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Martinet montait alors la garde derrière le talus, et ce n’est que trois heures plus tard que Pold devait venir l’y rejoindre.

Martinet, comme il l’avait dit à Pold, vit donc arriver Arnoldson. Joe vint à sa rencontre sur le seuil de son auberge; le salua bien bas et referma sa porte.

La porte n’était pas plus tôt refermée que Joe s’écriait:

– Ah! maître! je croyais bien que vous ne viendriez jamais!

– Et pourquoi tant d’impatience, mon ami? demanda Arnoldson.

– Maître! maître! il se passe des choses inouïes!…

– Vraiment? fit Arnoldson, de plus en plus calme à mesure qu’il voyait Joe de plus en plus excité… vraiment?… Et vous plairait-il, mon cher monsieur Joe, de nous dire quelles sont ces choses inouïes?…

– J’arrive de la demeure du prince…

– Oui-da! Voilà bien une vieille nouvelle et qui n’a rien d’effrayant, monsieur Joe… Il y a bien deux heures que vous êtes revenu de chez le prince… Vous ne pouviez rester là-bas, puisque vous aviez l’ordre de m’attendre ici…

– Maître, j’avais reçu également l’ordre de voir le prince… Or…

– Or?… interrogea Arnoldson.

– Or je ne l’ai point vu.

– Et où donc était-il? Mes ordres étaient fort précis. Quelle fut donc sa lubie de s’éloigner en un moment où j’ai tant besoin de lui?

– Où il était? Où il est? Nul ne le sait, maître…

– Joe, mon ami, tu es fou!

– Je vous dis, maître, que le prince a disparu…

– Ah! bah! On l’a enlevé sans doute? fit Arnoldson, incrédule.

– Ne riez pas! Ne riez pas, maître! Le prince est parti sans dire où il allait, sans dire si on le reverrait…

– Oh! oh! c’est donc si grave que cela, monsieur Joe? Vraiment, vous n’arrivez point à m’effrayer… Vos airs affolés me portent à rire… car je suis fort gai aujourd’hui et je vois tout en rose.

– Ah! il n’y a point de quoi être gai, maître. Je vous assure que le prince s’est enfui, entraînant avec lui…

– Et qui donc?

– Mais Lily!… Ils sont partis tous deux!… Ils ont fui tous deux!…

– C’est sans doute qu’il a voulu lui faire voir du pays, à la charmante enfant. Elle s’ennuyait chez le prince, et, comme Agra n’est point un méchant garçon, il aura eu pitié de son ennui… Rassure-toi, Joe: Lily est en notre pouvoir du moment où elle est au pouvoir du prince…

– Erreur, erreur, mon maître! Le prince Agra aime Lily!

Arnoldson s’arrêta devant Joe et lui dit, d’un ton sévère:

– Que prétendez-vous là, Joe?

– Ah! je prétends la vérité. Et apprenez toute la vérité: le prince adore Lily…

– C’est impossible!…

– Demandez-le à ceux qui les ont vus, suivis, espionnés pendant ces huit jours. Le prince aime Lily. Ils vous le diront tous.

– Par l’enfer! s’écria l’Homme de la nuit, tu mens, Joe!

– Maître, c’en est fait de moi si je mens! Mais je vous dis que vous êtes trahi et que le prince ne songe plus qu’à son amour… et qu’il a tout oublié, hors cet amour.

Arnoldson cria:

– Tu m’apportes là des nouvelles fabuleuses. Agra se laisser prendre à un regard de femme? À quoi donc m’auraient servi les vingt années que j’ai consacrées à l’éducation de son cœur?… Tu es fou!…

– Maître… j’ai dit toute la vérité!…

Arnoldson se tut un instant. Il se promena fébrilement par la pièce, puis il dit:

– En admettant même qu’il aime cette enfant… il n’oubliera pas qu’il a un devoir sacré à remplir…

Joe fit:

– Maître, si vous m’aviez laissé tout vous dire, vous sauriez déjà que le prince Agra n’ignore plus que, s’il doit venger sa mère, c’est sur vous qu’il la vengera!

– Allons, allons, Joe, parle, puisque tu sais tant de choses…

– Eh bien, écoutez-moi… Le prince Agra n’est point le seul qui nous trahit, maître…

«Il y a encore Harrison… Oui, c’est Harrison qui a tout appris au prince… C’est lui qui l’a renseigné sur le mystère de sa naissance… c’est lui qui lui a prouvé que vous l’aviez trompé en rejetant sur les Lawrence un crime que vous avez été seul à commettre… N’était-il point au courant de tout? Il savait dans quelles conditions vous aviez abandonné la mère, il savait dans quelles conditions vous aviez abandonné l’enfant. Il a tout dit…»

– Et pourquoi Agra l’a-t-il cru? rugit l’Homme de la nuit.

– Parce qu’on croit toujours un homme qui va mourir.

– Harrison est donc mort?

– Il est mort, oui, mon maître… Il s’est tué. Il est mort dans les bras du prince Agra. Il s’est tué de dégoût pour la vie…

La colère d’Arnoldson atteignait la fureur.

– Ah! l’imbécile! cracha-t-il.

– Quelques heures après la mort d’Harrison, le prince quittait son château avec Lily… On ne sait ce qu’ils sont devenus…

Soudain, Arnoldson éclata d’un rire terrible…

– Qu’ils s’aiment donc! Que veux-tu que cela me fasse, à moi?… Ils sont partis certainement pour quelque Côte d’Azur où ils s’aimeront… qu’ils y restent! Je te jure que je saurai les retrouver quand la fantaisie m’en prendra. Et je leur apprendrai à mieux connaître l’Homme de la nuit.

Arnoldson rit encore…

– Est-ce que cela empêchera la mère de Lily de venir me trouver ce soir, Joe?… Le crois-tu?… Joe! que le prince aime la fille… tu sais bien que rien au monde ne m’empêchera d’aimer la mère!…

Et l’Homme de la nuit ajouta, d’une voix sinistre:

– Elle se dévouera, cette nuit, à une cause perdue d’avance… Tu ne trouves pas, Joe… que c’est mieux ainsi?… et que, dans quelques minutes, quand je l’aurai, dans mes bras, alors que je saurai sa fille dans les bras d’un autre, je n’aurai vraiment plus rien à désirer sur cette terre et qu’il ne me restera plus qu’à mourir de joie?

Arnoldson se dirigea vers l’escalier qui montait au premier étage et dit:

– Vois-tu, Joe… on croit me trahir. On me sert tout de même!

Arnoldson, montrant de son index le plafond, ajouta:

– Je l’attends là-haut! Voilà une nuit qui va me faire oublier vingt années de torture!…

Et Arnoldson gravit lentement l’escalier qui le conduisit dans cette chambre dont on voyait la fenêtre, éclairée, dans là nuit.