Il ne se comprenait pas lui-même et détestait ces secrets qu'il gardait pour lui. Dans une existence antérieure, il avait vécu avec une femme et ses deux filles sans jamais éprouver de tels petits sentiments. Mais il n'avait pas d'enfants. C'était plus facile.

Il ne considérait pas Héloïse et Paul comme des intrus, comme des malvenus, il ne mettait jamais en doute cette certitude chevillée en lui que leur place était là. Cependant, il ne les aimait jamais autant que comme deux éléments fondateurs de la bande des Quatre. Il ne les observait jamais mieux que lorsque le groupe était réuni. Il ne se sentait lui-même jamais plus apaisé qu'en ces occasions où la collectivité lui permettait d'oublier les mesquineries de son cœur.

Il s'en voulait terriblement de ne pas accepter que Jeanne accroche ses photos sur les murs. Il s'en voulait terriblement d'éprouver une pointe de rancœur quand Héloïse entrait dans la chambre de l'aîné des Grands Absents. Il s'en voulait terriblement d'avoir un haut-le-cœur en voyant un copain de Paul endormi dans le lit du benjamin des Grands Absents. Il s'en voulait terriblement de devoir prendre sur lui pour dire oui chaque fois qu'on lui demandait l'autorisation d'organiser des fêtes et des réjouissances. Il s'en voulait terriblement de se cacher pendant la célébration des anniversaires, se bouchant les oreilles pour ne pas entendre les cris de tous ces enfants faisant des rondes sur sa mauvaise conscience.

Il ne se supportait pas. Il mourait sous un premier remords, aussitôt multiplié par un deuxième, puis un troisième, un quatrième… Lorsque la vague des hontes et des naufrages l'emportait, il grimpait à l'étage, s'enfermait dans son bureau et noircissait des feuilles. De puis toujours, quand ses enfants ne sont pas là, il les appelle avec sa plume. C'est une manière de leur prendre la main.

Pendant dix ans, il a écrit ce livre.

Et puis le temps, peu à peu, a fait son travail. Quelque chose s'est tissé entre les deux de la bande des Quatre et lui-même. Les enfants l'ont d'abord observé avec une sorte de suspicion mêlée d'interrogations multiples, puis ils se sont approchés.

Au fil des années, ils ont tendu un doigt, puis deux, puis la main, la joue de temps en temps. Pas souvent pour Paul, qui emprunte au gynécée une réserve dont il ne se départit pas. Avec Pap', mais aussi avec les autres. Paul vit dans sa bulle, à croupetons dans son univers. Il est un terrien rêveur. Il s'enferme dans sa chambre et y reste indéfiniment, l'œil collé à la lunette d'un microscope, observant des moustiques coupés par le travers, des mouches sans ailes, des feuilles aux nervures pulvérisées. Il aime l'infiniment petit. Il découpe les sous-multiples jusqu'à leur quintessence.

Il est solitaire. Nul ne pénètre dans son monde. Pas même sa mère. Il dessine souvent, des armes, des personnages décapités, l'univers foudroyé. Des paysages d'une violence stupéfiante, dissimulés au creux de ses tiroirs. Personne n'en perçoit les contours.

Paul parle peu, ne demande pas, ne se plaint jamais. Il se meut au sein du groupe sans déranger. Alors que Tom et Victor assurent leur présence par des éructations sonores, il marque la sienne par un silence tenace souvent vrillé par un trait d'esprit brillant qui le pose soudain au centre d'un cercle où on le croyait absent. C'est si drôle, si intelligent, si imprévu, qu' on l'applaudit avec force. Il exhibe alors un sourire timide puis, gêné d'en avoir tant dit, saute dans sa soucoupe volante et revient au plus vite sur sa petite planète.

Il déteste se faire remarquer. Il exécute sans bruit les gestes que tous les garçons du monde accomplissent dans la démonstration. Il aime balancer de l'eau sur les quidams qui passent sous ses fenêtres. Il rit silencieusement. Lorsqu'il se fait prendre, il pleure silencieusement. Silencieusement, il achète des lance-pierres et des pistolets à plomb avec lesquels il tire sur les oiseaux. Lorsqu'on les lui supprime, il ne se plaint pas. Silencieusement, il s'en procure d'autres. Hihihi.

Jeanne, parfois, se désespère. Elle voit des fautes graves là où il n'y a que des virages pris sur la corde – pas même des dérapages. Pap' lui dit:

«C'est normal. Il grandit. Tu n'as jamais vécu avec des garçons…»

Elle ne l'écoute pas. Elle fait toute seule. Elle ne partage pas son fils. Elle est coupable d'avoir quitté son père, coupable de vivre avec un autre homme, coupable si son enfant est solitaire.

Lui, il pense que Paul a découvert une brèche qu'il explore avec délice. La sachant culpabilisée, il la punit. Elle reçoit un onze en classe comme un zéro pointé; il obtient des neuf. Lorsqu'il sèche un cours, il se débrouille pour qu'elle en soit avertie. Il multiplie les retards, les petits mensonges, les petits écarts… Il est un rêveur sioux. Absent et malin.

Les explications entre la mère et son fils se déroulent dans la chambre, porte close. Après, Jeanne parle et raconte. Sans tenir compte des objections ou des conseils qu'il voudrait lui donner. Elle lui fait comprendre que cette histoire n'est pas la sienne, qu'il ne peut y entrer. Elle ferme la porte. Quand il monte dans son bureau, elle décroche le téléphone et appelle les siennes, mère et sœurs du gynécée. La famille, selon le code de ses usages, est seule habilitée à donner un coup de main.

Si Jeanne ignore le monde des garçons, Pap' avait oublié celui des filles. Héloïse l'a tout d'abord charmé par ses poupées-rubans, puis par ses gammes maladroites au piano, ses tutus blancs d'apprentie danseuse, les coups d'œil jetés à la dérobée sur les miroirs de passage.

Jeanne a débroussaillé le chemin en créant des connivences entre eux trois. Elle a pris la main de chacun puis les a posées l'une sur l'autre en disant: «Maintenant, débrouillez-vous.» On lui a fait une petite place. Il l'a prise avec bonheur.

Héloïse le présente aujourd'hui comme un beau-père, tout en précisant qu'il n'en est pas un réellement puisque sa mère et lui sont mariés, mais un peu seulement si l'on considère qu'un passage à Las Vegas n'est pas comme un passage devant Monsieur le Maire, plutôt un parrain, une espèce de parrain seulement étant donné qu'il a été coopté tardivement. Les deux garçons, qui sont les siens, sont plus que des copains et moins que des cousins, pas des demi-frères puisque issus de père et mère différents, assez quand même quand on se voit, mais comme on ne se voit pas souvent, ce n'est pas vraiment ça non plus…

Héloïse voudrait clarifier les choses:

«Mariez-vous!» répète-t-elle souvent.

Ils partagent le goût des livres et de la musique. Elle vient parfois dans son bureau pour y faire ses devoirs, pour lui raconter la dernière fantaisie du reup, lui demander son avis sur une robe blanche assortie au pull mauve, le chignon bien serré ou plus lâche… Avec elle, le rôle de beau-père lui convient parfaitement: il n'a aucune autorité à faire valoir. Prend ce qu'on donne et donne ce qu'on lui demande, au gré des événements et des humeurs. Il est plus copain qu'éducateur. Il accompagne plus qu'il n'oriente. Il est parfois le dépositaire de secrets qu'aucun père ne recevra jamais. Héloïse est devenue sa complice, c'est-à-dire la leur.

Parlant d'elle et de sa mère, il dit Mes petites bonnes femmes. Elles viennent toutes deux contre lui dans la profondeur des canapés, ce qui exaspère souvent Tom et Victor, qui s'arriment de l'autre côté. Il est ému par ses premiers soutiens-gorge, en coton blanc sans armatures, par ses chagrins, la manière dont elle raconte les faits et gestes de sa vie quotidienne: la copine Emilie qui s'est engueulée avec la copine Natacha parce que le copain Clovis de la copine Roxanne a un nouveau copain, le copain Blaise, qui aimerait sortir avec la copine Esther, franchement, ça ne se fait pas…

«Sortir, ça veut dire quoi?

– Ben… Ça dépend de l'âge!»

Sur cette question, ses joues s'embrasent et elle se tait. Pas toujours, mais souvent. Alors il se tourne du côté de Tom, de Victor, de Paul. La maison est devenue une auberge espagnole où les histoires de tous croisent les aventures de chacun, au gré des escaliers, des repas, des humeurs, des confidences. Une vie de famille sans famille.

Victor est en Angleterre. Il envoie une lettre à son père.

Ça va la forme? Moi, je m'emmerde ferme. J’ ai rencontré une meuf anglaise. L'autre soir, elle est venue dans ma chambre et on a tapé la discute. Elle me sort qu'elle est bien, et puis ça se corse, elle me chauffe avec des sous-entendus à la con, puis on se retrouve dans le noir l'un à côté de l'autre. Elle pose des questions style A quoi tu penses? Moi, je pense: «On va se déshabiller et ça va bien chauffer! » Mais comme je ne sais pas le dire en anglais, je ne lui dis rien. Je ne veux pas l'embrasser. rai peur qu'elle me fasse un sale coup, style je m'avance et elle allume la lumière en disant: «Tu t'es fait avoir, pauvre ouf! »

Elle me force à dire que je la trouve belle et que je l'aime. (Si mes potes voyaient ça, la honte!) Puis elle m'embrasse. C'est une pro, elle fait ça trop bien. A part ça , je m emmerde grave (la preuve , je t’ écris).

Salut.

A quinze ans, cependant, les filles comptent moins pour Victor que ses copains. Lorsque Jeanne et ses enfants sont absents, ils débarquent. La maison est à eux. Ils font un foin d'enfer, barouf et musique, spaghettis sauce tomate sur les murs, bouteilles de Coca dans les chambres, matelas renversés, empilés, juxtaposés, alignés. Ils dorment à douze sur trois lits, garçons et filles mêlés, acceptent les adultes à condition que ce soit le père de Victor – c'est la rançon de son hospitalité. Lequel se découvre enfin un rôle auprès de son fils. Il devient comme un confident, parfois plus encore: il ne rechigne pas lorsque Victor lui demande un mot d'absence bidon pour un cours qu'il a séché.

Héloïse a compris la leçon, qui le prie parfois de l'excuser par écrit pour une absence injustifiée. Pourquoi ne lui donnerait-il ce qu'il donne à son fils?

Ainsi s'est-il peu à peu trouvé une place dans cet ensemble recomposé où il est un père de circonstance, un beau-père acceptable à qui Jeanne ne cesse, avec quelques bonnes raisons, de reprocher son manque d'autorité.

«Je fais comme je peux», s'excuse-t-il.

Mal, probablement, avec les siens. Guère mieux avec les deux autres. S'il lance quelques remarques, il ne sévit ni ne punit jamais. Il ne s'accorde pas la légitimité nécessaire.