Sous bien des angles, donc, la métaphore du poisson rouge qui nage en rond dans un petit sac convient davantage à l'orange. Et pourtant, comment le nier, l'homme a une manière d'être seul dans la foule qui appelle aussi bien la métaphore, puisque tous ses réflexes d'esquive et de repli craintif seraient justifiés s'il transportait réellement un poisson rouge dans un petit sac. Et son sang affolé tourne, tourne, comme ce poisson dans le petit sac, cherche la sortie qui n'existe pas.

Crab va devoir choisir. Impossible en effet d'utiliser deux fois la même métaphore pour suggérer, par surcroît, deux réalités si différentes. Il hésite encore. Il n'a envie de renoncer ni à l'une ni à l'autre. C'est au demeurant un cas de conscience qui n'a rien d'exceptionnel pour lui. C'est même exactement le genre de problème qu'il rencontre sans arrêt, plusieurs fois par jour et depuis des années. Tels sont les soucis quotidiens de Crab, moins légers qu'il n'y paraît.

(Crab lit dans un parc, c'est encore un passage amusant, et, relevant la tête, il regarde avec un sourire les gens autour de lui pour les prendre à témoin de la drôlerie de la scène. Ah mais non, quelle bêtise, placés où ils sont, ils n'ont rien pu voir.)

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Simplifier. Simplifier. Complexité signale l'embarras, ou l'erreur, ou le mensonge. Tours et détours de la complexité, vol d'oiseau en cage, inutile complexité. Complexité ne retient du savon que la leçon de luge et la chute qui s'ensuivit. Complexité vicieuse qui joue avec le fil, qui ne veut rien savoir – est au départ, est à l'arrivée. Simplifier plutôt. Simplifier comme se dépouiller, se dessaisir, le geste le plus généreux de l'amour. Simplifier à l'extrême. Simplifier pour être compris. Simplifier pour être cru. Simplifier pour être approuvé. Simplifier pour être fêté. Simplifier pour être adoré. Il aura fallu faire appel à ce qu'il y a de meilleur en lui, mais Crab finalement convaincu se repent et jure: il ne jonglera plus qu'avec une seule balle désormais. On le comprend déjà mieux. On commence à le croire, à l'approuver même. On le fêtera bientôt. Il sera adoré.

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Soyons clair, donc, le cheval est un marbre dans lequel on ne sculpte vraiment bien que les chevaux. Autrefois, sans doute, on a pu sculpter dans le cheval des statues de dieux, voire de demi-dieux, assez réussies. Mais on gâchait pour cela beaucoup de cheval – moitié moins pour les dieux que pour les demi-dieux -, les déchets s'amoncelaient dans les ateliers, car le sculpteur devait tailler dans la masse trop dense du cheval et polir afin de les diminuer ses volumes trop pleins, trop nettement affirmés. Les rois qui commandèrent leurs statues en cheval firent presque tous détruire les œuvres achevées tant celles-ci accusaient plutôt leur vanité ridicule, donnant de leur puissance et de leur prestance une représentation si évidemment exagérée qu'ils en devenaient pitoyables, même lorsque le sculpteur avait par précaution utilisé de l'âne cagneux ou du mulet famélique, rien à faire, ou bien les statues s'écroulaient quelques jours après leur érection, mal équilibrées, trop lourdement chargées de muscles pour tenir debout sur deux pieds.

Avec Crab, c'est une autre histoire. Les travaux de trait ont endurci son corps. Des décharges nerveuses font parfois tressaillir ses muscles sous la peau tendue, quand il s'active au soleil, ses flancs luisent, mille mouches bourdonnent autour de lui, il n'en est pas moins homme. D'ailleurs, sa journée se termine, il remet sa chemise, enfile sa veste et rentre chez lui, il dîne, il ouvre un livre, l'avantage d'avoir un œil de chaque côté de la tête – et donc une vision panoramique qui ne laisse dans l'ombre que le dossier de son fauteuil -, c'est qu'il peut lire ainsi deux pages d'un coup – son cerveau enregistrant simultanément toutes les informations contenues dans l’une et l'autre -, l'ennui, c'est que sa rapidité lui a permis de venir à bout en quelques années de toutes les œuvres qui comptent, littéraires, philosophiques, scientifiques, et qu'il ne trouve plus rien d'intéressant à lire. Lorsqu'il s'attelle à la tâche, le matin, il a beau revivre le calvaire de la veille, à tirer le chariot sur les routes, il n'éprouve pas cette même lassitude. La peine au moins n'est jamais acquise. Et c'est chaque jour comme s'il découvrait le harnais, le mors, la brûlure du fouet et le poids des charges.

(Outre ses qualités de poète, Crab est également un maréchal-ferrant hors pair – de quoi voulez-vous qu'il vive? et quel avenir pour Crab?)

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C'est trop de dispersion, d'éparpillement, à suivre sans discernement sa nature partout et simultanément céder à ses désirs inconciliables, à ses tentations en meme temps qu’à ses peurs, à ses moindres velléités d'engagement ou de fuite, Crab risque de se disloquer, dissoudre, volatiliser totalement, son être désintégré, de n'être plus personne, il perd déjà ses cheveux. S'il ne rassemble pas de toute urgence ses esprits et ses forces dans un seul corps facile à cerner, à vêtir, solidement bâti, croissance achevée, bon poids, et qui n'appartienne qu'à lui, identifiable entre mille à ses empreintes de pas, de doigts, de dents, et même de loin, de dos, à sa démarche caractéristique, à son maintien particulier, à son port de tête, l'existence de Crab sera mise en doute, on attribuera ses faits et gestes à plusieurs personnes - en réalit é il y aurait toute une bande - , et ses livres iront grossir l'œuvre de l'Anonyme qui a su se tailler une place royale dans l'histoire littéraire sans avoir jamais écrit une ligne, hormis quelques lettres de menaces ou de délation systématiquement écartées des anthologies.

Se recueillir, se concentrer – ainsi réduit à lui-même, toutes tendances confondues, le personnage de Crab va enfin pouvoir développer sa personnalité et apparaître le jour tel qu'il est la nuit, ramassé sous ses couvertures, avec l'idée fixe d'un rêve dans la tête. Il sera lui-même à l'exclusion de tous les autres. Crab se spécialise. Il se défait de tout ce qu'il partage. Il renonce d'un coup à tout ce qui n'entre pas sans sa spécialité. Vous ne tirerez plus rien de lui qui n'ait trait à sa spécialité, paroles ou gestes, dorénavant Crab ne s'aventure plus hors des strictes limites de sa spécialité. A l'intérieur de celles-ci, il progresse irrésistiblement. Il a tôt fait de se hisser au niveau des meilleurs spécialistes de sa spécialité, ils se coudoient un moment et rallient chacun à peu près le même nombre de partisans ou de disciples, puis Crab les dépasse tous et creuse l'écart, il les laisse loin derrière lui, maître incontesté de la spécialité, référence en la matière, seul devant, pénétrante pointe d'aiguille toujours plus aiguë, au sein même de sa spécialité se spécialisant encore, perçant l'épaisseur des choses, toujours plus fin, plus scrupuleux, plus précis, bien obligé de s'intéresser alors aux disciplines qui touchent sa spécialité et qui appartiennent en somme à sa spécialité dont il ne cesse effectivement de repousser les limites et qui se trouve entretenir des rapports étroits avec les domaines les plus divers, à bien y regarder, en sorte que Crab occupe souvent sa main droite à telle besogne tandis que la gauche travaille à autre chose, puis, comme cela bientôt ne suffit plus pour couvrir le champ élargi de sa spécialité, Crab se divise, divisé se multiplie, multiplié se répand, répandu se disperse: toute la bande s'évanouit dans la nature.

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Encore un art nouveau, Crab sculpte le feu de ses dix doigts. Mais le plus étonnant est que personne avant lui n'y ait songé, car le feu est l'élément idéal pour la sculpture, souple et résistant à la fois, infiniment ductile, il épouse la forme que la main lui indique, il obéit comme la musique aux moindres inflexions du poignet, il accompagne chaque mouvement du bras, il se tord avec le torse, il suit les gestes immenses du sculpteur, il imite chaque posture de son corps, coudé avec le coude, ondule quand la hanche ondule, plie quand le genou plie, il se travaille par surcroît sans difficulté, nul frais d'atelier ou de modèle, il se laisse saisir et manier par le premier venu. Mais regardez plutôt, admirez, puisque voici achevée la statue en pied de Crab par lui-même, vous pouvez toucher, c'est même la meilleure façon d'apprendre, et la plus rapide – ainsi, comme Crab, à son contact, vous passerez maître dans cet art du feu qui envahira bientôt tous les musées, s'il ne triomphe pas d'abord dans la rue, définitivement.

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Crab se met au défi de tisser lui-même une toile d'araignée, digne d'une araignée, consulte dans ce but les plus avisés manuels de dentellerie, se procure la soie la plus fine et s'équipe comme il convient, aiguilles, fuseaux, petits métiers portatifs, tambours, carreaux de velours, exerce ses doigts aux difficultés du point coupé, du point Renaissance, des points de Venise et d'Alençon, fin prêt, se met à l'ouvrage, et c'est après mille heures de travail, et tant de beaux soirs d'été passés dans sa chambre à tirer son fil, les yeux fatigués et le dos douloureux, une merveille de dentelle délicate qu'il suspend avec fierté à une poutre du plafond, une toile d'araignée sans défaut, digne d'une araignée, une grosse mouche bleue se jette dedans, s'y empêtre, démolit tout.

Dès qu'une file d'attente se forme quelque part, sans même en connaître la raison, Crab y prend place et patiente avec les autres, non par curiosité, nullement pour savoir à quoi elle mène, il s'en moque, ni dans l'espoir de profiter d'une bonne occasion ou d'assister parmi les premiers à un spectacle qui attire la foule, ça ne l'intéresse pas. D'ailleurs, quand la lente progression générale le rapproche personnellement du but – souvent un guichet ou une porte -, Crab abandonne sa place et reprend la queue, puis, lorsque celle-ci se résorbe, il part à la recherche d'une autre file d'attente – elles sont par bonheur nombreuses dans la ville -, à laquelle il s'ajoute ou se greffe, qu'il allonge par sa seule présence. Mais il n'agit pas non plus ainsi par malice, afin de décourager les nouveaux arrivants – pourquoi lui prêter toujours les plus viles intentions? -, ce n'est pas davantage pour se sentir appartenir à la communauté des hommes malgré tout, l'explication est plus simple: puisque sa vie se passe à attendre, d'une part, attendre quoi, d'autre part, il l'ignore, Crab juge au moins conséquent de patienter là où des circonstances particulières l'exigent, immobilisé par nécessité, figé comme les autres dans la posture de l'attente – attitude normale en l'occurrence -, grâce à quoi surtout il parvient à intéresser son corps aux tourments de son esprit et à vivre réellement, physiquement, activement même, d'une certaine façon, cette situation sans remède, sans issue, appelée à s'éterniser.