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– Monsieur Joe, fit Mme Martinet, vos paroles m’effraient… car je ne les comprends pas. Que signifie tout ceci?… Et où voulez-vous en venir avec cette histoire de rhum? Joe posa le verre sur la table.

– À ceci, dit-il. Je veux en venir à ceci: Il est nuit, il est tard dans la nuit… Nous sommes au fond du bois de Misère… Vous êtes chez moi, vous m’appartenez en quelque sorte, car je puis faire de vous, à cette heure, ce qui me plaît. Eh bien, je n’userai point de ma force, je n’abuserai point de cette solitude… bref, vous n’aurez rien à craindre de moi si vous buvez ce rhum… Mais buvez-le, madame Martinet, buvez-le! ou… sinon…

Joe eut un geste terrible de menace. Mme Martinet se leva brusquement:

– Ah! mais vous êtes fou! fou à lier!… Mon pauvre monsieur Joe, je ne vous reconnais plus… Vous, si calme et si doux d’ordinaire, vous voilà comme un lion! Et pourquoi? Parce que je ne bois pas un verre de votre rhum!… Ma parole, craignez-vous que je vous aie empoisonné?…

Joe fut tout abasourdi de cette sortie. S’il y avait une chose à laquelle il ne s’attendait pas, c’était bien celle-là. Mme Martinet elle-même disait tout haut ce qu’il redoutait tout bas… Se serait-il trompé, par hasard? Aurait-il été imbécile à ce point?

Quoi qu’il en fût, il croisa les bras et dit:

– Et quand cela serait?… Et si je croyais que vous avez voulu m’empoisonner?… Raison de plus, chère madame, pour que vous me détrompiez tout à fait.

Mme Martinet éclata d’un rire nerveux.

– Oh! j’en rirai longtemps, longtemps, faisait-elle. Pauvre monsieur Joe!… Allons, allons, puisqu’il en est ainsi, passez-moi votre verre.

Elle avançait la main pour le recevoir.

Joe paraissait de plus en plus ahuri. Il lui donna le verre.

Mme Martinet riait toujours.

– Eh bien, mon vieux Joe, fit-elle familièrement, si nous sommes empoisonnés, nous le serons tous les deux. Puisque vous m’aimez, vous ne refuserez pas de mourir avec moi…

Et elle prit le verre… Et elle riait toujours…

D’un seul coup, elle vida la moitié de la liqueur et tendit le reste à Joe.

– À votre tour, monsieur Joe, et entonnons le De profundis!…

Joe cria:

– Je ne suis qu’un triple idiot!

Et il absorba ce qu’elle avait laissé.

Mme Martinet était retombée sur sa chaise et ne riait plus.

C’était Joe maintenant qui riait.

Il riait de son erreur, il riait des idées saugrenues qui lui étaient passées par la cervelle, il riait aussi un peu de la peur qu’il avait eue.

Mme Martinet lui apparaissait maintenant ce qu’elle devait être, c’est-à-dire une bonne petite-bourgeoise sans malice, ennemie de toute grosse aventure et ignorante du drame.

Et, quand il songeait, à part lui, qu’il avait pu croire une seconde qu’elle avait tenté de l’empoisonner, il ne trouvait pas de termes assez puissants pour qualifier sa stupidité.

Et il riait, il riait…

– Madame Martinet, lui dit-il, je suis tellement bête que mon châtiment sera de vous le prouver. Eh bien, oui, c’est vrai, j’ai cru que vous alliez m’empoisonner. J’ai cru cela!… Je suis une brute.

Mme Martinet leva vers Joe des yeux un peu troubles.

– Vous avez perdu la raison, monsieur Joe…

Elle ouvrait ses yeux très grands, comme si elle luttait contre une force supérieure qui allait lui clore les paupières.

– Certes, continuait Joe.

Il glissa sa chaise contre celle de Mme Martinet; puis il prit la taille de Marguerite, qui ne se défendit que faiblement, mollement, avec des gestes imprécis, comme si elle était infiniment lasse…

Joe se montra encore plus entreprenant, et l’étreinte dont il serra Mme Martinet arracha un faible cri à cette dernière.

Mais l’étreinte se desserra subitement. Joe lâcha Mme Martinet. Il lui sembla tout à coup qu’un nuage épais passait devant ses yeux. Une lourdeur soudaine au cerveau lui fit courber la tête. Ses membres lui parurent infiniment pesants. Il laissa ses bras tomber au long du corps.

Puis il eut un regard de bête. Il promena ce regard inintelligent sur tous les objets qui l’entouraient. Il ne l’arrêta point sur Mme Martinet. Elle ne l’intéressait plus. Elle n’existait plus.

Ses mains s’agrippèrent à la table. Elles s’y attachèrent. Il se cramponna à cette table comme un naufragé se cramponne à une planche de salut.

Autour de lui, toutes choses tournaient, se livraient à une sarabande désordonnée.

Des bourdonnements emplissaient ses oreilles.

Et il eut la sensation qu’il avait été réellement empoisonné.

Alors d’un effort furieux il se dressa.

Mais ses jambes flageolaient.

Et il regarda à nouveau Mme Martinet. Il voulut faire un pas vers elle. Il voulut même brandir le poing.

Mais il fut rejeté contre la table par une secousse intérieure qui le laissa là, annihilé, sans un mouvement, sans la possibilité d’un mouvement, brisé, à demi mort.

Mais il voyait encore. Il percevait les mouvements de Mme Martinet. Celle-ci était à genoux. Elle se traînait au travers de la pièce… Elle faisait des efforts inouïs pour atteindre la fenêtre, dont le volet était resté ouvert.

Elle geignait. Une plainte à peine perceptible s’échappait de sa bouche.

Par instants, elle s’arrêtait. Sa tête allait de droite et de gauche, d’un mouvement lent et rythmé.

Elle se traîna encore. Maintenant, elle était à quatre pattes. Puis elle fut allongée sur le carreau. Elle s’efforçait d’avancer encore… Sa tête se dressait vers la fenêtre, ses yeux mourants regardaient la fenêtre.

Enfin elle y fut. Et Joe la vit qui, péniblement, essayait de se dresser sur un genou.

Mais elle n’y parvint pas.

Et elle retomba lourdement, étendue de tout son long…

Et Joe lui-même n’eut plus la force de regarder. Il lui sembla qu’il allait mourir…

Ces deux corps n’eurent plus un mouvement, plus un frisson. La lampe brûlait toujours sur la table.

Les minutes s’écoulèrent, silencieuses et lentes.