*

Il attire à lui et s'empare de tout ce qui le tente, vos femmes et vos maisons, votre visage même s'il le trouve à son goût, et tel coin de ciel au crépuscule, telle nuit pleine sans étoiles, son petit miroir de poche les attire à lui irrésistiblement et, sitôt la prise assurée, l'objet convoité en sa possession, Crab le fait disparaître dans la doublure de son vêtement et quitte rapidement les lieux. C'est ainsi, chaque jour, qu'il se remplit les poches. Ses agissements sont depuis longtemps connus de la police, mais comment pourrait-elle y mettre fin? Une fois déjà son arrestation fut décidée et la confiscation de son butin. On prit position autour de son repaire. Le signal de l'assaut fut lancé, résonnait encore: la brigade tout entière passait dans le camp de Crab.

Sur l'île, à marée montante, en regardant les vagues envelopper doucement les rochers ou s'engouffrer avec fracas dans une brèche de la falaise, et cogner, battre, claquer, éclater, exploser, Crab se surprend soudain à espérer la victoire des vagues, mais oui, il est du côté des vagues contre l'île, il est du parti des vagues, il est dans le camp des vagues, il lutte avec elles de toute la force de son esprit concentré – et ça marche! -, Crab et les vagues redoublent de violence, se jettent avec plus de sauvagerie encore contre les rochers – et ils avancent! ils progressent! la victoire ne fait guère de doute à présent -, Crab et les vagues mordent, rognent, rongent, érodent – la victoire est totale -, l'île est dissoute, et Crab se noie.

L’étonnante fertilité de son fluide le met souvent dans des situations embarrassantes. Crab féconde tout ce qu'il touche. La femme qu'il effleure seulement dans la rue lui donne un enfant. Bien malgré elle, bien malgré lui, les voici soudain père et mère d'un innocent qui n'a pas davantage demandé à venir au monde, étrange famille. Mais Crab se sent responsable de ses enfants, même ainsi conçus, à aucun prix il ne les abandonnerait. Il reconnaît et peut nommer chacun dans la foule. Certains sont de son espèce, toutes races confondues, qui lui ressemblent, mais d'autres ne tiennent de lui que par quelques traits physiques à ce point brouillés par ceux de la mère qu'ils échappent au premier regard, car la pierre sur laquelle Crab s'assoit lui donne un enfant, et l’arbre contre lequel il s'appuie, la chienne qu'il caresse, ou la rivière dans laquelle il se baigne lui donnent des enfants – il doit les élever seul, les nourrir, les instruire, tout leur apprendre. Et si, par exemple, son enfant-libellule ne lui apporte que des satisfactions, son enfant-rivière l'a définitivement fâché avec ses voisins. Tous les soirs, il va chercher son enfant-flamme au commissariat du quartier. Son enfant-girafe pousse de travers, son enfant-rat qui mange entre les repas n'a plus faim quand on passe à table, son enfant-clou est hémophile, son enfant-citron pleure pour un rien, son enfant-lit a peur du noir, son enfant-violon maigrit à vue d'œil, son enfant-chaise est toujours dans ses jambes. Et son enfant-belette le trouble un peu (danger). Aucun souci pour le moment avec son enfant-singe, lequel lui vient même en aide à l'occasion, mais Crab sait que des conflits éclateront à l'adolescence, inévitablement, c'est déjà difficile avec son enfant-lion (quel besoin avait-il aussi, se connaissant, de toucher cette lionne à travers les barreaux de sa cage?).

Entre ces enfants de mères différentes, l'entente n'est pas toujours parfaite, des sensibilités se heurtent, des appétits s'opposent, comment leur inculquer à tous le sens de la famille? Si Crab y parvient – et l'éducation qu'il s'efforce de leur donner par le discours et par l'exemple ne tend qu'à cela -, s'ils apprennent à faire bloc en toute circonstance, non seulement ils pourront se passer de lui quand il ne sera plus là et même avant, le laissant crever dans son coin, seul et misérable malgré les sacrifices qu'il aura consentis pour eux, mais encore le monde leur appartiendra.

Cette sève puissante, sous pression, qui engorge et gonfle ses veines, c'est plus que n'en peuvent contenir ses circuits, flux violent ralenti par sa propre densité et dont la circulation finalement arrêtée se mue en tension – ainsi le cheval nerveux se décharge au fur et à mesure de la vitesse prise en dépit de son immobilité forcée dans le box, car rien n'empêchera jamais un cheval de prendre de la vitesse, nulle entrave -, énergie captive, bloquée, qui fait craquer ses coutures et soudain se libère, toutes les flèches retenues partent, rapides, fouillent toutes les directions: Crab se ramifie encore, il est dans sa nature de fourcher, pousse de nouvelles branches et les divise, buissonne, comme à chaque fois, il en fait trop – régulièrement tailler là-dedans.

Crab, quand il pénètre une femme (un événement, mais Don Juan même se déboutonne plus souvent pour faire pipi), c'est de la façon la plus simple et le plus naturellement du monde qu'il s'introduit en elle, sans faire étalage de science ni de caresses tirées par les cheveux (car le vieil érotisme savant voudrait nous faire avaler que le pénis peut rentrer dans son trou en ondulant comme un serpent), donc, qu'il se glisse sous sa peau et suit les courants porteurs de ses fluides sanguins et lymphatiques jusqu'à occuper toute la place, alors la main de cette femme est un gant pour sa main et le crâne de cette femme est un casque pour son crâne, et son souffle gonfle la poitrine de cette femme. Il s'abstient seulement – quand il y pense! – de faire saillir les muscles de ses bras et de ses jambes ou d'étirer ses membres, car il peut arriver alors – l'expérience l'a déjà plusieurs fois démontré – que la femme trop menue pour lui éclate ou plus lentement se déchire, ce qui le laisse dans un grand embarras – il y a souvent une famille à prévenir -, et le renvoie à sa solitude.

*

Au prix d'un effort mental éprouvant, Crab parvient à se concentrer tout entier à l'intérieur de son nez. Il sait qu'il n'y tiendra pas longtemps – l'endroit est exigu, insalubre et curieusement étouffant -, aussi se met-il sans plus tarder au travail: il redresse l'arête osseuse déviée depuis toujours, puis il pince les ailes de ses narines afin de rétrécir un peu celles-ci, qui semblaient vouloir gober les cerises annoncées par les fleurs. Sans relâcher sa concentration – mieux vaut ne pas essayer d'imaginer ce qui adviendrait -, il s'introduit ensuite dans son globe oculaire gauche. Il y fait sombre et humide. Crab se glisse en tâtonnant entre la cornée et le cristallin pour remplacer le pétale fané de son iris par une membrane neuve, prélevée sur un chat, tant qu'à faire, puis il draine le sang de lapin qui noyait son regard plus souvent que les larmes. Même chose pour l'œil droit, dont il corrige aussi le léger strabisme d'un coup d'épaule. Puis il se laisse choir dans la cavité buccale, non sans rehausser ses pommettes et retendre les muscles flasques de ses joues au passage – la langue amortit sa chute. Son amertume, il a beau vouloir la dissimuler, qu'il appelle mélancolie, révulse ses papilles. Il n'ose avaler sa salive, laquelle l'entraînerait inexorablement dans les profondeurs fangeuses de son estomac, une fin horrible, ni éternuer, malgré l'envie qu'il en a, ce serait se jeter dans le vide ou contre un mur, dégouliner mort. Crab respire mal ici, l'air y est lourd, malsain, irritant, saturé de miasmes; le vacarme de la soufflerie est encore amplifié par mille petits bruits liquides de succion, d'absorption, de sécrétion, qui provoquent d'ailleurs de dangereux réflexes de mastication. Ne pas traîner, donc, Crab renonce à orner la voûte, une prochaine fois, des travaux plus urgents réclament toute son attention: limer, égaliser, blanchir vingt et une dents, trois autres sont à remplacer, deux autres à intervertir, une canine et une prémolaire, quant aux quatre du fond, Crab arc-bouté se les extrait et les recrache, lui faisaient mal, ne lui ont jamais servi à rien.

Enfin, il peut reprendre possession de son corps ankylosé, très lentement se laisse couler dans ses membres inertes et les ranime. Son miroir consulté avec crainte le rassure, l'opération est un succès – Crab ne se reconnaît plus.

Il n'a pas une tête à chapeau, il le déplore pour l'élégance, pour l'importance immédiate que confère un chapeau, et pour cet abri contre le froid, la pluie, la neige, en quoi consiste également le chapeau, mais, quand on n'a pas la tête à ça, mieux vaut se passer de chapeau, Crab n'a pas tort, qu'il enlève aussi ses souliers.

Une peau diaphane, des veines pâles exangues, pas de muscles, des organes peu sollicités, atrophiés, asséchés, amincis, réduits à rien, des os de verre, le corps de Crab est transparent, serait donc parfaitement invisible – avec tous les avantages et privilèges liés à cet état – si son âme opaque, à l'intérieur, n'affectait la forme d'un assez gros petit bonhomme cramoisi, plutôt comique, qui ne passe pas inaperçu.

La cicatrice de Crab, ne faites pas semblant de ne pas l'avoir remarquée – cette longue cicatrice qui barre son visage depuis le front, au-dessus de la tempe gauche, jusqu'au menton, au-dessous de la commissure droite de ses lèvres -, cette balafre hideuse lui fut infligée au cours d'une rixe, par son adversaire armé d'un biface de silex tranchant, au cours d'un combat, par l'envahisseur armé de son glaive, sur le champ de bataille, par l'ennemi armé de son sabre, de sa lance, de son tomahawk, de sa baïonnette, cette balafre est la trace d'une gifle formidable qu'il reçut de sa mère, il y a longtemps, dans sa tendre enfance, il ne sait plus pourquoi, mais il ne l'avait pas volée.

*

On ne s'en rend pas compte, à le voir, nul ne s'en doute, Crab est pourtant une sorte de phénomène: son esprit flotte au-dessus de son corps, descend parfois et se tient alors à hauteur de son épaule. Sa conscience et son corps ne coïncident pas, la première souffre et s'amuse, mais ce dernier s'ennuie, s'ennuie, accomplit chaque jour les mêmes gestes, refait chaque jour les mêmes promenades en boucle, il ne lui arrive rien, il vieillit dans ses fonctions, hors du temps. Le corps de Crab vit dans une solitude absolue, inimaginable, puisque Crab lui-même n'y est pas, ce corps est tout au plus l'objet de ses songeries, car il l'inquiète, si mal parti, mal engagé dans l'existence, Crab ne sait vraiment pas quoi faire de lui. S'il pouvait seulement le laisser assis quelque part.