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C'est un type louche, dissimulé, vraiment pas net, qui prétend intéresser Crab à une affaire et se lance pour le convaincre dans un discours insidieux, plein de précautions, de circonlocutions, de détours par le Ciel et l'Enfer, agitant ici ou là le voile d'une menace, faisant aussi miroiter dans le flou l'éventualité de profits énormes et divers autres avantages qui ont au moins leur prometteuse imprécision en commun, enfin demande brutalement à Crab de lui servir de prête-nom dans cette histoire à laquelle il ne veut pas être mêlé personnellement pour des raisons qui le regardent, mais également de lui fournir des alibis dans plusieurs affaires de mœurs assez ignobles, et autres minables petits trafics. Inutile de dire que Crab refuse net cette proposition, tant pis pour les menaces, tant pis pour les profits, c'est lui faire injure que de le croire susceptible à'accepter ce rôle secondaire d'homme de paille.

Crab

au bout de son nez

son nombril.

*

Assis, les jambes étendues, les bras écartés reposant sur le dossier du banc de bois vert, Crab s'enivre du plaisir d'être seul dans ce parc à cette heure et dans cette posture, l'individu Crab, seul au monde. Qui aperçoit soudain, assis plus loin sur un autre banc de bois vert, un homme dans la même attitude, jambes étendues, bras écartés, et, pour se distinguer de lui, Crab entonne une chanson idiote, aussitôt raffermi dans sa singularité, seul au monde. Lorsque idiote parvient à ses oreilles la même chanson, fredonnée par un homme assis sur un banc voisin, jambes étendues, bras écartés, et, pour se distinguer de celui-là aussi, pour se démarquer de tous, sans confusion possible, Crab se coiffe de sa casquette à carreaux, mais là-bas un autre homme a fait de même, et lorsque Crab se juche sur le dossier du banc et mord dans une carotte, c'est pour constater avec agacement qu'il n'est pas le seul non plus à agir ainsi, un autre homme encore, juché sur le dossier d'un banc identique, coiffé d'une casquette identique, à carreaux identiques, mord dans une carotte lui aussi, or il n'y a pas deux carottes dissemblables. Et Crab a beau suspendre à son cou un collier de liserons et poser une pierre en équilibre sur son crâne, il a beau aboyer, ce faisant cracher sa carotte, un autre homme toujours, ici ou là, sans le savoir, agit de même, exactement comme lui, comme s'il était lui, alors Crab obstiné se désarticule jusqu'à trouver la position extrême de l'inconfort qu'il est le seul à tenir, dans ce parc ni nulle part ailleurs, aucun homme jamais n'a ressemblé ni ne ressemblera à Crab en cet instant, pas possible, Crab unique au monde, sans pareil ni semblable, affirmant contre tous son originalité irréductible – à moins cependant qu'il ne répète à son insu une figure rituelle, à moins que chaque homme inévitablement ne soit amené à adopter cette position une fois dans sa vie, à moins même que cette position intenable ne devienne un jour celle du plus grand nombre?

Qui aurait pu imaginer en voyant le premier s'y risquer que tous les échassiers s'immobiliseraient finalement sur une patte? Et Crab par précaution ou garantie supplémentaire se plante une plume dans l'oreille.

Ce geste désespéré lui a fait perdre l'équilibre, il tombe, le parc va fermer, les gardiens poussent vers la sortie un troupeau de petits vieillards voûtés, tremblants, grands-pères les uns des autres, aux reins douloureux.

Crab marche dans la ville sans penser à rien, pour une fois, la tête vide. Mais voici qu'une foule joyeuse descend l'avenue et l'entraîne dans son mouvement puissant – ce ne sont que clameurs triomphantes et grands gestes d'allégresse. Puis Crab, légèrement attardé se trouve pris malgré lui dans un long cortège triste et lent qui débouche d'une rue perpendiculaire – ce ne sont que plaintes déchirantes et dos courbés. Mais Crab, de nouveau attardé, est brusquement happé par la cohue furieuse des mécontents qui se ruent à l'assaut – ce ne sont que slogans guerriers et poings brandis. Enfin, comme la nuit tombe, épuisé par cette journée si riche en émotions, Crab rentre chez lui pour dormir un peu.

(Crab est seul comme le Soleil, puis comme la Lune.)

Crab tourne sur lui-même pendant son sommeil. En profite pour s'intéresser à ce qui se fait ailleurs: il laisse derrière lui les décors quotidiens de son enfance interminable, il change de cap, il cède pour de bon à sa curiosité.

Crab remue beaucoup les jambes pendant son sommeil. En profite pour faire des kilomètres et parcourir toutes ces contrées qu'il ne connaissait pas: il traverse les déserts et gravit les montagnes, et il arrive le premier partout.

Crab agite beaucoup les bras pendant son sommeil. En profite pour déplacer des pans entiers, pour chasser les essaims, pour repousser les murs, pour surélever ce qui doit l'être.

Crab parle à voix haute pendant son sommeil. En profite pour émettre des opinions radicalement opposées, pour refuser énergiquement, pour alerter les populations: il appelle au secours, il vend la mèche, il ne craint pas de citer des noms.

Crab ronfle pendant son sommeil. En profite pour monter une petite affaire de transport routier qui prospère rapidement: il doit acheter de nouveaux camions, toujours plus gros et plus puissants, et les frontières n'existent pas pour eux.

Crab endormi laisse les rêves aux naïfs et aux paresseux.

*

Crab est venu au monde avec deux, lourd handicap, on se retourne sur lui, on le montre du doigt, on murmure, deux, vous connaissez les gens, il s'en trouve même pour lui conseiller de ne plus sortir, de s'enfermer chez lui, il ferait peur aux enfants, soi-disant, avec ses deux, leurs nuits seraient hantées de cauchemars. D'autres compatissent, auxquels il n'a rien demandé, lui recommandent tel ou tel traitement thérapeutique – a-t-il essayé les eaux miraculeuses? Certains autres encore craignent de blesser sa sensibilité et s'efforcent de garder l'air naturel quand ils le croisent, font semblant de rien, mais souvent, malgré toute leur bonne volonté, leurs regards au dernier moment chavirent ou se dérobent. Parfois même leur affectation de naturel, trop visible, devient purement et simplement ridicule, ils se mettent à siffloter, à fredonner – toute cette musique autour de lui! -, ils le bousculeraient presque pour ne pas le heurter. Il y a ceux aussi qui pensent à l'au-delà, à leur salut, et qui l'embrassent – ces baisers immondes! Mais Crab redoute surtout les plus empressés, ceux qui prétendent gagner son amitié et sa confiance, il n'ignore pas que la curiosité prend le visage de la sympathie pour s'informer. Il voudrait seulement qu'on le laisse en paix. Certains matins, d'ailleurs, son infirmité lui fait horreur à lui-même, la honte et le désespoir l'anéantissent, il n'ose plus affronter la rue, il se calfeutre dans sa chambre. Beaucoup d'hommes dans son cas, affligés de la même disgrâce, préfèrent ainsi se cacher, disparaître pour de bon, et renoncent à la vie. Mais Crab relève toujours la tête, il réagit – il sort, il brave les regards haineux, horrifiés, moqueurs ou apitoyés, il va son chemin sur ses deux pieds (cinq orteils à chaque!).

Il connaît le dégoût, lui aussi. Ainsi, au restaurant, un jour, Crab constata soudain avec un haut-le-cœur que les clients assis aux tables voisines ingéraient tous leur nourriture par la bouche. Ils desserraient les lèvres, poussaient dans le trou béant un morceau de viande ou de fruit qu'ils mâchaient ensuite, puis avalaient. L'eau et le vin entonnés de même. On n'a jamais revu Crab dans cette cantine dégueulasse.

N'ouvre la bouche que pour émettre. Son accent russe est proprement inexplicable, Crab n'ayant nulle origine ni ascendance slaves. Il n'a jamais non plus séjourné là-bas. D'ailleurs, il ne connaît pas la langue. Il connaît datcha, taïga, moujik et troïka – c'est à peu près tout, et samovar. Et pourtant, il ne parvient pas à se débarrasser de cet accent russe impeccable qui brise aussi ses silences.

Vous l'avez croisé quelquefois, inévitablement: Crab parle seul dans la rue, à voix haute, vous le prenez pour un ivrogne ou pour un fou, or ce n'est pas tellement ça – certes, le pauvre homme boit, certes, il n'a plus toute sa raison. Mais, si vous tendez un peu l'oreille, vous conviendrez vite qu'il ne délire pas, au contraire, ses questions sont même d'une rare pertinence – son soliloque adopte en effet la forme interrogative à l'exclusion de toute autre. Crab pose des questions. Partout où les hommes ont échangé des opinions, Crab repasse avec ses questions, partout où des vérités solennelles ont été énoncées, il repasse avec ses questions, en tout lieu où furent proférés un jugement définitif, un proverbe, un ordre, une sentence, un conseil, il accourt avec ses questions, les oui et les non négligemment jetés dans les conversations, il les balaye avec ses questions. Soyez résolument pour ou contre, clamez haut et fort ce que vous croyez juste, tranchez, affirmez, concluez, érigez à chaque coin de rue le monument inébranlable de votre conviction, emplissez l'air de vos paroles péremptoires, tout cela sera vite oublié. Crab passe derrière vous avec ses questions.

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Pourquoi Crab se lance-t-il dans l'étude à son âge? et pourquoi ratisser aussi large? pourquoi des études si variées qu'elles couvrent le champ de la connaissance? pourquoi soudain cet appétit de science et, si tardivement, cette passion forcenée d'apprendre? pourquoi engloutir ainsi dans une mémoire condamnée toutes les formules et tous les théorèmes? pourquoi cette érudition impraticable? pourquoi ce gavage de dernière minute, cet engrangement quand déjà les rats sont annoncés? pourquoi ce petit vieillard sans avenir veille-t-il si tard sur les livres? Si ce n'est par malignité, pour emporter avec lui dans la mort l'immense savoir des hommes, pour le livrer tout entier au néant?

(Mais aussi, comment ne pas concevoir de l'amertume? Quand Crab ne sera plus là pour en activer les braises, vous verrez qu'ils laisseront s'éteindre sa pipe.)