Renoncez à vos prétentions. Inclinez-vous. Vous aviez de bons arguments vous aussi, en effet, Crab a douté qudquefois, mais que pouviez-vous sérieusement espérer? Vous n'avez aucune honte à avoir. En vérité, c'était joué d'avance.

Mais c'est sur le ring que Crab donne toute sa mesure. Il écrase des nez, poche des yeux, fend des lèvres, décolle des orèilles, brise des mâchoires du matin au soir – et nul ne sera épargné. Ni vous, quand vous y monterez à votre tour. Et il le faudra bien. L'affrontement est inévitable.

Crab apprend par le journal qu'un immeuble s'est effrondré. La femme de sa vie gît sous les décombres. Un avion s'écrase. On retrouve le corps de la femme de sa vie dans les débris de l'appareil. Parmi les victimes du dernier bombardement, il y a la femme de sa vie. Parmi les victimes du séisme, parmi les victimes de l'épidémie, parmi les victimes du naufrage, il y a la femme de sa vie.

Cette autre est assise sur un banc, que fait-elle? Lit. Elle abandonne un moment sa lecture et regarde l'homme assis sur le banc d'en face – une allée les sépare -, ce malheureux a les paupières closes, lourdes et plissées, dix centimètres de peau en accordéon sur chaque œil et son nez est une grappe de nez. Ses vêtements précèdent une mode depuis longtemps dépassée. Le pantalon trop court découvre des mollets blancs, luisants comme de l'œuf, ou vernis. Au reste, il est à sa place dans ce triste jardin de pelouses noyées où le ciel s'enlise, jonchées de statues abattues qui se décomposent comme des corps sur un champ de bataille. Quelques canaris morts en cage, empaillés, poussiéreux, sont autant de pauvres moineaux. Les arbres dorment debout, les dernières feuilles se détachent de leurs branches, maintenant ou plus tard, comme un oiseau perché s'envole, sans plus de nécessité, se laissent tomber soudain, lâchent tout – et l'une d'elles effleurant le front de Crab le réveille, qui lentement s'étire, ouvre les yeux: une jeune femme est assise en face de lui, sur un banc – une allée les sépare -, aussi gracieuse et blonde que si sa robe était à vendre, son visage est une eau frémissante dont la transparence n'épuise pas le mystère. Au reste, nul décor ne saurait mieux convenir à sa beauté limpide que ce jardin d'hiver: le ciel d'aujourd'hui se reflète dans le ciel d'hier où dérivent au gré de la lumière et de l'ombre des statues de reines évanouies. Quelques moineaux ébouriffent leurs plumes au pied des grands arbres dénudés qui secouent leurs dernières feuilles – et l'une d'elles justement a réveillé Crab en effleurant son front, puis se pose comme une fleur sur les genoux de la jeune femme.

Car la beauté objective du monde profite de certains regards, elle pâtit de certains autres. Et ceux qui lui profitent croisent ceux dont elle pâtit – dès lors, comment savoir si le monde est beau? Ce qui est sûr, en revanche: dans cet échange de regards, Crab fait toujours la bonne affaire.

(Lorsque, par hasard et toujours furtivement, son regard rencontre celui d'une femme, Crab croit y lire à chaque fois en confidence toute la tristesse de ses jours, la folie de ses pensées secrètes et tout son amour implorant, qu'elle lui révèle ainsi d'un coup, qu'elle lui jette à la figure, dont il fera ce qu'il voudra. Il se trompe peut-être.

Car, d'un autre côté, jamais aucune femme ne s'est retournée sur son passage. Crab peut l'affirmer, s'étant lui-même retourné sur le passage de toutes les femmes qu'il a croisées dans sa vie. Une fois cependant – sachons compatir aussi quand un événement heureux égaye son existence -, une femme se retourna sur lui, vivement, une jolie jeune femme, sans mentir, et le héla, mais trop tard, Crab déjà se perdait dans la foule, serrant sous sa veste le petit sac de cuir noir arraché au passage.)

*

Le sexe des femmes s'ouvre dans l'écartement de leurs pieds – il est aussi profond que leurs jambes sont longues. C'est en tout cas l'opinion de Crab qui, pour cette raison, quand il rencontre une femme, baisse le nez et fixe le sol entre ses chaussures.

Crab s'éprend de la fille et de la mère, mais celle-là encore un peu frêle et celle-ci hélas un peu fanée. Il faudra les revoir quand la fille aura pris deux ou trois ans et sa mère rajeuni d'autant: Crab sera patient.

En réalité, Crab aborde et entreprend plus volontiers les femmes enceintes, considérant que le plus gros est fait. Leur conquête sera chose facile. Il s'épargnera ainsi ces manœuvres d'approche et de séduction dont la brutalité l'a toujours effrayé – les mots n'ont qu'une signification, draguer signifie très exactement toucher le fond et remonter dans ses mets le corps nu d'une adolescente atrocement mutilé. Mais les femmes enceintes s'offrent d'elles-mêmes, elles devancent le désir de Crab, leur consentement ne fait aucun doute, déjà elles portent son enfant. Il n'y a plus qu'à les cueillir.

Aussi bien, ce n'est pas la peine. La cause est entendue. Il a d'emblée tout obtenu d'elles – que leur reste-t-il à vivre ensemble? Mieux vaut partir avant que la routine n'ait raison de la belle aventure. D'autre part, au point où ils en sont de leur histoire, à ce degré d'intimité, les phrases rituelles, banales, évasives, qu'échangent les inconnus pour rompre la glace sonneraient faux. Sagement, Crab passe à côté des femmes enceintes sans leur adresser la parole. Sagement, elles ne tentent jamais de le retenir.

(Ne croyez pourtant pas que Crab se désintéresse ensuite des enfants qui viennent au monde. Souvent, il va les regarder jouer dans les squares; plus tard, il les guette à la sortie de l'école, le cœur battant – mais ils se dispersent sitôt dehors, seuls ou par petits groupes, certains montent dans des cars, d'autres enfourchent leurs bicyclettes, nul ne prête attention à Crab, ayez des enfants.)

*

– Monsieur, madame, laissez-moi passer! Vous gênez! Votre amour encombre la ville! Dégagez le trottoir! Les quadrupèdes, c'est deux pattes devant, deux pattes derrière, un seul cul, on peut les doubler par le flanc! Vous faites obstacle! Vos petits pas ralentissent le monde! Plus vite! Nous sommes sur un trottoir, trottez! Ou rompez votre farandole égoïste!

Finalement, l'homme et la femme pris à parti s'écartent toujours l'un de l'autre pour le laisser passer: le samedi soir, Crab peut briser ainsi cinquante ou soixante couples qui semblaient jusqu'alors très soudés – s'ils se reforment derrière lui, peu lui importe, ce rabibochage ne tiendra pas longtemps. Elle fera bientôt ses valises, ou il la quittera sans un mot.

*

La virginité de sa femme, Crab s'en est d'abord réjoui – ainsi, elle l'avait attendu. C'était réellement très émouvant. Un cadeau merveilleux. Il fut tendre en retour, éperdu de reconnaissance, il lui parla doucement pour la rassurer, il n'appuya pas ses gestes, il la déflora sans brusquerie. La virginité de sa femme le vexerait plutôt, à présent, s'y cogner encore trois ans après leur rencontre, cet hymen à crever tous les soirs, reconstitué le lendemain – occupe-t-il si peu de place dans ses souvenirs? Crab a parfois le sentiment désagréable que sa femme angélique et si patiente l'attend encore.

Sauterait de joie à son approche. Réellement, bondirait. Aurait de l'amour et de la compassion et de la gratitude pour lui dans le regard. Irait faire ses courses. Aimerait plus que tout au monde se promener avec lui dans la campagne. Le défendrait contre l'ennemi au péril de sa vie. Le lécherait avant que Crab ne lui demande. Se laisserait caresser le ventre. Le suivrait partout. Ne lui survivrait pas. Serait un chien, qui d'autre?

Il y a donc complot. C'est maintenant évident. Elles auront voulu tester l'efficacité de leur stratégie sur un homme pris au hasard, isolé dès le berceau et quotidiennement soumis à ce traitement cruel par la suite. Crab bien malgré lui, àson insu, aura servi de cobaye. Devant le succès inespéré de l'opération – destruction morale, mort psychique de l'individu, déchéance physique -, les femmes ne tarderont vraisemblablement pas à étendre leur indifférence à tous les autres hommes.

Crab renie son œuvre à venir. Ce n'est pas aujourd'hui qu'il écrirait des choses pareilles. Il ne lui viendrait même pas à l'idée aujourd'hui d'écrire des choses pareilles. Bien différentes sont les choses qu'il écrit aujourd'hui, sans rapport, autrement impérieuses et nécessaires, aucunement des ébauches maladroites et émouvantes des livres qu'il écrira plus tard et qu'il renie, tous, en bloc. Cette mise au point devait être faite, à ce moment du récit. Qu'on ne s'avise pas après cela de le juger sur ses prochains ouvrages, puisque lui-même les désavoue publiquement, puisqu'il les écarte sans hésitation de la liste complète de ses œuvres, il serait bien injuste de les critiquer et de souligner leurs faiblesses.

Mais encore, Crab se reproche sa conduite future. Il n'en est pas fier du tout. Il n'agirait sûrement pas ainsi aujourd'hui. Ses regrets sincères suffiront-ils à lui gagner notre indulgence? Ce serait désespérer de l'homme que de ne pas en tenir compte. Crab ne veut rien avoir de commun avec celui qu'il va devenir. Il ne se chargera ni de ses œuvres ni de ses crimes. Il refuse de payer pour lui.

D'un côté, nous avons Crab, son existence digne et simple, ses puissants travaux d'écriture, et, de l'autre, l'homme qu'il va devenir, pour le moins imprévisible – pas de confusion.

Les manuscrits de Crab sont maculés de pâte dentifrice, de café, de graisse, de terre et de cambouis, de larmes, de sauces, de sang, de sperme, entre lesquelles taches courent ces lignes porteuses d'une vision du monde absolument nouvelle, défendue par un style libéré de toute convention, de tout automatisme, qui souligne encore l'originalité de l'œuvre et la singularité de son auteur.

*

Les passants croisent leurs salives sans se mélanger davantage, recroquevillés sur leur sang affolé comme un poisson rouge dans un petit sac – c'est bien parti et pourtant Crab s'interrompt, il y a un problème: la métaphore qui exprime ici ou évoque la solitude indivisible de chaque être bouclé dans son propre sang, cette même métaphore du poisson rouge lui est déjà venue en écrivant, hier ou avant-hier, alors qu'il s'exerçait comme tous les jours à décrire sans les nommer les objets disposés devant lui sur une table, des fruits en l'occurrence. A ce moment-là déjà, Crab eut le sentiment de toucher juste en substituant à l’orange ce même poisson rouge et sa nage en rond dans un petit sac, qui rend compte à la fois de la forme du fruit, de sa couleur et de son intimité, sa chair élastique puis juteuse, presque liquide, les arêtes du poisson pouvant sans abus être assimilées aux pépins du fruit en ce qu'ils appartiennent pour la dent au même ordre de réalité, quelque chose de dur dans le mou qui surprend désagréablement, que l'on crache.