, je pense, Monsieur Timoléon Fargeaux ?

— Oui, c’est bien moi, répliquait le propriétaire de Garros, que me voulez-vous ?

— Je vous l’ai dit, je viens vous voir, rapport à un cauchemar que j’ai eu cette nuit.

— Comment vous appelez-vous, mon ami ?

— Oh ! mon nom ne ferait rien à l’affaire : Nicolas, pour vous servir.

— Eh bien, Nicolas, je suis pressé, dites-moi rapidement et clairement pourquoi vous venez me déranger ?

Le paysan, têtu, obstiné, répétait encore :

— C’est rapport à un cauchemar que j’ai eu et pour une prédiction que je veux vous faire.

Mais déjà Timoléon Fargeaux s’impatientait :

— Je n’aime pas les plaisanteries, commençait-il, si vous avez quelque chose à me dire, dites-le-moi tout de suite, et ne me tenez pas d’incohérents propos.

Or, derrière son paravent, brusquement, Juve se sentait pris d’une rage froide.

— Mais, nom de Dieu, se déclarait le policier, est-ce que, par hasard, je ne suis pas en train de me faire rouler comme un enfant ? est-ce que Timoléon Fargeaux et ce paysan ne se payent pas ma tête de la plus belle façon ?

Le policier, en effet, venait d’avoir la pensée qu’il était fort possible qu’en réalité, en échangeant des propos insignifiants, le paysan et son hôte puissent se dire des choses beaucoup plus intéressantes.

— S’ils ont un mot d’ordre, songeait Juve, s’ils usent d’un langage secret, ils vont échanger devant moi, qui n’y comprendrai rien, la conversation la plus intéressante qui soit. Crédibisèque, comment sortir de la ?

Timoléon Fargeaux, pourtant, debout au milieu de la pièce, à côté du paysan, donnait des signes d’impatience.

— Voyons, répétait-il, qu’est-ce que c’est que cette histoire de cauchemar et de prédiction ? Je ne crois pas aux cauchemars et je vous trouve un beau toupet d’être venu me déranger pour me conter des balivernes.