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VIII DANS LEQUEL ON VERRA QU’UNE COMMERÇANTE DE LA RUE DU SENTIER PEUT MONTRER AUTANT DE COURAGE QU’UNE HÉROÏNE ROMANTIQUE À LA FIN DU CINQUIÈME ACTE

Arnoldson avait longtemps attendu Adrienne, et Martinet avait pu juger de son impatience. Il passait, en effet, et repassait devant la fenêtre, accélérant sa marche et répétant ses gestes d’ennui.

C’est alors qu’il avait appelé Joe, et que celui-ci était venu le rejoindre au premier étage.

– Elle devrait être déjà arrivée! s’écria l’Homme de la nuit.

– C’est bien mon avis, avait fait Joe, et il est vraiment surprenant que nous ne l’ayons pas encore vue.

– Se douterait-elle de quelque chose?

– Ce n’est guère possible. Il y a à peine vingt-quatre heures que le prince s’est enfui avec Lily… À moins que le prince ne l’ait prévenue lui-même… Mais c’est fou!… Le prince ne va pas prévenir la mère qu’il lui prend sa fille!…

– Et ici, interrogea l’Homme de la nuit, il ne s’est rien passé de suspect?

– Que voulez-vous qu’il se soit passé?… Quant à moi, j’arrive de voyage et je n’ai rien appris qui puisse nous donner des inquiétudes. Je sais seulement que Martinet et sa femme sont venus rejoindre, depuis hier, Mme Lawrence aux Volubilis.

– Les Martinet sont aux Volubilis? Ce ne sont pas ces petits commerçants qui vont me gêner!

– Qui donc redoutez-vous ici?

– Que sais-je?… Au fond, la seule chose que je redoute, c’est qu’un messager de malheur ne soit venu apprendre à Adrienne que je ne dispose plus de sa fille. Alors… alors, cela m’expliquerait son absence… cela m’expliquerait qu’elle ne vient pas, n’ayant plus rien à redouter de moi. Si cela était!… Le prince me le paierait cher… très cher!…

– Le prince ne songe qu’à ses amours, maître!

Tout à coup, l’Homme de la nuit s’écria:

– Victoire!… La voilà!

Et sa main, tendue vers la fenêtre, montrait sur la route, illuminée de clair de lune, Adrienne, qui se dirigeait vers l’auberge Rouge, accompagnée de Mme Martinet.

– Ah! s’écria Joe, la voilà! Mais elle n’est pas seule… Vous voyez bien la Martinet…

– Oui, oui, je la vois. Eh bien, mon vieux Joe, tu la conserveras pour toi. Garde-la bien, en bas, dans la salle. Arrange-toi avec elle comme bon te semblera. Fais-en ce qu’il te plaît…

– Entendu, maître, et comptez sur moi.

Là-dessus, Joe était précipitamment descendu. Quelques instants plus tard, on frappait à la porte de l’auberge. Joe alla ouvrir et salua les deux visiteuses.

– Entrez, mesdames, dit-il, entrez à l’auberge Rouge. Vous ne sauriez savoir combien je suis honoré…

Les femmes entrèrent. Il referma la porte.

Derrière le talus, Martinet disait alors à Pold:

– Et maintenant, attention!… Tu sais que nous ne devons agir que sur un signal de ma femme. Elle viendra nous le donner elle-même sur le seuil de la porte… Ne perdons pas de vue la porte…

La clarté qui tombait de la fenêtre du premier étage s’éteignit soudain. On venait de dérouler sur les vitres de cette fenêtre les plis d’un épais rideau.

Pold bondit sur le talus. Mais Martinet l’avait retenu déjà.

– Pas d’imprudence! s’écria-t-il. Veux-tu donc tout compromettre? Si tu n’attends pas le signal de ma femme, je ne réponds plus de rien.

Pold vint à nouveau s’étendre auprès de Martinet.

– Ah! dit-il, savoir ma mère là-dedans, à la merci de ce monstre, et être obligé d’attendre… d’attendre…

Et ils attendirent le signal.

Quand la porte eut été refermée derrière les femmes, Joe avait dit, s’adressant à Adrienne:

– J’ai ordre, madame, de me mettre à votre disposition pour vous conduire là-haut, où mon maître vous attend, ayant, paraît-il, des choses fort graves à vous dire et qui ne souffrent aucun retard. Voulez-vous me suivre, madame?

– Je vous suis, fit Adrienne d’une voix ferme. Mais madame, qui est mon amie, ajouta-t-elle en montrant Mme Martinet, madame m’accompagnera…

Non point, non point, fit Joe. J’ai reçu l’ordre de vous conduire auprès de mon maître; mais, comme mon maître ne m’a pas parlé de madame, madame restera ici.

Mme Martinet fit signe à Adrienne de suivre Joe.

– Allez donc, madame, dit-elle. Je vais tenir ici compagnie à M. Joe, qui doit m’entretenir d’un projet d’installation et d’ameublement…

Et elle ajouta, très sérieuse:

– Allez faire vos affaires; nous ferons les nôtres.

Elle adressa en même temps un tel coup d’œil à Adrienne que celle-ci comprit qu’elle ne devait pas insister davantage.

Et elle suivit Joe, cependant que Marguerite restait dans la salle basse.

Cinq minutes plus tard. Joe redescendait et trouvait Mme Martinet à la place où il l’avait laissée. Il lui dit:

– Eh! quoi, madame Martinet, vous n’êtes donc point retournée à Paris?

– Mais si, monsieur Joe… J’y suis bien retournée, mais il est probable que j’en suis revenue, puisque me voilà.

– Et serait-il indiscret, madame Martinet, continua Joe fort aimablement, de vous demander la cause de ce retour?

Et Joe avança galamment une chaise à Mme Martinet:

– Veuillez vous asseoir, chère madame. Nous serons mieux pour causer.

Mme Martinet s’assit, et Joe, ayant approché un nouveau siège, y prit place; puis il saisit la main de Mme Martinet, qui ne la retira point…

– La jolie main, madame Martinet! la jolie main que vous avez là!…

– Monsieur Joe, vous êtes trop aimable…

Et Mme Martinet fit semblant de retirer sa menotte des énormes pattes du nègre. Mais celui-ci s’y était déjà opposé.

– Savez-vous bien, madame, que vous êtes charmante, exquise, adorable?… continuait Joe, dans un crescendo de qualificatifs qui semblait ne point effrayer trop Mme Martinet.

Au contraire, on eût dit qu’elle se prêtait à ce jeu. Il était même évident qu’elle «minaudait».

Joe en était tout ému.

Il n’était plus très maître de ses paroles.

Les derniers mots de son maître, qui lui donnaient carte blanche vis-à-vis de Mme Martinet, le tête-à-tête avec Marguerite, la certitude où il était que rien ne viendrait le troubler, l’amabilité inespérée de la femme du tapissier de la rue du Sentier, autant de circonstances qui concouraient à faire croire à Joe qu’il était en bonne fortune et que nul obstacle ne gênerait certain dessein qui se précisait dans sa cervelle.