***

Delphine Fargeaux, rentrée dans le château désert, désemparée, s’arrêta machinalement devant une glace et s’y mira :

— Je suis pourtant très bien, fit-elle, et je ne comprends pas Son Altesse. Ah, si don Eugenio m’avait vue en grand deuil, avec ce noir qui me va si bien.

Mais soudain son visage se décomposa, ses yeux s’emplirent de terreur :

— Mon Dieu, balbutia la jeune femme, qui est là ?

Derrière son image, la glace venait de refléter une vision terrifiante. C’était la silhouette d’un homme aux larges épaules, à la tête coiffée d’un grand chapeau sombre, au visage dissimulé sous une cagoule.

Delphine se retourna. Le personnage aux apparences redoutables était devant elle, immobile, revolver à la main.

— Qui êtes-vous ? que voulez-vous ? souffla Delphine.

— Qui je suis ? Fantômas. Qui je veux ? ma fille. Qu’est-elle devenue ?

— Fantômas ? votre fille ? Je ne comprends pas. Que voulez-vous dire ?

D’un geste brutal, Fantômas avait attiré auprès de lui la jeune femme dont il serrait le poignet dans l’étau de ses doigts robustes :

— Allons, réponds ? Je n’ai pas de temps à perdre. Ma fille était avec toi voici une heure à peine. Qu’est-elle devenue ?

Delphine Fargeaux, à demi-morte d’effroi, balbutia :

— Elle est partie. Les Espagnols l’ont enlevée.

— Malédiction, hurla Fantômas, je suis arrivé trop tard.

Ses yeux brillaient d’un éclat tellement sinistre, son visage reflétait une expression de férocité telle, sous la cagoule noire, que Delphine Fargeaux, terrorisée, tomba à genoux devant lui, joignit les mains :

— Grâce, supplia-t-elle, ne me faites pas de mal. Ne me tuez pas.

— Imbécile, ricana Fantômas, tu vas mourir.

Et il levait son arme.

C’en était trop pour Delphine Fargeaux, la malheureuse s’était évanouie.

Fantômas, cependant, ne tirait pas. Un instant, il regarda sa future victime qui gisait sur le sol, il hésita une seconde. Puis le bandit, brusquement, remit son revolver dans la poche de son veston :

— À quoi bon ? fit-il en haussant les épaules, cette femme n’y est pour rien. Je vais simplement l’enfermer quelque part pour éviter les bavardages.

Fantômas tourna les talons, bondit à la porte du château, disparut dans la nuit, emportant dans ses bras Delphine Fargeaux inanimée.

24 – QUI EST L’ASSASSIN ?

— Je ne comprends rien du tout à cette nouvelle communication de Juve. Il a arrêté Timoléon Fargeaux, me fait-il dire, mais il ne m’apprend pas pourquoi. Enfin, nous verrons. Juve n’est certainement pas un homme à agir à la légère. S’il s’est permis de signer un mandat d’amener contre ce Timoléon Fargeaux, c’est qu’évidemment il avait de graves motifs pour croire à la culpabilité de ce dernier.

Debout dans son cabinet de travail, au palais de justice de Bayonne, le procureur de la République réfléchissait à la dépêche que l’on venait de lui apporter de la part de Juve.

Le magistrat, bien qu’il voulût paraître rassuré, était en fait un peu inquiet.

Juve lui avait télégraphié de Garros ces quelques paroles :

«  Timoléon Fargeaux est arrêté, je le garde au château de Garros. Venez. »

Qu’est-ce que cela voulait dire ?

Certes, M. Anselme Roche n’avait pas oublié qu’au moment de la découverte du cadavre du spahi, Delphine Fargeaux s’était écriée :

— C’est mon mari qui a dû tuer mon frère.

Mais, s’il se souvenait de cela, Anselme Roche se rappelait aussi que Juve avait attaché peu d’importance à l’exclamation de la jeune femme qui, d’après lui, avait parlé sous l’empire de la colère et sans que rien ne pût justifier cette terrible accusation.

— Juve, à ce moment-là, songeait toujours Anselme Roche, ne voulait pas admettre la culpabilité, même éventuelle, de Timoléon Fargeaux. Pour qu’il l’ait arrêté, il faut qu’il ait acquis une certitude indiscutable, il faut que le doute lui soit devenu tout à fait impossible.

Anselme Roche, qui était un homme méticuleux et précis, perdait quelque temps à réfléchir aux diverses suppositions que lui permettaient de concevoir les circonstances actuelles.

Mais manquant complètement de renseignements sur les démarches qu’avait, en réalité, fait Juve depuis qu’il l’avait perdu de vue, le magistrat ne pouvait guère deviner ce qui s’était passé à Biarritz, par conséquent comprendre la raison pour laquelle Juve n’avait, non pas à arrêter légalement Timoléon Fargeaux, mais du moins à le mettre en état de prévention.

Après avoir bien réfléchi, Anselme Roche se rendait compte que dans les circonstances où il se trouvait, il ne pouvait faire qu’une chose, c’était d’obéir à Juve.

Juve lui disait de venir, il viendrait, il se rendrait à son appel. Après, mon Dieu, il aviserait sur ce qu’il convenait de faire, car il n’était pas très persuadé que Juve fût homme à bien respecter les lois en leurs formes strictes, dès qu’il s’agissait d’arrêter un coupable.

— Si Juve a commis quelque faute de procédure, pensa avec fatuité Anselme Roche, je m’arrangerai pour lui épargner toute espèce de désagrément.

C’était là, évidemment, d’excellentes intentions, mais peut-être étaient-elles complètement vaines, car, à rencontre de ce que pouvait estimer le digne magistrat, Juve n’était pas homme à s’exposer à un manquement, même de forme, à son service.

Quoi qu’il en fût, le même jour, à sept heures du soir, M. Anselme Roche pensait quitter Bayonne et se rendre de toute urgence au château de Garros pour y rejoindre Juve. Malheureusement, au moment même où le procureur de la République quittait son Parquet, on annonçait la venue à Bayonne d’un procureur général chargé de recevoir les doléances du Tribunal qui s’estimait mal logé. Force fut bien à M. Anselme Roche de remettre son départ au matin.

Le magistrat donc, au lieu d’un train du soir, ne prit que l’express du matin. À deux heures il débarquait à la petit halte qui desservait le château de Garros et là, courageusement, refusant les offres des voituriers, il partit à pied.

— Pendant que j’ai Juve sous la main, songeait le procureur de la République, pendant que j’ai comme exemple le plus subtil policier qui ait jamais existé, le plus fin limier de la Préfecture, il faut que je tâche de profiter de ses conseils et de penser comme lui aux moindres détails. J’estime que Juve irait à pied pour ne point donner l’éveil dans le pays, pour n’intriguer aucun voiturier, je fais comme ferait Juve, j’irai à pied, moi aussi.

Le procureur de la République, qui s’estimait en lui-même habile d’avoir songé à pareille ruse, s’éloignait d’un grand pas et, naturellement, attirait fort l’attention des paysans occupés à travailler dans les champs, lesquels ne pouvaient pas ne pas remarquer ce monsieur habillé d’un long pardessus, coiffé d’un chapeau haut de forme, tenant à la main une canne à pommeau d’argent, qui se promenait sur la grand-route. Mais, indifférent à cette attention, le procureur poursuivait son chemin avec un calme imperturbable et une conscience satisfaite. Après un quart d’heure de route, il atteignait enfin l’entrée du parc de Garros et, mettant à profit les précédentes visites qu’il avait déjà faites et qui lui avaient permis d’apprendre quelque peu la topographie de l’endroit, il décidait, non point de passer par la grande allée menant au perron du château, mais bien par un raccourci, un petit chemin de traverse qui conduisait d’abord au pavillon et, de là, à la maison d’habitation.

M. Anselme Roche, heureux de trouver un peu d’abri contre les rayons du soleil et d’échapper aussi à la poussière de la grande route, pénétra sous bois avec une visible satisfaction. Il prenait son chapeau sous la main, respirait profondément et du pas d’un promeneur, cette fois, continuait d’avancer.

Le magistrat était encore assez loin du pavillon, c’est-à-dire se trouvait dans la partie la plus déserte du parc, à quelques centaines de mètres seulement du mur d’enceinte, qu’il s’arrêtait soudain avec un mouvement de légère stupéfaction :