De vrais naseaux écarquillent le nez de Crab quand arrive le printemps, pour mieux humer le parfum des sèves, des fleurs, et les odeurs fauves des passions déclarées, puis sa température baisse, son sang ralentit, Crab endure gaiement les rigueurs estivales et se couvre peu à peu d'un duvet léger qui annonce son plumage d'automne, imperméable, efficace contre la brume et les petites pluies pénétrantes, lequel tombe naturellement au début de l'hiver, quand perce sur son corps, sa tête et tous ses membres la fourrure argentée qui s'épaissira plus le froid sera vif, malgré quoi vous pouvez être sûrs qu'il se trouvera encore des faux témoins, aigris, envieux, pour prétendre que Crab est un inadapté, embarrassé de lui-même, toujours en marge de ce monde et comme étranger à la vie.
Crab, quand une branche lui pousse sur le flanc, mettez-vous à sa place, songe d'abord à la couper, court même chercher la scie, la hache, et parfois il entame le bois, mais il arrête à chaque fois son geste, finalement il préfère attendre et voir quels fruits va donner sa branche, ce sont tantôt des cerises qu'il doit défendre contre les merles, tantôt des noisettes qu'un écureuil lui dispute, tantôt des poires, des pommes, qu'il faut traiter contre les vers, car même dans ces conditions de production particulières, privilégiées sans doute, rien n'est jamais acquis pour un homme comme Crab.
L’art du funambule tient du prodige, bien sûr, mais quand on ne sait plus se déplacer que sur un fil, comme Crab, à force de danser dans les hauteurs, que l'on ne peut plus mettre un pied par terre sans trébucher et choir, alors le génie du funambule est contesté, certains le nient absolument, les applaudissements se font rares. Adieu, puisque c'est comme ça, Crab se jette dans le vide.
L’opération, une formalité, le chirurgien à son réveil lui a présenté, lovée dans un coton, la chose molle, tubulaire, violacée, tranchée net d'un coup de scalpel, peu ragoûtante, à jeter, cet appendice vermiculaire qui n'a d'ailleurs aucune utilité, aucune fonction particulière dans l'organisme, on le sait – mais peut-être la menace permanente que constitue sa possible inflammation avait-elle originellement pour but de maintenir l'homme sur les terres mises à sa disposition et de limiter son expansion catastrophique en le dissuadant par exemple de prendre la mer, de s'aventurer trop haut dans les montagnes puis dans le ciel, en le persuadant de rester sur place, à proximité d'un hôpital: ruse de la nature destinée sans doute à réserver des espaces de tranquillité aux autres espèces animales. L’homme ingénieux tourna le problème en bâtissant des hôpitaux partout, et l'appendice vermiculaire devint un objet de dérision pour la chirurgie et, pour le malade, l'occasion de se familiariser sans risque avec le milieu médical, dans la perspective d'agonies futures plus préoccupantes.
Débarrassé donc de cet appendice superflu qui ne ferait même pas une queue à un lézard, puis proprement recousu, Crab semble pourtant avoir du mal à se rétablir. Il a perdu ses réflexes. Il ne digère plus. Respire avec difficulté. Ne tient plus debout. Crache du sang noir. Comprend trop tard que le principe même de sa vie avait son siège dans ce faux organe, inutile et creux, et seulement sensible à la douleur.
Il y a quand même de quoi rire, assez rarement mais quelquefois, car, si Crab venait à mourir aujourd'hui, on parlerait de lui comme d'un météore!
On peut dire de lui ce qu'on veut, Crab est surtout – s'il a tout fait jusqu'ici pour détourner notre attention de ce point accablant – le plus mauvais élève de sa classe, le dernier, et de loin, puisque l'avant-dernier est plus proche du premier que de Crab. Il y a même une telle différence entre Crab et l'avant-dernier que l'effet de perspective écrasée qui en résulte nous ferait presque croire que l'avant-dernier talonne le premier, que celui-ci et celui-là, et tous les autres entre eux, sont dans un mouchoir. J'en ai vu pourtant, durant ma carrière, dit son professeur, des mauvais élèves, mais d'aussi mauvais que l'élève Crab, mauvais à ce point, jamais, ah ça jamais, sur mon honneur, en fait de mauvais élève, je n'ai jamais eu de cas plus désespéré que celui de l'élève Crab, toutes matières confondues, ne sait rien, ne fait rien, ne comprend rien, mais rien, rien sur rien, rien de rien, rien à rien, dépourvu jusqu'à l'os de la moindre aptitude, mauvais entre les mauvais, parmi les plus mauvais des mauvais sans rival, mauvais comme je ne concevais pas qu'on pût l'être à moins de le devenir sciemment, à force d'étude et de veilles, l'élève Crab réalise vivant la figure théorique de la plus parfaite nullité que certains de mes collègues prétendent avoir rencontrée déjà dans leurs classes, ce que je conteste, ne connaissent pas l'élève Crab, réellement exceptionnel, absolument unique, soustrait à la mort par le miracle peu crédible de sa naissance, incarné sans profit, sans dommage, sans rupture de néant, déjà tel qu'il sera quand la mort le reprendra, en plus il exerce une influence désastreuse sur ses camarades, monsieur le directeur, on ne l'admettra jamais dans la classe supérieure, renvoyez-le. Le directeur ne demanderait pas mieux. Mais comment, et le renvoyer où?
Crab entraîné malgré lui dans une farandole, inutile de dire qu'il y fait triste figure. Et sa morosité est communicative. L'ennui se propage d'un bout à l'autre. Qudque chose se grippe. La musique continue seule. Nous restons tous là, les bras ballants.
Et c'est mieux ainsi. Car il arrive aussi que Crab prenne le commandement et entraîne la farandole dans une chambre où il n'y a place que pour pleurer.
Crab gonfle, c'est sa nouvelle idée, pour grossir va tout manger, tout boire, ce qui se présente, avaler tout puis assimiler, sans rejet, tout retenir, occuper le terrain, par vagues, éboulements successifs de chairs, imposer sa masse, gagner en largeur, tout recouvrir, gagner en épaisseur, par accumulation, stratification, ensevelir tout, combler, colmater, obstruer, tout remplir et conquérir, prendre toute la place.
Il n'a pas à se déplacer pour y parvenir. Il se répand sans bouger. Crab avale d'abord ce qui est à portée de sa main, grossit d'autant, et son corps élargi profite de cette envergure nouvelle, trouve en tâtonnant alentour de quoi manger encore, grossit d'autant, progresse ainsi, lentement mais sûrement, à la fois dans toutes les directions, déboule, s'approprie le monde environnant, par la force des choses, indélogeable, y est y reste, présence rayonnante qui refoule les autres sur ses bords, on ne voit pas ce qui pourrait l'arrêter désormais, quelle impossible satiété, ce corps exige au contraire de plus en plus de nourriture, son appétit s'accroît, rien ne rebute sa faim.
Lorsqu'il aura tout avalé, peut-être, et tout recouvert, ne trouvant plus rien à se mettre sous la dent, il maigrira, ses flancs à nouveau se creuseront, il refluera, et la vie renaîtra sur les terres libérées de sa présence encombrante. Mais nous n'en sommes pas là.
Crab recherche la compagnie des vieillards, puisqu'il ne leur reste que peu de choses à vivre, et des choses simples, son imagination les conçoit sans fatigue, elle n'a pas à fournir les efforts que suppose la représentation en perspective d'une vie presque entièrement contenue dans l'avenir, et c'est pourquoi Crab craint tant la compagnie des enfants, accablé à leur place par l'ampleur des tâches qu'ils vont devoir accomplir, des connaissances acquérir, par tout ce qui les attend, en somme, cette existence à traverser d'un bout à l'autre dont ils n'ont heureusement pas idée, mais qu'il imagine sans mal lui-même pour être passé par là, par le passé, fort de son expérience, donc, et très affaibli, mais déjà en partie tiré d'affaire. Or chaque nouveau-né remet soudain tout en question, ses labeurs et ses peines n'auront servi à rien, puisque tout est à recommencer. Et Crab n'en a pas le courage, plus l'énergie, trop las, épuisé à l'avance, comme si c'était effectivement lui qui repartait de rien, son enfance à zéro, avec tous les apprentissages à refaire. Au contraire, la compagnie des vieillards est reposante, Crab se décharge des années qui lui restent à vivre, il anticipe, il court-circuite, il gagne un temps précieux, il s'épargne bien des épreuves, et des soucis, un demi-siècle pénible de station debout.
Mais c'est au chevet des morts, enfin, que Crab parvient à la sérénité parfaite, absolue, définitive aussi longtemps que dure sa visite, puis on le jette dehors.
Cette année non plus, Crab ne passera pas l'hiver.
Voici sa valise, une grande valise en bois, et profonde, très compartimentée, qui contient tout ce qu'il faut pour réparer tout ce qui casse, des outils d'électricien et de menuisier, marteaux, étaux, tournevis, clefs, pinces, de quoi tenailler les gros et les maigres, et des tuyaux de plomb, des rouleaux de fil de fer ou de laiton, la quincaillerie complète des vis, des clous, des rivets, des crochets, des boulons… sur le couvercle refermé de laquelle nous lisons, inscrit en larges lettres noires, le mot DÉPANNAGE, il ne s'agit donc pas du bagage d'un touriste: telle est bien la profession de Crab, dépanneur, et pour intervenir plus rapidement quand on l'appelle au secours, pour se transporter sans délai sur les lieux du désastre domestique et devancer la concurrence, il a eu cette idée astucieuse de rassembler son matériel dans une valise, hélas, qu'il est bien incapable de soulever de terre, ayant depuis longtemps usé ses dernières forces, tordu lui-même, rompu et désarticulé, qui grince et crachote de manière inquiétante – il n'y a plus grand-chose à faire pour lui, arrive un moment, vous savez, où les réparations de fortune, ce n'est pas la peine, c'est de la dépense inutile, et puis ce n'est jamais très sûr, risques d'explosion, d'implosion, d'incendie, il serait certainement beaucoup plus sage de le remplacer. Décision difficile à prendre, pourtant. il faut voir. On y réfléchira.