Or il aura suffi d'un coup de vent. Le nid de Crab démoli gît au pied du chêne. Trois petits œufs roses ont roulé sur l'herbe, miraculeusement intacts. C'est Pâques pour la belette.
Crab plaide coupable. Et il garde la tête haute. Oui, il a froidement assassiné le jeune inconnu qui lisait à côté de lui sur un banc. Il a agi sans hésitation ni remords, ayant pénétré l'avenir de ce misérable. Nulle divination par les astres ou les cartes, sornettes, il suffit de laisser la mémoire poursuivre son effort au-delà de l'instant présent pour connaître l'avenir jusqu'à ce qu'elle flanche.
Avec autant de netteté que si les événements s'étaient déroulés devant lui, Crab sur son banc assista donc au coup d'Etat qui devait porter le jeune homme au pouvoir, à sept ans de là, inaugurant un demi-siècle de dictature féroce – car ce tyran allait tenir le pays entier sous sa botte, plaçant ses parents et amis aux frontières et un policier en civil dans chaque famille, noyant dans le sang les velléités de rébellion: Crab impuissant fut témoin des exécutions sommaires multipliées par huit, les architectes ayant reçu l'ordre de ne bâtir dorénavant que des immeubles octogonaux afin d'offrir aux milices davantage de murs contre lesquels aligner leurs victimes, il vit les ouvriers enchaînés à des machines spécialement conçues pour leur couper les doigts – lesquels le tyran s'enfonçait la nuit dans les oreilles -, et le blé germer sur les cadavres des paysans, et les enfants arrachés viables à huit mois des entrailles de leurs mères, enrégimentés, au commencement était notre grand Timonier, la géométrie réduite aux lignes de sa main et aux traits de son visage dissymétrique, la géographie subordonnée à l'expansion gangréneuse de son empire, toute poésie assourdie par le fracas des rimes d'une unique épopée où chacun de ses pas, depuis le premier, était célébré avec une ironie involontaire dans un vers boiteux, trop court ou trop long, le recueil de ses maximes devenant le seul ouvrage de philosophie disponible, la pensée traquée dans les têtes, condamnée, censurée, profitant parfois d'une coquille typographique pour éclore malgré tout entre deux syllabes martelées, au creux d'une phrase de ce petit livre stérile, vite repérée alors et bannie de l'édition suivante, celle-ci confiée à un autre imprimeur, le précédent n'ayant pas survécu à la honte de son exécution publique.
En un instant, Crab vit tout cela. N'importe qui à sa place eût agi comme lui, qui se tourna vers le futur tyran – lequel ne se doutait encore de rien puisqu'il poursuivait innocemment des études littéraires – et lui plongea son couteau dans la gorge. On regrette toujours de ne pas avoir supprimé ces monstres avant qu'ils ne commettent leurs crimes.
Tel est donc le système de défense adopté par Crab. L'enquête a pu prouver que sa victime entretenait depuis deux ans une liaison avec son épouse (ainsi s'expliqueraient les absences souvent mentionnées de celle-ci, soit dit en passant, l'insaisissable épouse de Crab) mais est-il seulement décent d'évoquer ce vaudeville scabreux alors que la perspicacité de l'accusé et son esprit de décision ont sans nul doute évité à notre pays de devenir le théâtre d'une nouvelle tragédie historique?
Il n'y a strictement aucune différence entre un cheval et un goûter de petites filles, pourvu qu'elles soient deux, assises face à face, et que l'observateur se tienne sous la table, à condition également qu'il s'étende de manière à ne voir que le ventre plat du cheval et ses quatre fines chevilles habillées de socquettes blanches. Crab, le palefrenier que nous connaissons, couche dans l'écurie avec les bêtes, afin de veiller sur la tranquillité de leurs nuits et de leur apporter sans retard les soins que leur santé délicate souvent réclame (la pneumonie aussi aime se suspendre aux torses musclés vêtus de cuir, elle leur ouvre grands les bras à l'arrivée des courses). Il partage le box d'une belle jument alezane aux paturons blancs, mais, parfois, il préfère imaginer qu'il est en réalité couché sous une table où deux fillettes prennent leur goûter: l'illusion est complète – dynamitée lorsque survient la mère des petites, qui le déloge à coups de balai et menace d'appeler la police.
(Par l'étroite fenêtre grillagée de sa cellule, Crab ne voit voler que des cages d'oiseaux.)
Que faisait Crab à l'heure du crime? il mourait assassiné.
L'intention était bonne cette fois encore, mais la méthode désastreuse. Ainsi, contrairement au calcul de sa mère, les coups de fouet quotidiens infligés à Crab ne lui ont pas forgé le caractère.
C'est un lourd marteau, madame, dont il fallait vous servir. On ne se mêle pas d'éducation quand on n'y entend rien. Ou alors on obtient des individus lâches et veules dans le genre de votre fils, Crab, rien à attendre de cette larve. Chenille qui restera limace. Vous pouvez être fière de vous.
(Son journal intime est un chef-d'œuvre. Pourtant Crab a raté sa vie.)
Crab n'a que mépris pour lui-même, mais son mépris le laisse froid, et cette indifférence l'afflige tant qu'il en devient pathétique et se prend finalement en pitié, mais il ne veut pas de la pitié, sa vanité la refuse et son visage affiche du coup un petit air satisfait qu'il est le premier à trouver ridicule, de là le mépris qu'il s'inspire à lui-même et qui malheureusement le laisse froid.
Crab ne pourrait pas avoir de chat. Je suis beaucoup trop indépendant, dit-il.
Crab a toujours fait rire son bouffon. Il n'y a que lui pour donner un tel éclat aux cheveux de son coiffeur. Son médecin personnel lui doit la vie. Son costume sied mieux qu'aucun autre à son tailleur. Nul n'entrera dans la niche de son chien tant que Crab sera là devant. Ce matin, à cinq heures, dans la grisaille de la cour et le froid vif, il eut une dernière entrevue avec son bourreau. A midi, il mettait les petits plats dans les grands pour régaler son cuisinier. Que deviendrait Crab sans ses lecteurs?
Grand est son étonnement – effroi ou ravissement – à chaque fois qu'il croise quelqu'un qu'il n'avait jamais vu auparavant, dans la rue ou ailleurs, il n'en revient pas: ce visage différent de tous ceux qu'il connaît, à nul autre pareil, ce nez original, ces yeux et cette bouche uniques, cette chevelure sans égale, cette silhouette seule au monde! Et Crab laisse à chaque fois échapper un cri de surprise, horrifiée ou émerveillée, qui le met de toute façon dans une situation fort délicate.
Crab en retard allonge le pas. Pourtant, il ne va pas encore assez vite. Il se met donc à courir, sans forcer, à petites foulées. Mais Crab lorsqu'il court fait naître les chiens qui le poursuivent, plus exactement la vitesse inhabituelle de son déplacément lui suggère l'idée de la fuite, et l'idée de la fuite lui suggère l'idée de la poursuite, et l'idée de la poursuite lui suggère l'idée d'une meute de molosses lancée à ses trousses, alors il prend peur, il accélère, ventre à terre, toujours davantage, épouvanté, et la meute de molosses devient une horde de loups, Crab bat des records de vitesse, tournant parfois la tête pour voir s'ils n'arrivent pas, s'ils ne sont pas déjà sur lui, puis il n'a même plus besoin de tourner la tête, il sent sur sa nuque le souffle brûlant des panthères. On retrouvera ses os nettoyés par les hyènes.
Crab enfin meurt dans le lit où il est né, ayant employé sa longue vie à essayer d'en sortir, mais quand la paresse vous tient. Sa tête retomba toujours sur l'oreiller.
C'est la même qui revient tous les dix ans lui planter un couteau dans le dos, puis elle disparaît pendant dix ans. Et Crab garde tous ces couteaux, jalousement, fichés en lui, qui le blessent à chaque mouvement et lui arrachent encore des cris, mais dont il ne voudrait se séparer à aucun prix, de si jolis couteaux aux manches d'os ouvragés et polis, de si excellents couteaux aux lames d'argent affilées, tranchantes, inoxydables, vraiment elle ne se moque pas de lui avec ces couteaux – tous les dix ans un couteau, puis elle disparaît -, ou peut-être ne se doute-t-elle pas elle-même de leur valeur et qu'elle livre ainsi à Crab ce qu'elle possède de plus précieux, oui, c'est le plus probable: elle ne sait pas ce qu'elle perd.
Crab l'a sauvée une première fois de la noyade, alors qu'elle se lavait les mains, de l'eau déjà jusqu'aux poignets, il a fermé le robinet. L'hiver suivant, au mépris de sa propre vie, Crab la sauva de l'incendie qui crépitait à quelques mètres d'elle, dans l'âtre de sa cheminée, ayant consumé déjà quatre magnifiques bûches de son mobilier et un fagot de petit bois, il laissa mourir le feu. Une autre fois encore, il la retint de justesse par le bras comme elle s'élançait pour traverser une rue. Puis il détourna d'elle la fureur d'un chien en lui arrachant des mains la petite balle de caoutchouc rouge que le caniche convoitait et en la jetant au loin. Malgré quoi elle refuse obstinément de se donner à lui et change de conversation dès qu'il parle mariage ou chevalerie.
Ainsi en a décidé le roi, son père. Une joute départagera Crab et son rival, épris l'un contre l'autre de la princesse blanche comme ivoire. Etendards, trompettes. Grandes dames et chevaliers font tanguer la tribune. La princesse se tient immobile auprès du roi, son père. Elle rougit un peu, les circonstances. La populace est repoussée sur les bords de la lice. Enfin paraissent Crab et son rival, à cheval, en armure, la lance déjà calée sous l'aisselle, et qui se défient, s'invectivent, prononcent les mots impardonnables, excitant encore leur haine et leur jalousie. Cependant, la joute tarde à s'engager. L'ordonnateur du tournoi semble perplexe, il vérifie une dernière fois l'équipement des combattants, tout y est, les armures complètes, du plumail au soleret, les deux écus armoriés, les deux lances de même longueur. Quelque chose le gêne pourtant, quelque chose n'est pas conforme, il en jugerait, il ne parvient pas à définir quoi. On s'impatiènte dans la tribune. Le peuple gronde. La princesse bâille. Le roi grimace. L'arbitre chasse ses doutes. D'une voix forte, il donne le signal. Le sang peut couler. Crab et son rival s'élancent. Mais ils montent le même cheval.