— C’est cela, pensa Juve, souriant malgré le tragique de la situation, cet individu-là ne se doute pas que je suis ici, il va tout à l’heure me marcher sur la tête, avec ses pieds sales. Comme c’est amusant.
La situation d’ailleurs, ne pouvait s’éterniser. Juve, sans bouger et sans faire le moindre bruit, attendit quelques secondes encore, puis, à l’improviste, alluma sa lampe électrique, en hurlant :
— Halte, service de la Sûreté.
Juve s’attendait, évidemment, à être en face, sinon d’un égoutier, car un égoutier ne se fût pas promené sans lampe, du moins d’un inoffensif vagabond étant venu chercher là un abri contre le froid. Mais dans la clarté brusque qui jaillissait de sa petite lampe, c’était un personnage armé jusqu’aux dents qui lui apparaissait, un homme qui tenait à la main un revolver, dont le visage disparaissait sous une casquette à visière rabaissée, dont les jambes étaient garnies de bottes, et qui, surpris par la clarté, poussa un grand cri.
— Halte, répéta Juve, les mains en l’air. Qui êtes-vous ?
Mais aux injonctions du policier, l’homme ne sembla nullement pressé de répondre. Avant que Juve eu le temps de se reconnaître et de parer l’attaque, l’individu, en effet, avait bondi en avant. Juve éprouva la sensation désagréable d’être saisi à bras le corps, bousculé, jeté presque dans l’égout, un coup de poing violent l’étourdi à demi, puis un bruit de pas, l’homme fuyait.
La lampe de Juve, dans la bagarre, s’était échappée de ses mains et probablement cassée car il régnait une obscurité d’encre maintenant dans l’égout. Juve, pourtant, ne perdait pas son temps. Tirer un coup de feu était impossible car les balles pouvaient ricocher le long des parois et revenir le frapper lui-même. Juve sans hésiter lâcha son revolver et, s’armant d’un poignard qu’il tirait de sa ceinture, se jeta en avant, à la poursuite du fuyard.
— Nom d’un chien, grommelait Juve, ça n’est pas Fantômas, j’en suis sûr, mais c’est sûrement un de ses complices.
Vingt mètres peut-être le policier courut dans le noir. Il ne courut pas loin, car, au moment où il s’y attendait le moins, le sol lui manquait, et Juve, pour la seconde fois, dégringola dans le ruisseau de l’égout. Le trottoir qu’il avait suivi jusqu’alors cessait en effet brusquement et c’était évidemment pour cela que, quelques instants avant, l’homme, en venant, avait marché dans le ruisseau.
Juve qui s’était fait très mal, car sa tête avait heurté contre les parois de pierre, fut cependant debout en moins d’une seconde. Que lui importait la douleur, que lui faisaient ses blessures, devant lui, à quelques mètres peut-être, l’homme qui venait de l’attaquer si brusquement fuyait. Il le rejoindrait. Il allait le rejoindre et cela coûte que coûte. Toujours courant, trébuchant sur le fond visqueux du ruisseau, les mains tendues en avant, n’osant aller vite, car il était difficile d’avancer dans le noir, Juve marcha cinq cents mètres encore. Mais il arriva bientôt à un croisement de divers égouts et il comprenait qu’il lui fallait bien s’arrêter, étant sans lumière, ne sachant plus où il se trouvait, ne pouvant deviner quel chemin avait suivi le fuyard.
— Sapristi, gronda Juve, je suis joué et bien joué, joué comme un enfant !
Mélancolique, il revint sur ses pas. Juve, quelques minutes après se trouvait à nouveau à la hauteur du soupirail donnant rue Christine. Il était remonté sur le trottoir et, en marchant, il eut la joie de sentir sous ses pieds sa petite lampe électrique. Juve se baissa, ramassa l’objet. Par bonheur la lampe n’était pas cassée, dans la chute elle s’était simplement éteinte.
— Je suis sauvé, dit Juve.
Il ralluma, ramassa sur le sol son revolver d’abord, puis le revolver que son agresseur avait abandonné au moment où il se jetait sur lui, tout près de l’arme enfin, il ramassa un paquet, un paquet soigneusement fait, peu volumineux et relativement lourd.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? se demanda Juve.
Puis, une idée soudain se fit jour dans son esprit.
— Oh, oh, songea le policier, vais-je donc avoir enfin un peu de chance ? ce petit paquet ne contient-il pas ce que Timoléon Fargeaux aurait perdu à l’ Impérial Hôtel ?
Accroupi sur le sol, Juve défit hâtivement les ficelles, puis la toile cirée. Les mains de Juve tremblaient un peu. Il devait se douter sans doute de ce qu’il allait découvrir, mais à peine eut-il ouvert le paquet qu’une exclamation de surprise, d’horreur presque, s’échappait de ses lèvres. Le paquet que Juve venait de retrouver dans l’égout, qui avait été jeté par l’homme en fuite, contenait tout simplement un gros éclat d’obus, un éclat couvert de sang, dont les bords étaient tranchants et présentaient des traces de cassure très fraîches.
— Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? d’où peut provenir cet extraordinaire éclat d’obus et pourquoi est-il souillé de sang ? Décidément je comprends de moins en moins.
Juve, cependant ne réfléchit que fort peu de temps à la trouvaille qu’il venait de faire. C’est même avec une grande hâte qu’il s’occupa à refaire le paquet qu’il venait d’ouvrir inconsidérément. Les ficelles renouées, Juve éteignit sa lampe, se rapprocha du soupirail de l’égout, regarda :
Sur la chaussée de la rue Christine, à quatre pas du trottoir, un homme se tenait, un homme qui était Timoléon Fargeaux, et Juve le voyait qui regardait le sol. Juve n’hésita pas.
D’une voix qu’il déguisait, le policier appela :
— Monsieur Fargeaux, par ici.
Dans la rue, le mari de Delphine tressaillit.
— Par ici, continuait Juve, vous connaissez nos conventions ?
Timoléon Fargeaux, cependant, regardait de tous côtés, n’ayant point l’air de savoir d’où on pouvait lui parler.
— De mieux en mieux, pensa Juve, je crois décidément que je suis sur la bonne piste.
Et il acheva :
— Les conventions que je vous proposais dans ma lettre, les acceptez-vous ?
— Je suis prêt à les accepter, répondait Timoléon Fargeaux, mais où êtes-vous ?
Juve ne répondit pas tout de suite.
— Si vous êtes décidé, faisait-il, à me donner satisfaction, préparez-vous à me payer.
Timoléon Fargeaux, déjà, fouilla dans son portefeuille :
— Voici les vingt-cinq mille francs, dit-il, en tirant une enveloppe. Où allez-vous me donner ce que vous m’avez promis ?
— Ici même, affirma Juve, penchez-vous vers l’égout.
Pendant que Timoléon Fargeaux s’agenouillait, paraissant fort étonné, à hauteur de la bouche d’égout, Juve, par cette même bouche, tendais l’obus enveloppé et répétait :
— Donnant, donnant, voici ce que vous m’avez demandé, donnez-moi l’argent.
Timoléon Fargeaux tendit vers la main qu’il voyait sortir de l’égout, et sans d’ailleurs pouvoir distinguer les traits de son interlocuteur, une large enveloppe bourrée de billets de banque. En même temps, il se saisissait avec une hâte extrême du paquet que lui offrait Juve.
— Vous êtes satisfait ?
Mais Juve n’acheva pas. À peine était-il en possession du paquet que Timoléon Fargeaux, sans en examiner le contenu, le mit dans sa poche, s’éloigna en toute hâte.
Il était en quelques mètres hors de la vue de Juve qui n’entendait plus que son pas, s’éloignant de plus en plus.
Cette fois le policier était abasourdi.
— Je n’y comprends plus rien de rien, s’avouait Juve, dix minutes plus tard, sortant de l’égout, en assez piteux état en raison des chutes qu’il avait faites dans le ruisseau, je n’y comprends rien de rien, mais il y a quelque chose qui me semble nettement démontré. C’est d’abord que je viens de jouer le rôle d’un maître chanteur et ensuite, que Timoléon Fargeaux est une belle crapule.
***
Lorsque, la veille, Juve avait aperçu le marchand de grains comptant sept enjambées, puis quatre, et s’immobilisant au centre de la chaussée, il n’avait, à vrai dire, rien deviné, aux motifs qui pouvaient conduire le mari de Delphine Fargeaux à se livrer à une pareille manœuvre.