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– Non, madame.

– Je vous plains, dit Catherine.

– J’ai fait ce que j’ai pu; mes prédications furieuses contre les hérétiques, l’audace de mes attaques contre le roi votre fils avaient fini par m’exalter… mais je suis retombé dans mon néant…

– Pourquoi? demanda vivement la reine.

– Parce que j’ai rencontré cette femme: parce que l’amour que j’avais cru étouffé s’est réveillé plus violent que jadis!…

Les yeux de Catherine lancèrent un éclair.

– Je le tiens! songea-t-elle.

Il y eut quelques minutes de long silence pendant lesquelles Catherine se garda de faire le moindre geste. Elle comprenait que Panigarola était bien loin d’elle en ce moment, et que l’image d’Alice évoquée le dominait tout entier.

Ce fut le moine qui revint le premier. Il s’arracha à ses pensées et fixa sur la reine un regard interrogateur.

– Vous voulez savoir ce que je suis venue faire ici? demanda Catherine.

– J’ai le devoir d’écouter Votre Majesté, mais non le droit de l’interroger.

– Eh bien, je vais donc faire comme si vous m’aviez interrogée, et vais répondre à la question que je lis dans vos yeux. Marquis, c’est un cas de conscience qui m’amène à vous. Rassurez-vous, je ne viens pas vous demander d’être mon confesseur… d’autant que vous venez de m’avouer votre incroyance avec un cynisme qui vous enverrait tout droit au bûcher si… si je n’étais Catherine de Médicis…

Le moine avait repris son attitude de statue. Rien ne paraissait frémir ou vivre en lui.

– C’est bien un cas de conscience que je veux vous exposer. Je pense que vous êtes comme moi intéressé à sa solution. Dites-moi, marquis, ne pensez-vous pas que vous êtes assez vengé, et qu’Alice a assez souffert?

Cette fois les paupières baissées du moine se relevèrent lentement et son regard se fixa sur la reine avec épouvante.

Catherine sourit… décidément, elle tenait son homme.

– Vous me parliez d’une lettre, reprit-elle, une lettre qu’elle a écrite sous votre dictée et que vous m’avez remise: je vais vous dire, marquis. Cette lettre, je veux la rendre à la malheureuse. Moi, je trouve que c’est assez. Et vous?

– Je suis de l’avis de Votre Majesté, dit Panigarola d’une voix morne.

«Ah! ah! songea la reine. Joue-t-il au plus rusé?… Non, par la madone, il n’est que trop sincère.»

Et elle ajouta:

– Je suis heureuse de ce que vous me dites là, car la lettre… eh bien, je l’ai déjà rendue à Alice.

Panigarola dit d’une voix paisible – trop paisible pour l’oreille exercée de Catherine:

– En sorte que la voilà libre? je veux dire: délivrée de vous, madame.

– Et de vous, mon révérend père.

– Je ne l’ai jamais menacée.

– Allons, marquis, vous êtes encore un enfant. Faut-il vous dire que j’ai assisté à la scène de la confession d’Alice dans Saint-Germain-l’Auxerrois? À l’entrevue que vous avez eue avec elle, chez elle? J’ai tout vu, tout entendu, sinon par mes yeux et mes oreilles, du moins par des yeux et des oreilles qui m’appartiennent. Je sais que vous aimez Alice. Je sais que vous avez ravalé votre noble élégance au hideux métier de crieur des trépassées pour pouvoir, la nuit, aller rôder et sangloter autour de sa maison. Vous l’adorez encore, vous dis-je! Et tout ce que vous avez trouvé de mieux pour venger votre passion humiliée, c’est de vous enfermer dans cette abominable cellule et de vous ensevelir sous un froc!

– Vous ai-je dit que je ne l’aimais pas, fit le moine.

Et cette fois la statue parut s’animer. Il y eut des frémissements dans les plis du froc. La voix prit une intonation douloureuse.

– Je l’aime! continua-t-il. Et j’éprouve une joie affreuse à dire tout haut ce que je me répète tout bas dans le silence de mes nuits sans sommeil. Oui, mon cœur sanglote, et pour labourer ma poitrine, je n’ai pas besoin de ce cilice, mes ongles la fouillent sans que je parvienne à arracher ce misérable cœur. Oui, ma pensée a sombré dans un océan de désespoir, et lorsque, éperdu, je lève les yeux au ciel, je n’y découvre pas l’étoile qui pourrait me ramener à l’apaisement. Humanité! Je t’ai sondée: tu n’es que souffrance… Royauté, puissance! je t’ai regardée face à face: tu n’es que vanité… Dieu, espoir suprême, je t’ai cherché: tu n’es que néant… En moi, madame, il ne reste plus rien; je suis une ombre, moins qu’une ombre… Et pourtant, lorsque je m’étudie, lorsque j’entre dans les obscures profondeurs de ma conscience, parfois, dans la nuit de mon deuil, dans la ténèbre de mon désespoir, je vois luire l’aube incertaine et vacillante d’un sentiment nouveau…

Le moine baissa la tête comme s’il eût cherché à saisir ce sentiment dont il parlait, à fixer cette lueur peut-être consolatrice qui s’éveillait au plus profond de lui-même.

– Quel est donc ce sentiment? demanda Catherine étonnée, subjuguée peut-être.

– La pitié, répondit le moine. Ah! madame, je sais que je vous parle en ce moment une langue ignorée de vous, inconnue des hommes de ce temps… Et pourtant, il m’arrive de me dire que la pitié sauvera le monde. Oui, lorsque les hommes auront pitié les uns des autres, lorsqu’ils comprendront quelle est leur commune faiblesse, lorsque les puissants auront pitié du malheur des pauvres, lorsque les pauvres auront pitié du néant des riches, alors peut-être les hommes s’uniront, alors il n’y aura ni rois ni sujets, ni riches ni pauvres, ni maîtres ni serviteurs… alors il n’y aura que des hommes essayant de se donner la main les uns aux autres…

– Folie! murmura Catherine. Rêves insensés d’un esprit aux abois! Allons! je n’ai à faire ici.

Le moine entendit ou n’entendit pas. Mais il continua: Voilà ce que parfois je songe, Majesté… Alors je sens mes douleurs s’apaiser peu à peu. Alors je renonce à rôder autour de la femme que j’aime. Alors je m’enferme dans cette cellule, et c’est de la pitié qui s’élève de mon cœur vers cette malheureuse qui me bafoua, qui me fit souffrir, mais qui a souffert aussi, qui souffre plus que moi peut-être…

– Vous êtes de bonne composition, marquis… dit Catherine en se levant.

Panigarola s’inclina lentement comme s’il n’eût eu plus rien à dire.

La reine fit deux pas vers la porte.

Tout à coup, une idée soudaine la fit s’arrêter court. Elle se retourna à demi vers le moine courbé dans une attitude où il y avait plus de politesse pour la femme que de respect pour la reine.

– Je vous félicite, dit-elle sans ironie apparente. Alice sera donc heureuse, puisque la voilà délivrée de vous qui vous baignez dans les eaux bienfaisantes de la pitié; délivrée de moi qui n’ai aucun intérêt à tourmenter cette pauvre enfant. Elle sera heureuse, cette chère Alice, d’autant plus qu’elle partagera ce divin bonheur avec l’homme qu’elle aime…