Ayant finalement monté quatre hauts murs à force d'empiler autour de lui les livres innombrables nés de son imagination, Crab eut la désagréable surprise de constater qu'il manquait une porte, qu'il avait oublié de prévoir une porte donnant sur l'extérieur, et qu'il resterait enfermé là, sans aucune chance ni aucun espoir d'en sortir – car essayez un peu de démolir une telle œuvre, ou d'en retrancher quoi que ce soit! -, jusqu'à sa mort, après sa mort comme avant.
Crab dans un tronc creux attend la nuit, alors se glisse dans son terrier, attend le jour.
Son visage de glaise amolli par l'humidité de la nuit sèche instantanément, alors dur comme pierre, dès que le touche le premier rayon du soleil, Crab exprime ainsi jusqu'au soir, grimace ou sourire, l'humeur qui était la sienne au réveil. Puis la nuit revient et ses traits s'estompent dans le sommeil, son visage se décrispe, lentement se décompose, se défait, une grosse boule de glaise molle reposera sur son oreiller jusqu'au matin: de nouveau, selon la journée qui s'annonce, sa gaieté ou sa morosité, affichée, sera saisie, fixée comme un masque sur son visage, quand bien même un événement inattendu, attristant ou réjouissant, bouleverserait le programme: cette mine de circonstance apparaît alors franchement stupide, parfois inconvenante. Telle est pourtant la nature de Crab, sa matière même. Sa chair sensible saisie au bon moment retiendrait le frisson de la volupté.
Mais était-ce une bonne idée? Et que faire maintenant? Recoller les morceaux et vernir? Crab pendant la cuisson se brisa.
Employé aux poussières, Crab est le meilleur dans sa partie, sans rival, la poussière lui est familière, il sait comment l'approcher, il sait la prendre. Certains gestes sont à éviter qui la mettent en fuite, elle se disperse alors, allez la rattraper. Mais Crab ne la brusque jamais, au contraire, il la laisse venir à lui, ayant repéré les surfaces et les lieux qui l'attirent, ses coins favoris, il se poste là sans bouger, il l'habitue à sa présence discrète et peu à peu la poussière se montre, timidement d'abord, très fine, diffuse, elle volette à travers la pièce, elle ne touche à rien, puis, comme Crab ne remue toujours pas, elle se multiplie, elle sort des murs, elle entre par les fenêtres, par la cheminée, en flocons, plus épaisse et qui s'accroche cette fois, elle tient, elle recouvre les tables, les chaises, les fauteuils, elle s'accumule et frise sous les armoires – enfin, puisque décidément Crab fait partie des meubles, elle se pose sur ses épaules, sur ses souliers. Rien de plus facile pour lui que de s'en saisir alors.
(Ici ou là, des jaloux, des incompétents prétendent que toute cette poussière vient de lui, en réalité, qu'il la produit lui-même, qu'il s'effrite, se désagrège, et que son mérite est nul – saletés encore que Crab balaye d'un revers de main.)
Il fait pousser des fruits dans son potager, pommes, poires, abricots, et toutes sortes de légumes dans son verger. Mais quand on lui dit vraiment votre esprit de contradiction systématique devient ridicule, Crab répond pas du tout, vous n'y êtes pas du tout, essayez, je vous l'assure, c'est réellement beaucoup mieux, d'un bien meilleur rapport, j'ai doublé ainsi ma production de fruits et légumes, on se trompait, reconnaissons-le, de là nos saisons sans récoltes, les effroyables pénuries, les famines, et mes bêtes pareillement engraissent plus vite, plus grosses, et se multiplient depuis que les moutons dorment dans l'étable et les vaches dans la bergerie.
(Tombe du ciel subite, lourde, chaude, et qui perce, quelle averse, Crab rentre la tête dans les épaules, fait le dos rond, se hâte, mais il pleut du sang sur ses pantalons, sur ses souliers, petit effort de réflexion et tout s'éclaire: c'est une panthère.)
Une ville magnifique sort de terre sur les talons de Crab. De larges avenues témoignent de son passage, formées spontanément derrière lui tandis qu'il progresse avec peine dans la boue et les ronciers, ou de pittoresques ruelles quand il titube de fatigue après une journée de marche: son sillage goudronné ordonne une ville idéale, de calme et de fête, où il fait bon vivre. Là où Crab a eu soif, on se heurte maintenant à une fontaine. Un restaurant fameux vient d'ouvrir à l'endroit précis où tout à l'heure il s'est senti défaillir. L'arc parfait d'un pont se reflète dans l'eau et vous traversez comme une flèche ce fleuve dont Crab connaît le fond vaseux. Un bel escalier fait pour vous l'ascension de la butte que Crab a gravie sur le ventre en s'agrippant aux racines et aux branches des épineux. Et, dans chaque rue nouvellement tracée, une femme se promène, qui rêve de rencontrer un homme comme lui. Mais Crab poursuit son errance solitaire, sans se douter de rien, en avant, toujours plus loin vers l'horizon, il cherche la ville qui s'étend dans son dos, où ses moindres désirs sont exaucés presque immédiatement.
Quelques repères biographiques, Crab est né lorsqu'il était petit d'un père notaire, puis il passe toute son enfance dans une région agricole réputée pour ses plantes médicinales. Il a un peu plus de vingt ans lorsqu'il signe sa première œuvre, c'est-à-dire la plus ancienne de ses œuvres connues à ce jour. Il ne sort jamais sans un petit carnet sur lequel il note à la volée ses réflexions et ses observations, sans souci de classement – on y trouve fort peu de considérations introspectives ou autobiographiques, mais, à l'exception de lui-même, tout excite sa curiosité. Son esprit inventif, rapide, court-circuite le raisonnement logique, servi par une imagination féconde et une perception immédiate des analogies les plus ténues. Le monde tel qu'il est ne le satisfait pas, il songe à des réformes radicales. La femme constitue à ses yeux le «grand mystère», l'«acte d'accouplement» lui fait horreur et la procréation lui inspire un sentiment d'angoisse insupportable. Il a trente et un ans lorsqu'il reçoit commande de La vi erge aux rochers , actuellement exposée au musée du Louvre à Paris.
(Les doigts de Crab se rétractent au contact des corps nus, leurs pilosités frisées l'épouvantent, c'est être abandonné par sa mère dans la forêt la nuit, et les moiteurs tropicales de la peau écœurent son désir qui s'effritera sinon sur ses rugosités de vieille écorce, mais le coton d'un seul tenant, la soie sans défaut, tous les tissus, le nylon électrique, le cuir léger des chaussures, le drapé lourd des manteaux d'hiver – habillez-vous vite, Mademoiselle, n'oubliez ni votre joli foulard, ni votre joli chapeau, voici vos gants -, cette nudité là le rend fou.)
Ces personnages importants, reconnus tels, les uns par les autres même, mais de loin, qui ne se croisent jamais, voisins de qualité qui ne se fréquentent pas, par amour-propre ou faute d'un hasard favorable, et qui auraient peut-être beaucoup de choses à faire ensemble, ces destins exceptionnels ramassés dans la petite seconde de rétrospective panique du noyé, ces bribes de bribes, ces bris, ces débris de vies illustres, tous ces hommes foudroyés au cœur de leur subjectivité, incapables d'échanger leurs vues malgré le vocabulaire abondant dont ils pourraient disposer, à portée de leurs bouches scellées, autant de mots inutilisables, également cernés, butés, clos sur leur sens le plus strict – manque un chef qui rallierait ces hommes orgueilleux, dramatiquement isolés, seuls encore parmi leurs semblables d'exception, un grand organisateur qui les rassemblerait pour de bon, qui coordonnerait leurs efforts et leur enseignerait une langue souple et précise, une langue pour inventer, découvrir, conquérir, pour faire enfin cause et œuvre communes. Le dictionnaire attendait son héros. Ce sera Crab.
Puisqu'il fait son entrée dans le dictionnaire. Il aura fallu le temps. Mais voici son mérite reconnu, Crab occupe la place qui lui revient naturellement parmi les immortels, ces glorieux personnages qui ont fait honneur à l'espèce humaine, ceux qui ont enrichi le monde de leurs travaux, de leurs œuvres ou de leurs découvertes. Crab est l'un d'eux. Bien sûr, on pourrait se plaindre du portrait, assez peu ressemblant, déformé, comme dilaté, et puis Crab n'apparaît pas exactement là où l'attendait l'ordre alphabétique, entre Coysevox Antoine (Lyon, 1640 – Paris, 1720), sculpteur français, lui aussi, représentant typique du style Louis XIV, et Crabbe George (Aldeburgh, Suffolk, 1754 – Trowbridge, 1832), poète anglais, lui aussi, auteur de Le Vil lage (1783) et Le Bourg (1810), deux livres qui se valent. Détails sans importance. L'essentiel est qu'il y soit, désormais inoubliable.
A quel titre a-t-il été finalement admis? se demandera-t-on. Pour laquelle de ses découvertes, laquelle de ses victoires, lequel de ses exploits?
Certes, chacune de ces raisons possibles, et la moindre d'entre elles, aurait suffi à justifier cette distinction par ailleurs un peu tardive, c'est toutefois pour une autre encore qu'il doit d'être là: comme il s'était arrêté pour souffler au milieu d'une page du lourd volume ouvert sur la table, une main tombant du ciel sèchement le referma.
(Crab se retourne brusquement sur son passé. Mais rien. Il aura rêvé.)
Parmi les nombreux actes de malveillance des parents de Crab à son égard, le plus néfaste fut certainement d'avoir appelé Crab aussi son frère jumeau et parfait sosie, d'où quiproquos et méprises en série depuis leur enfance, qui se poursuivent aujourd'hui. Et nous comprenons mieux soudain le destin mouvementé de Crab, pourquoi toutes ses aventures, cette vie incessante et sans répit nous étonne beaucoup moins maintenant que nous savons qu'ils sont deux pour la vivre. Elle n'a en fait plus rien d'exceptionnel. C'est même exactement la petite existence médiocre et routinière dont nous ne voulons à aucun prix.
Crab à dix ans ressemblait tant à son père qu'il fut souvent battu comme plâtre par sa mère dont il était le portrait craché affirmait son père en le rouant de coups.