Les médecins consultés lui conseillent de mourir plutôt de son cancer.
Celui qui souffre échangerait volontiers sa terrible douleur contre n'importe quelle autre terrible douleur. A l'hôpital, Crab – le crâne fracassé – et son voisin de lit – qui a marché sur une mine – sont parvenus à s'entendre, ils alternent, et leur douleur sans cesse déplacée de la tête au pied puis du pied à la tête est plus facile à supporter. Parfois, l'un d'eux prend sur lui toute la souffrance de la tête et du pied, et l'autre en profite pour se lever et vaquer à ses affaires. Mais le supplice de celui qui s'est dévoué devient vite intolérable – mieux vaudra s'en tenir dorénavant à l'arrangement initial.
Crab avec les années, sans accélérations ni suspensions, régulièrement, progresse: gagne en force et en adresse, accroît son expérience et son savoir; tandis que les hommes de sa génération commencent leur déclin, de moins en moins forts et adroits, oublient peu à peu ce qu'ils savent, ce que leur expérience a fait d'eux, Crab passe outre sans faiblir, continue, accumule de nouvelles forces, travaille sa souplesse, enrichit inlassablement son expérience et son savoir, tandis que les hommes de sa génération perdent l'usage de leurs jambes et de leur mémoire (mais leur enfance chahute encore sur leurs lèvres), Crab ne se laisse pas arrêter ni distraire, au contraire, prend du muscle et de l'assurance dans les exercices de haute voltige, approfondit ses expériences et son érudition, tandis que les hommes de sa génération meurent d'épuisement, Crab brûle encore cette étape, bien résolu à développer jusqu'au bout toutes ses facultés, alors il sera aussi au terme de sa vie, commence ce matin l'étude du grec et du piano.
Il n'est pas ce héros négatif que l'on présente trop souvent. Crab mène sa vie comme il l'entend. Il est libre, il impose sa volonté et dénie à quiconque le droit d'en douter. Il sera théière s'il le décide, il n'a qu'à le vouloir pour être ours. Il est un nid plein d' œufs. Il est une étoile, un arbre, une vieille pierre, un étang, rien ne l'en empêche, une gloupe, un lodz, il est à sa guise un lul bracamant. Il étiomur deztrapount cranatoin. Anolxpratinolapa ra quïs vrin qq ple. Solipol pourtant et catravez moulir, résistance inutile, voch encore, clugz timidement, mais ça ne pouvait durer, c'était pure exaltation, Crab revenu de son illusion va maintenant devoir s'expliquer.
Crab, et ce n'est pas gagné, se dégage péniblement de la pierre, rassemble d'abord par un effort de conscience surhumain les grains mélangés qui formeront son corps et constituent pour l'heure, depuis les temps géologiques, ce bloc de granite rose duquel Crab tente de s'extraire, dont il redistribue maintenant selon ses vues les grains triés, calibrés, puis il équilibre les masses, de l'intérieur, il rogne les angles, il arrondit les volumes, engagé tout entier dans cette opération mentale décisive, et son effort produit des résultats encourageants, il a déjà un pied dehors, parfaitement dessiné, la cheville souple, c'est bien parti – reste à savoir s'il ne regrettera pas plus tard son ancienne sérénité.
Tout ce qu'il fait de la main droite, Crab doit ensuite le faire de la main gauche; tout ce qu'il a touché avec la main gauche, il faut qu'il le touche ensuite avec la main droite. Il y a des moments, quand même, où Crab se félicite de n'être plus un singe à quatre mains. Quand la folie intègre les notions de symétrie et d'équité, tout doit être répété, et c'est épuisant. Aussi Crab a-t-il imaginé, pour se simplifier la vie, de vivre chaque journée deux fois, et de répéter le lendemain en n'utilisant que sa main gauche tout ce qu'il a fait la veille avec sa seule main droite. Tout récrire.
Les allergies, Crab les a toutes, allergique au foin, au pollen, aux plumes, au poisson, à la viande, à l'eau chaude, à l'eau froide, à la fumée, à la foule, aux lieux clos, aux grands espaces, à l'air des cimes, à la craie, au charbon, aux poils de chien, de chat, de lapin, aux éponges, au lait, aux œufs, au bruit, aux questions, à la poussière, à la lumière, à l'ammoniac, à l'encens, aux parfums. A chaque éternuement, les poumons et la gorge déchirés, Crab expulse le monde.
Crab souffre d'hypocondrie avec complications infectieuses graves.
Bousculé par la durée, renversé, happé, emporté par la durée, Crab se débat, puisqu'il ne peut s'en arracher, parvient néanmoins à en dévier le cours – dès lors, on comprend mieux pourquoi sa vie ne se laisse pas raconter, pourquoi elle ne saurait tenir dans un livre, ainsi constituée de triangles et de cercles de temps. D'un jour très lent, il fit même un octogone parfait. Et quand le temps arqué, plié, comprimé, exerçant une pression toujours plus forte à l'intérieur de ces figures ou de ces formes contraintes, se détendra d'un coup pour reprendre sa ligne, ce qui ne peut manquer d'arriver, hélas, Crab trois fois centenaire tombera instantanément en poussière, et dans l'oubli de même instantanément.
Crab pétrifié cède tout à coup, ne se contient plus, le lichen qui court sur son ventre et sur ses flancs agaçait depuis trop longtemps les petits nerfs sensibles de sa peau, il a résisté autant qu'il a pu, deux siècles, trois siècles, peut plus, éclate de rire et s'éparpille en fragments infimes, presque du sable déjà, qu'importe, c'était ça ou attendre bêtement la fin de l'érosion, avec le risque croissant d'être pulvérisé par le gel, un hiver, or il n'est pas de douleur plus atroce pour une statue.
Quand l'ambulance passe sous vos fenêtres, la nuit, sirène hurlante – qui voulez-vous que ce soit? -, ayez une pensée pour Crab.
Avec son teint de brique, son vaste front fuyant et son exophtahnie, et cet air furibond qu'il affiche en toute circonstance, reconnaissons-le, Crab n'inspire guère la sympathie. N'y tient pas, d'ailleurs. Fuit la société. Evite les rassemblements. Décapode grouille tout seul. Crab n'aime pas beaucoup non plus qu'on se penche sur lui. Aussitôt se carapate, prend la tangente. S'il ne peut s'enfuir, s'enfouit. Ou alors, feint de lire le journal qu'il tient ouvert devant lui, ce serait assez convaincant, manque seulement le journal. Plus volontiers encore, s'immerge dans une flaque, sous un rocher. Ne bougera plus de là. Si la mer veut de lui, elle n'a qu'à monter – il avisera. Mieux vaut le savoir, Crab est un être difficile à approcher, difficile à saisir. Ne l'abordez surtout pas de front. Il se renfrogne alors, se rencogne. Il n'est jamais si dangereux que le dos au mur. Il a la riposte rapide. Des bras d'haltérophile. Une poigne d'acier. Ce n'est guère glorieux, sans doute, mais on ne peut espérer l'avoir que par surprise. Il faut lui tomber dessus par derrière. Voilà bien ce qui nous le rend si désagréable, ces mauvais instincts qu'il réveille ou révèle en nous et le sentiment de honte qui nous accable ensuite. Oserons-nous encore protester de notre loyauté? Qu'en est-il de ces beaux principes dont nous nous réclamions? Le fond vicieux de notre nature nous apparaît. Bien sûr, nous avons vaincu Crab. Nous le tenons, bien sûr. Mais nous avons agi en traîtres. Il va falloir vivre maintenant avec le poids de ce remords.
Crab vit toujours, mais déjà il n'use plus de vêtements, un habit neuf pèserait sur ses épaules, il n'a plus jamais faim ni soif, il n'entend plus ne voit plus, mais il vit toujours, dans son cri, il respire.
Lorsque Crab perdit l'œil gauche, nul ne remarqua que la lumière soudain avait très légèrement baissé d'intensité. Lorsque Crab devint sourd de l'oreille gauche, nul ne remarqua que le volume sonore soudain avait très légèrement baissé. Lorsque Crab perdit l'usage du bras gauche, nul ne remarqua que le poids des choses soudain avait très légèrement augmenté. Lorsque Crab perdit l'usage de la jambe gauche, nul ne remarqua que la distance entre les choses soudain avait très légèrement augmenté. Mais lorsque Crab perdit l'œil droit, le monde soudain fut plongé dans les ténèbres. Et lorsque Crab devint sourd de l'oreille droite, le monde soudain fut plongé dans le silence. Et lorsque Crab perdit l'usage du bras droit, il fut impossible soudain de saisir et de soulever les choses. Et lorsque Crab perdit l'usage de la jambe droite, il fut impossible soudain d'avancer et de se déplacer entre les choses. Et maintenant que la vie même de Crab est menacée, l'inquiétude grandit en chacun de nous.
Crab mort, tout s'arrête. La douleur est trop forte. Le deuil est général. D'ailleurs, rien ne peut fonctionner sans lui. Et puis surtout, à quoi bon continuer désormais?
Une bonne nouvelle, vous pouvez cesser vos travaux d'écriture. Crab a trouvé. Ce ne fut pas sans mal. On connaît l'histoire: depuis des siècles, les plus grands esprits cherchaient. Chaque époque sacrifia ses meilleurs hommes pour faire avancer l'entreprise. De nombreuses tentatives furent bien près d'aboutir, on le voit aujourd'hui en comparant leurs résultats aux conclusions de Crab. Il s'en fallut vraiment de peu quelquefois. Tous ces tâtonnements n'ont d'ailleurs pas été inutiles. Crab a profité des expériences malheureuses de ses prédécesseurs. Il ne s'est pas fourvoyé dans les impasses où ils sont morts. Il a suivi les pistes prometteuses à demi défrichées. Il a été plus loin. Jusqu'au bout. Ses nuits de veille et de labeur sont enfm récompensées. Vous pouvez cesser vos travaux d'écriture. Crab vous décharge à jamais de ce souci. Suspendez vos recherches, désormais sans objet. Sortez. Rejoignez les autres. Amusez-vous. Crab a trouvé la formule, c'est fini, son livre met un terme à l'entreprise.