Mais le bandit ne s’échappa pas de la poursuite que lui livrait son audacieux adversaire, car Juve, une seconde après, n’écoutant que son courage et au risque de tomber dans les flots qui battaient furieusement le pied de la digue, bondit à son tour pour tomber lui aussi sur le pont du navire. Le policier fit une chute invraisemblable. Arrivé sur un paquet de cordes, il fut projeté par un coup de roulis, la tête contre un bastingage, et son bras, fortement contusionné lâcha, sous la violence de la douleur, le revolver qu’il tenait à la main.
— Crénom de bonsoir, jura Juve en se relevant, me voilà mal parti dans cette affaire !
Mais le policier n’eut pas le temps de réfléchir. Une lame qui secouait le navire et le faisait frémir jusqu’au fond de ses flancs, mouilla Juve des pieds à la tête et le projeta contre l’une des poutrelles qui soutenaient une sorte de dunette, où un homme venait de monter. On entendit dans la tempête les commandements retentir :
— Barre à tribord, toute.
Puis des bruits de chaînes, commandant le gouvernail, et qui prouvaient que l’ordre avait été exécuté. D’autres commandements. C’étaient des indications relatives à la vitesse des machines. Le porte-voix les transmettait dans les entrailles du navire d’où s’élevaient des bruits sourds, cependant que sur les flots qui le ballottaient, naissait à l’arrière du vapeur un bouillonnement d’écume toute blanche, déterminé par le battement des hélices.
Quelques instants s’étaient à peine écoulés que Juve se rendait compte que la jetée était déjà loin. On était en mer. Où allait-on ? à bord de quel navire Juve se trouvait-il ? sur quel terrain allait-il avoir à soutenir la lutte suprême avec Fantômas ?
Mais le policier ne réfléchit pas longtemps. Pour résister au tangage qu’accompagnait le roulis, il s’était fortement accroché à la colonne de fer qui soutenait la passerelle. Soudain, à quelques mètres de lui, une silhouette se dressa, un homme se dressa, qui l’interpella :
— Eh bien, Juve, vous voilà ?
— Vous voilà, Fantômas ?
Juve était furieux contre lui-même. Ah, que n’avait-il pu conserver son revolver. S’il avait eu son arme à ce moment, il aurait froidement tiré, tiré à bout portant. Il aurait, sans discussion préalable, abattu comme un chien l’être effroyable et terrible qu’il poursuivait depuis tant d’années. Juve ne pouvait rien. Il était désarmé. Il se tut.
Quelqu’un, cependant, du haut de la passerelle, appelait :
— Patron, quelle direction cette nuit ?
C’est à Fantômas que l’on s’adressait évidemment, car le sinistre bandit de sa voix claironnante et narquoise, répliqua aussitôt :
— Comme toujours, sur le phare de l’Adour. Puis, quand tu seras arrivé, mets en panne devant la pignada du château de Garros.
Malgré tout son courage et son sang-froid inébranlable, Juve frémit. Fantômas dictait des ordres au pilote du navire, c’est donc qu’il n’était pas par hasard à bord de ce vapeur. Son enlèvement avait été combiné à l’avance et il s’était merveilleusement exécuté. On avait tendu à Juve une souricière et, en poursuivant Fantômas, il était tombé dans le piège. Ce navire, évidemment, était mené par les hommes du Génie du Crime.
— Ça y est, pensa Juve, cette fois, je suis foutu.
Résigné à son sort, n’essayant pas même de se précipiter sur Fantômas, qu’il devinait armé, qu’il sentait entouré de complices tout prêts à le défendre à la première attaque, Juve ne broncha pas. Cependant, Fantômas s’adressait à nouveau à lui :
— Vous êtes mon prisonnier, Juve.
Sa voix dominait le bruit de la tempête, le grondement sourd des machines, le clapotement des flots sur les flancs du navire.
— Votre prisonnier ? répondit Juve, jamais !
— Vous résisterez donc ? demanda Fantômas.
— Je résisterai jusqu’à la mort.
Il y eut un silence. Un coup de sifflet retentit. Puis le navire s’écarta de sa ligne, faisant une embardée terrible, embarquant un large paquet de mer.
Et Juve, à ce moment, se demanda s’il ne valait pas mieux en finir tout de suite, s’il n’était pas préférable pour lui de chercher un trépas volontaire en se précipitant dans les flots. Mais il connaissait son devoir, il devait jusqu’au bout se conserver vivant, jusqu’à son dernier souffle, il devait garder l’espoir de soutenir la lutte, et de triompher.
Fantômas s’était tu, et il semblait à Juve que ces secondes tragiques duraient des siècles.
Enfin, le bandit reprit, et désormais c’est d’une voix toute changée, qu’il s’adressait au policier. Fantômas fit même un pas vers lui, pour lui dire :
— Ce n’est pas la mort, Juve, que je vous offre, c’est la paix. J’ai besoin de vous.
— Vraiment, Fantômas ? Ne savez-vous donc pas à qui vous vous adressez pour oser faire une proposition semblable ? Sachez que je n’aurai pas pitié de vous si je suis le plus fort, je ne m’abaisserai jamais à vous demander grâce.
— Juve, poursuivit Fantômas, il ne s’agit pas de ça. Je connais trop la noblesse de votre âme pour supposer un seul instant que vous seriez capable de venir solliciter ma pitié. C’est moi qui sollicite votre appui, me comprenez-vous bien ?
— Je ne vous comprends pas, fit Juve, et je souhaite que nous en finissions.
— J’ai besoin, vous dis-je, de votre appui, et c’est pour cela que je vous accorde la vie sauve. Il faut que vous m’aidiez dans une entreprise honnête.
Fantômas insista sur ce dernier mot, avec l’évidente intention de le faire remarquer.
— Rien de ce qui vient de vous ne peut être honnête. Je refuse.
Et il y avait une telle volonté, une telle résolution dans le ton de ces paroles, que Juve considéra que désormais l’entretien ne pouvait être que terminé.
Instinctivement, il ferma les yeux, s’attendant à être frappé, il pensa à Fandor. Mais Fantômas n’avait pas cessé de parler. D’une voix qu’étranglait l’émotion, il insista encore, suppliant presque :
— Il s’agit de ma fille, dit-il, d’Hélène.
Fantômas n’acheva point. Un bruit terrible venait de se produire, c’était une des manches à air qui, arrachée par une vague, venait de s’écrouler sur le pont du navire.
Juve s’écarta machinalement. Une seconde de plus et le lourd cylindre de fer, qui roulait vers le bastingage, l’écrasait, l’entraînait avec lui dans sa chute. La manche à air fit un bond, tomba dans les flots qui l’engloutirent.
La mer était toujours démontée. Des matelots affairés allaient et venaient sur le pont, sans interruption. Du haut de sa lunette, le pilote donnait les ordres, d’une voix calme et énergique. Le policier perdit de vue Fantômas. Il fit quelques pas, trébuchant sur le navire, ne sachant trop ce qui allait advenir, souhaitant presque que la mer qui déferlait avec furie lui donnât le coup de grâce et ne décidât d’engloutir avec lui ce tragique bateau et son mystérieux équipage. Il ne devait pourtant pas en être ainsi.
Le navire triompha de la mer démontée, il vola littéralement sur la crête des vagues.
Juve s’était réfugié à l’avant du bateau, cramponné à une bouée. Il entendit encore Fantômas qui discutait avec le pilote :
— Approchons-nous ? demandait le bandit, nous devrions être arrivés.
Mais le pilote répondait :
— C’est sûr que nous devrions être arrivés, mais il faut croire que le bateau ne gouverne plus, car je vois les feux du phare qui sont au moins à dix milles de nous. Nous avons dû être entraînés au large.
— La boussole, interrogea Fantômas, que dit-elle ?
— Cassée, répliqua le pilote, cassée par la manche à air.
Le bandit grommela, cependant que le pilote, après avoir vérifié son gouvernail, s’écria d’une voix triomphante :
— Non, la barre tient encore, on va pouvoir se redresser, je pointe droit sur le phare.
Qu’il était loin ce phare, et que ce voyage paraissait long. Les hommes discutaient tout en faisant la manœuvre.
— Pas possible, grommela l’un d’eux, c’est pas le phare de l’Adour que nous voyons ici, le phare de l’Adour doit être beaucoup plus près de nous.