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N'a plus qu'à tendre la main. Crab y est presque. Juste récompense. Prix de ses efforts. Vient de loin. Le temps en lacet derrière lui. Toutes ces années. A bien mérité. Aura pas volé. Mais valait la peine. Touche au but enfin. Tend la main pour saisir. Heurte une vitre. A terre étourdi. Se relever lourd. Prend un peu d'élan. A reculons refait la moitié du chemin. Connaît bien le paysage triste de chaque côté. Puis s'élance à nouveau. En avant. Cette fois il y va. Y est. Rien ne l'empêchera. Tend la main pour cueillir. Heurte une vitre. A terre k. o. Debout encore. Plus lourd encore. Prend beaucoup d'élan. Rebrousse tout le chemin. Autant d'années. A gauche, droite, le triste paysage connu. Village natal à mourir. Départ du début. Nouvel essor. Plus rapide cette fois. Tête baissée. Là-bas scintille. Au bout scintille. Scintille magnifique. A deux doigts. A toucher scintille. A toucher enfin là. S'écrase contre la vitre.

Ce matin encore, sa boîte aux lettres est pleine comme sa poubelle hier de faire-part de mariages, de naissances, de décès, et Crab en les classant par thèmes s'étonne que les gens ne jugent pas utile également de lui adresser un courrier avant et après chaque repas, pour le tenir au courant, et puis ont-ils dormi la nuit dernière, envisagent-ils de se recoucher la nuit prochaine? Autant de points sur lesquds on néglige de l'informer et qui, pourtant, concernent tout aussi bien le train-train biologique et les fonctions vitales. Mais non, on le laisse croupir dans l'incertitude, ils naissent ou meurent, ils s'apparient, mais peut-être ne dorment-ils plus, ne se nourrissent-ils plus? Pourquoi passer sous silence des nouvelles de cette importance alors qu'il serait si simple de les faire imprimer, puis vous glisseriez le carton dans une enveloppe avec une photo de votre petite famille attablée, une autre de votre petite famille endormie. Et vos éternuements, pourquoi ne faire part de vos éternuements qu'aux happy few présents à vos côtés?

Seuls les plombiers-chauffagistes de son quartier (qui semblent bien constituer les deux tiers de la population active) lui mettent parfois un petit mot pour le renseigner plus précisément sur la nature et la diversité de leurs services, grâce à quoi il sait maintenant que les plombiers-chauffagistes débouchent les canalisations et réparent les chauffe-eau. Les autres lui cachent tout hormis leurs mariages, naissances et décès consécutifs, pour ça nulle réticence, les nouvelles sont largement diffusées.

Mais Crab froisse et jette sans les lire tous vos faire-part, il était au courant, c'était prévisible, il faudra inventer d'autres histoires, d'autres aventures pour le surprendre et l'intéresser à la journée qui commence.

(C'est Crab, six ans pour quatre-vingts centimètres, qui court après les pigeons pour les voir s'envoler. Combien en fit-il décoller avant de se lasser du miracle?)

On frappe à sa porte, Crab va ouvrir – réaction normale. Cela méritait d'être signalé, Crab a parfois des réactions normales. Il ouvre. Un homme est là, un voisin sans doute, puisque Crab ne le connaît pas, venu lui emprunter son ouvreboîte, s'il vous plaît. Crab, c'est bien volontiers qu'il lui prête son ouvre-boîte. L'autre promet de le rapporter bientôt. Il n'est jamais revenu. Voilà, les choses se sont passées aussi simplement, un homme a frappé à la porte de Crab et s'est fait remettre son ouvre-boîte. La faim le tenaille.

Quelques jours plus tard, à nouveau, on frappe à sa porte. La réaction de Crab quand on frappe à sa porte est maintenant connue. Un homme est là qui souhaiterait lui emprunter son tire-bouchon. Crab, mais c'est bien volontiers qu'il lui prête son tire-bouchon. D'ailleurs, l'autre promet de le rapporter très vite. Il n'est jamais revenu. Voilà, les choses se sont passées aussi simplement, un homme a frappé à la porte de Crab et s'est fait remettre son tire-bouchon. Plus de fêtes pour Crab.

L'histoire pourrait s'arrêter là, c'est vrai. Mais quelques jours plus tard, à nouveau, on a frappé à sa porte pour lui emprunter sa passoire. Et ainsi de suite, pour lui emprunter ses ciseaux, son sirop antitussif, son beurre, ses assiettes, ses livres, sa chaise, son vélo, sa radio, son parapluie, son bureau, sa lampe, ses bottes, voilà, les choses se sont passées aussi simplement, des hommes ont frappé à sa porte et se sont fait remettre une à une toutes ses affaires, jusqu'à son lit.

Puis, lorsque Crab s'est retrouvé seul dans sa maison vide, quelqu'un encore a frappé…

(Plusieurs fins possibles. A chacune sa signification et sa morale évidentes. Toutes ici.)

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Le malaise de Crab en société ne naît pas tant de son manque d'assurance ou de ses propres complexes – Crab est un être parfaitement structuré – que de son intuition aiguë, infaillible, qui perce aussitôt le secret intime de chacun. Crab n'a jamais affaire à ces étrangers, relations de hasard ou de circonstance, avec lesquels nous parlons facilement de choses sans importance, conversations polies nourries de pages de journal comme les feux de cheminée confiés à des amateurs, propos qui n engagent personne, mots en l'air, gestes sans allonge échangés au-dessus du vide qui sépare les corps verrouillés, impénétrables, et les regards alors ne servent qu'à voir, oculaires, organiques, d'humeur aqueuse et d'humeur vitrée, se reflètent vainement l'un dans l'autre comme deux sardines, sauf que celles-ci parfois s'effleurent et frayent, et le commerce des idées se tient hors des crânes, entre les crânes, en zone neutre où les délégations négocient, transigent, avant de se replier sans avoir jamais rien conclu de définitif.

Crab se serait contenté lui aussi de ces rapports superficiels immédiats, échanges de banalités, assauts de courtoisie, jeux de glisse, mais sa perspicacité – comment la désarmer? – surprend chez les autres ce qu'il eût pourtant préféré ne pas savoir, les mystères obscurs de leur passé, les hontes et les lâchetés accumulées, les mobiles cachés des carrières ou des destins, et les ignobles inavouables perversions dissimulées, les mesquines préoccupations, les rêves vulgaires et les arrière-pensées venimeuses, les préméditations en cours. Tout ce qui lui est révélé ainsi, d'un coup, le fige sur place, les membres glacés, le cœur pris, il voudrait être loin, il se sent menacé, les autres vont comprendre à son trouble qu'il les a devinés, qu'il sait tout, c'est inévitable, son visage doit trahir son effroi, ils essaieront de faire disparaître ce témoin gênant – de là le malaise de Crab en société, finalement bien compréhensible.

(Qu'il soit parfois, rarement, mais tout de même parfois possible de tourner le dos à un homme sans que celui-ci en profite aussitôt pour vous assommer ou vous poignarder, Crab trouve cela émouvant, très émouvant, extrêmement émouvant, pourquoi ne pas le dire, les larmes lui montent aux yeux.)

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Au cours d'un dîner entre inconnus, Crab est violemment pris à parti par un convive, sans raison, grand et gros type très énervé qui maintenant le provoque et l'insulte et raille méchamment tout ce qu'il y a de sacré pour lui. Néanmoins, Crab semble ne rien entendre et commence même à raconter pour la tablée une curieuse petite aventure qui lui est arrivée, la veille, tandis qu'il se promenait sur le boulevard, une voiture s'est brusquement arrêtée à sa hauteur, un homme en a jailli, un individu de taille moyenne, entre deux âges, furieux, qui s'est mis aussitôt à le traiter de tous les noms, sans aucune explication, le bousculant même, poings fermés, l'excitant à la bagarre, au lieu de quoi, très calme, Crab lui raconta une curieuse petite aventure qui lui était arrivée, la veille, tandis qu'il prenait le soleil à la terrasse d'un café, voici qu'une espèce de nain très sec et très nerveux s'était soudain jeté sur lui, le renversant de sa chaise et le rouant de coups, sans même lui dire pourquoi, en proférant les pires injures, visiblement bien décidé à en découdre, malgré quoi, comme si de rien n'était, Crab avait entrepris de lui raconter une curieuse petite aventure qui lui était arrivée, la veille, tandis qu'il fumait tranquillement sa pipe, au crépuscule, un moustique vint tourner autour de lui, menaçant, lancinant, qu'il écrasa entre ses paumes, paf, du premier coup.

Le grand et gros type proprement remis à sa place baisse le nez. Crab miséricordieux accepte ses excuses.

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Ça le dégoûte déjà de boire dans le verre d'un autre, mais alors, quand il voit quelqu'un finir sa part de tarte, il vomit aussitôt tout ce qu'il en avait avalé. Crab est un délicat.

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Pourquoi s'acharner ainsi contre lui? Mais parce qu'il est petit et laid. Est-ce une raison suffisante? Crab est également sot et prétentieux. Mais encore? Il est sale et négligé. Quoi d'autre? Il est mesquin, grossier, brutal. D'accord, il convient en effet de le tenir à l'écart, de là pourtant à s'acharner ainsi contre lui, avec cette hargne, une telle cruauté, n'est-ce pas un peu excessif? Certainement, oui, mais impossible de le lui faire admettre. Crab est sans pitié.

Malgré sa fierté, son quant-à-soi, son haut orgueil, Crab est bien forcé de reconnaître que jamais personne sur cette terre n a mene une existence aussi absurde que la sienne, aussi vaine, aussi terne, aussi étroite, aussi pauvre, aussi inutile, aussi désolée, et n'allez pas le contredire ou prétendre que votre existence est plus absurde que la sienne, plus vaine, plus terne, plus étroite, plus pauvre, plus inutile, plus désolée, ce n'est pas vrai, votre existence est certainement moins absurde que la sienne, moins vaine, moins terne, moins étroite, moins pauvre, moins inutile, moins désolée, car son existence est à ce point absurde, à ce point terne, à ce point vaine, à ce point étroite, à ce point pauvre, à ce point inutile, à ce point désolée, que plus absurde serait impossible, plus vaine impossible, plus terne impossible, plus étroite impossible, plus pauvre impossible, plus inutile impossible, plus désolée impossible, pourquoi vous obstiner à nier cette évidence, pourquoi voulez-vous absolument que votre existence soit plus absurde, plus vaine, plus terne, plus étroite, plus pauvre, plus inutile, plus désolée que la sienne? Combien de fois Crab devra-t-il vous répéter, malgré sa fierté, son quant-à-soi et son haut orgueil, que ce n'est PAS POSSIBLE.