— Un, deux, trois.
Juve compta jusqu’à sept.
À ce moment, Timoléon Fargeaux décrivant un angle droit, comptait encore quatre enjambées. Il parvenait ainsi au milieu de la chaussée.
— Que diable veut-il faire ? pensait Juve. Il est complètement fou, ce bonhomme-là. Il n’y a rien de remarquable sur la chaussée.
S’il n’y avait rien de curieux sur la route aux yeux de Juve, il devait y apparaître quelque chose de stupéfiant pour Timoléon. Le gros homme en effet, parvenu au centre du chemin, tournait sur lui-même et, avec une minutieuse attention, considéra le sol devant lui, puis à droite, puis à gauche, puis de tous côtés.
— Morbleu, se dit Juve, aurait-il perdu quelque chose à cet endroit ? Mais non. Il a compté des enjambées. Ah, sapristi de sapristi, qu’est-ce que l’on peut bien chercher en pleine rue de cette façon ?
Or, Timoléon Fargeaux après avoir tourné de tous côtés, haussa les épaules, à la façon d’un homme extraordinairement surpris.
— Il ne comprend rien à ce qui se passe, moi non plus je ne comprends rien à ce que je vois.
Timoléon Fargeaux, pourtant, ne bougeant pas d’une semelle, demeurait rivé au sol et tirait de sa poche la fameuse lettre qu’il avait si souvent lue et encore une fois la déchiffra.
Juve grinça des dents.
— Miséricorde, se jura le policier, il existe évidemment une relation entre cette lettre et la façon dont se conduit mon bonhomme. Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?
Cinq minutes encore, Timoléon Fargeaux demeura à la même place, puis, remettant la lettre dans sa poche, il s’éloigna en marchant vite.
— Va toujours, soliloqua Juve, je te suivrai, mon gaillard, et ma foi…
Juve s’interrompit. Parvenu au coin de la rue, Timoléon Fargeaux, d’un mouvement rageur, venait encore de tirer la lettre mystérieuse. Juve le vit la plier puis la déchirer en tous petits morceaux.
— Oh, oh, se dit le policier, il paraît que nous avons nos nerfs.
Et en même temps, Juve pensa :
— Si seulement il lui venait à l’idée de jeter les morceaux de cette lettre.
Juve eut la joie même de voir Timoléon jeter au vent les confetti qu’il venait de faire.
Juve, cette fois, pressait le pas. Le policier ne s’occupa plus de pister Timoléon. Il laissa le gros homme disparaître au coin d’une rue et demeura à l’endroit où la lettre avait été jetée. Alors patiemment, sans s’occuper des regards surpris que les passants lui jetaient, Juve recueilli les morceaux de papier qui voltigeaient un peu partout.
***
À huit heures du soir, Juve, dans sa chambre, à l’ Impérial Hôtel, sans s’être montré le moins du monde encore à Timoléon Fargeaux, ayant même prié au bureau de l’hôtel que l’on dissimulât son arrivée, se livrait à un travail étrange.
Juve avait posé devant lui une vitre achetée chez un quincaillier. Il avait huilé cette vitre et, sur le carreau, s’occupait à coller les petits morceaux de papier récoltés dans la rue.
— Dire, songeait Juve, de temps à autre, que je me suis toujours moqué des snobs qui jouent au puzzle, c’est mon tour maintenant, je dois reconstituer, tel un jeu de patience, cette lettre entière.
Le travail était difficile, Juve crut un instant qu’il lui faudrait renoncer à le mener à bonne fin. Il manquait des morceaux à la lettre qu’il s’efforçait de reconstituer, et cela n’était pas pour lui faciliter la tâche. Après deux heures d’effort, Juve, pourtant, se frotta les mains.
— Oh, oh, j’ai trouvé dix phrases complètement idiotes et n’ayant guère de sens. Mais en voici une qui pourrait bien signifier quelque chose.
Juve, en disant ces mots, considérait deux lignes d’écriture, et ces deux lignes disaient :
Une fois adossé à la muraille, vous compterez sept enjambées dans le sens de la rue, puis quatre dans la direction…
Le reste manquait, mais Juve ne pouvait s’y tromper… Il acheva pour lui-même la recommandation donnée…
— Dans la direction de la chaussée, faisait le policier. Cette lettre indiquait bien à Timoléon Fargeaux la manœuvre que je lui ai vu effectuer. Mais pourquoi ? pourquoi ?
Une grande heure de travail amenait Juve à découvrir encore un autre lambeau de phrase :
Cela vous coûtera vingt-cinq mille francs, mais vous aurez
À une heure du matin, Juve, s’éclairant d’une lanterne, était revenu à la petite rue Christine où il avait vu Timoléon Fargeaux compter sept pas, puis quatre. Et, tout comme l’avait fait le marchand de grains, Juve s’adossait à la muraille et compta sept pas, puis quatre encore.
19 – COUPABLE OU VICTIME ?
Le lendemain de sa mystérieuse promenade nocturne le long de la rue Christine, Juve ne quitta pas l’ Impérial Hôtel. Il poussa même la précaution jusqu’à se faire monter ses repas dans sa chambre. Juve s’était borné, d’ailleurs, en fait d’enquêtes policières, à prier le gérant de venir lui parler. Juve n’avait posé qu’une seule question :
— M. Fargeaux, s’il vous plaît, est-il toujours ici et ne manifeste-t-il aucune intention de s’en aller ?
— Aucune, répondit le gérant interloqué. M. Fargeaux est furieux du rapt dont il a été victime, il s’occupe de prévenir ses correspondants que ses papiers ont disparu et que ses affaires vont souffrir quelque retard. Est-ce que, par hasard ?
— Rien, rien, dit le policier, il n’y a rien, je ne sais rien, je ne pense à rien. J’ai tout bonnement besoin de connaître exactement ce que fait M. Fargeaux. Si, par hasard, vous surpreniez des préparatifs de départ, prévenez-moi. À part cela, il est parfaitement libre, cet excellent monsieur, de s’occuper de ses affaires.
Le gérant parti, Juve avait repris son mystérieux travail. La lettre restait incompréhensible, mais le policier s’empara d’un plan de Biarritz et, minutieusement, l’étudia.
Juve probablement dut trouver ce qu’il cherchait, car, vers deux heures de l’après-midi, le policier paraissait tout guilleret, d’excellente humeur, il chantonnait presque, rectifiait le nœud de sa cravate, s’apprêtait à sortir. Juve, hors de l’hôtel, gagna les faubourgs de Biarritz. Il allait muser à la gare, flânait en bon badaud le long des rues élégantes bordées de chaque côté de petits hôtels, de villas somptueuses. À six heures du soir seulement, comme le soir tombait, comme les passants se faisaient rares, Juve parut brusquement changer d’attitude et se préparer à l’action. D’un geste machinal, le policier avait porté la main à la poche de son veston et sourit en constatant que son fidèle revolver était prêt, armé et le cran de sûreté levé. Juve, dès cet instant – il se trouvait alors en haut de la promenade qui domine le rocher de la Vierge – prit une démarche vive, traversa les quartiers de Biarritz sans plus s’arrêter, sans plus regarder les boutiques dont les devantures s’illuminaient.
Juve suivait en somme, à peu de chose près, l’itinéraire qu’il avait suivi la veille lorsqu’il pistait Timoléon Fargeaux. Allait-il donc rue Christine ? Après un quart d’heure de marche, Juve, qui approchait de la voie où Timoléon Fargeaux s’était livré à une étrange manœuvre, obliqua par une ruelle infecte qu’il avait soigneusement cherchée sur le plan. Juve paraissait s’orienter, devait retrouver son chemin, car, bientôt, il se frottait les mains avec satisfaction.
— Allons, allons, se dit-il, je crois que je touche au but.
À l’extrémité de la ruelle, le policier, qui paraissait de plus en plus décidé, déboucha sur une sorte de petite place entourée de terrains vagues et déserte, sombre aussi, car un seul bec de gaz, placé en son centre, ne répandait qu’une lueur insignifiante.
— Le paysage n’est pas engageant, songeait Juve, mais, après tout, pour ce que je veux en faire.
Juve, qui, jusqu’alors, avait marché au centre de la chaussée, se dirigeait vers le trottoir. Il fit le tour de la petite place, les yeux obstinément fixés à terre et paraissant chercher quelque chose :