«Ça gêne quelqu'un, mes coudes?

– Moi, répond Jeanne.

– Mais t'es vraiment bouffonne!»

Pap' plonge sous la table, travaillant un lacet soudain défait. Paul murmure: «Hihihi!»

Héloïse affiche un «O» tout rond. Jeanne se raidit sur sa chaise. Pap' réapparaît.

«Qu'est-ce que tu as dit, Victor?

– Rien!

– Ah bon!»

Un démon passe, que chacun laisse filer pour la qualité de l'air.

Le soir, dans la chambre, sonne l'heure de l'explication de texte. Jeanne lui reproche d'appliquer scrupuleusement l'interdit d'interdire de sa jeunesse. Pour elle, il s'agit d'une pratique qui relève d'un magasin d'accessoires où se trouvent aussi, certainement, quelques pattes d'eph, des shetlands importés britanniques, un ou deux shiloms, des peace-and-love en carton-pâte.

«Peut-être, réplique-t-il, mais c'est mon histoire.»

Ses enfants sont comme les notes de cette partition-là. De tous ses amis, il est certainement le dernier à appliquer une règle selon laquelle il n'y en a aucune, ou le moins possible. La séparation d'avec ses garçons a rendu les choses non seulement possibles, mais, avantage incommensurable, quasiment obligatoires: il répète et répète encore qu'il lui est impossible de punir ses enfants quand il ne les voit qu'une fois par semaine.

«Ils peuvent donc casser leurs jouets, les assiettes, les verres, ce qu'ils veulent?!»

Dans la limite des stocks disponibles.

«Et tu ne dis rien?»

Il les prend à part pour leur expliquer qu'il conviendrait de se surveiller un peu plus.

«Quand ils m'insultent, ça ne te dérange pas?

– Entre ce qu'ils disent et ce que tu entends, il y a une marge…

– Ils disent que je suis une bouffonne, et c'est ce que j'entends!

– Ils le disent pour rire, et c'est ce que tu n'entends pas!»

Ils s'empoignent une partie de la nuit. Au fond de lui-même, il sait qu'elle a raison, que les enfants resteront une pomme de discorde entre eux tant qu'il ne changera pas de méthode. Mais comment faire mieux quand la nature ne participe pas?

«Contrains-toi, dit-elle. Oublie tes conneries de post-soixante-huitard et occupe-toi d'élever tes enfants!»

Il promet. Avec une réserve: il n'a pas lu le mode d'emploi.

Il tente une expérience quelques jours plus tard.

La victime s'appelle Victor. Un mètre soixante-dix, presque quinze ans, du muscle, du répondant. Il chahute dans le salon avec les trois autres de la bande des Quatre. Les coussins sont par terre, les chaises les unes par-dessus les autres, les rideaux piquent du nez…

Réfugié au creux d'un fauteuil, Pap' observe le champ de bataille en songeant qu'il serait peut-être temps d'intervenir. Il a déjà lancé quelques suggestions, des demandes, de vagues injonctions, des ordres mous. Sans résultat.

Jusqu'au moment où Victor insulte son frère. Qui répond par une béquille. Laquelle suscite un hurlement de douleur, une baffe et une demidouzaine de percussions sonores. Héloïse et Paul commentent le pugilat à l'écart. Chez eux, on ne se bat pas. On ne crie jamais. On s'insulte rarement. C'est mieux élevé et plus reposant. Quand Pap' tente d'arbitrer des conflits chez les siens, Jeanne cuisine avec sa fille ou dessine avec son fils: des modèles du genre, tranquilles et pacifiques.

Pap' se lève:

«Victor, ça suffit!

– D'accord», lâche Victor.

En même temps qu'un revers du plat de la main appliqué sur la joue de son frère.

«Victor!

– Ce n'est pas moi, c'est ma main!

– Arrête immédiatement!»

La bande des Quatre observe Pap' avec grand intérêt.

«T'es défoncé au Prozac ou quoi? interroge Victor, stupéfait.

– Laisse ton frère!»

Le silence règne. Pap' a fait impression. Il est content de lui, presque fier… Il regrette que Jeanne ne soit pas là pour mesurer la qualité de l'effort. Il pense que ses enfants lui raconteront. Bon point pour lui. Il se rassied, satisfait. Reprend le livre interrompu.

«Enculé de ta mère!»

C'est Tom.

«Tom!

– C'est pas moi, c'est ma bouche!

– Il vient d'apprendre à quoi ça sert, une bouche!»

C'est Héloïse. Elle monte en grade.

«Quand il se lave les dents, il a l'impression de tourner les pages d'une œuvre!»

C'est Victor.

Paul attend la suite avec la curiosité d'un entomologiste sur les traces d'une nouvelle variété animale: le Pap' fouettard.

Tom commence à pleurer. Victor vocifère. Héloïse chuinte. Paul évalue la distance séparant la proie de sa victime. Pap' regarde les paumes de ses deux mains, se décide pour la gauche et dit:

«Victor, si tu continues, je vais t'en coller une!

– Tu ne sais pas comment on fait!

– Les gifles, ça marque! observe judicieusement Héloïse. La reum portera plainte!

– Foutez la paix à ma mère! proteste Tom.

– Constatez: sans leur maman, les nains sont perdus», fait Victor.

Pap' se lève. Mains dans les poches pour que l'intention ne soit pas perçue. Il marche à grandes foulées vers son fils aîné, l'empoigne par le col et dit:

«Je t'ai demandé d'arrêter!

– Je vais me faire péter l'os! s'écrie Victor. Garez le chat!

– Viens sur le canapé avec moi, ordonne le père.

– Pourquoi?

– Les baffes, ça se donne n'importe où! s'étonne Paul.

– Renonce, conseille Victor: tu vas te faire mal.»

Néanmoins, il se laisse mener vers le canapé, saisi par la poigne d'un justicier en herbe qui s'interroge, ce faisant, sur l'option à prendre, avec ou sans pantalon, pour choisir avec en raison des témoins extérieurs et de l'humiliation qui s'ensuivrait.

«Dix fois, je t'ai demandé d'arrêter! se justifie Pap'. Dix fois, tu as refusé de m'entendre.»

Il s'assied et couche son fils sur ses genoux.

C'est plus facile qu'il l'avait imaginé.

Les trois de la bande des Quatre se sont approchés pour suivre de plus près l'opération. Leurs bouches béent. Victor ne souffle mot.

«Je t'avais prévenu!»

Il lève la main une fois et l'abat, pas trop fort et en fermant les yeux. Derechef. Dere-derechef. Victor se tortille sous sa poigne.

«Tu as compris, maintenant?»

Le corps de l'enfant tressaute sur les cuisses de son papa. Sanglote-t-il?

Craignant d'avoir cassé quelque chose, le bourreau lâche prise. Victor se retrouve le cul par terre. Il ne pleure pas. Il se tord de rire.

Raté.

Une nouvelle occasion se présente un mois plus tard. Pap' n'a pas vu Victor depuis trois semaines. Au téléphone, l'enfant a promis qu'il serait là le samedi suivant, pour déjeuner.

A quatorze heures, il n'est pas arrivé. A quinze heures, Pap' appelle chez la reum. Victor décroche.

«Pap'! Je ne peux pas venir ce week-end… J'ai oublié de te prévenir.

– Qu'as-tu de si particulier à faire?

– Copains…

– Je veux te voir. Débrouille-toi.

– Mais je ne peux pas!

– Tu vas trop loin. Fais ce que tu veux jusque-là, mais je t'attends pour dîner.»

Victor plie. Dans le récepteur.

A vingt heures, il n'est toujours pas là.

«Il ne viendra pas, dit Pap' à Jeanne.

– Tu ne dois pas accepter cela, répliquet-elle. Il se moque de toi.»

Il n'oblige pas ses enfants à le voir s'ils ne le souhaitent pas, mais il s'est accordé avec eux pour que, les jours où ils doivent être chez lui, ils décident ensemble de l'organisation du weekend. La méthode offre à l'un l'illusion d'une quotidienneté partagée, et rappelle aux autres que l'autorité parentale se divise.

«Tu lui as accordé tout ce qu'il t'a demandé, rappelle Jeanne. Cela devrait lui suffire!»

Elle résume: les leçons particulières le samedi, qui l'empêchent d'être là l'après-midi; les activités sportives, dont il n'est jamais privé; les fêtes, où Victor est d'une assiduité remarquable; les week-ends prolongés, passés dans les maisons de campagne des copains…

«Tu as raison, décide-t-il. Trop, c'est trop.» A vingt et une heures, il téléphone de nouveau chez la reum. Répondeur. Il laisse un message: «'Victor, rappelle.»

«Si je faisais cela à mon père, commente Héloïse, il me tuerait.

– Ne te laisse pas manipuler», insiste Jeanne. L'éternel débat sur l'autorité.

Pour la troisième fois, il compose le numéro de la maison maternelle: «Victor, si je n'ai pas eu de nouvelles de toi avant minuit, ça ira très mal.»

Il demande à Jeanne:

«Qu'est-ce qui ira mal? Qu'est-ce que je peux faire s'il refuse de venir?

– Aller le chercher.

– Je ne sais pas où il est.

– Au lycée, lundi matin.»

Héloïse et la mère le chauffent. Si fort et si bien qu'il téléphone une dernière fois:

«Victor, je te laisse jusqu'à demain dimanche. Si tu ne m'as pas donné signe de vie, j'irai au lycée.

– Tu vas redoubler?» commente Paul qui passe par là, poursuivant le chat avec un feutre indélébile dans le dessein de colorer son petit tutu rose en noir.

Le samedi s'épuise, cédant la place au dimanche, qui s'épuise à son tour. Le lundi matin, Jeanne le rappelle à l'ordre.

«Tu dois téléphoner au lycée.

– Ça ne changera rien.

– Tu ne peux pas menacer ton fils d'une sanction et ne pas l'appliquer.»

Il se convainc qu'elle a sans doute raison.

A dix heures, il téléphone au lycée. Demande à parler à la conseillère d'éducation. La prie de prévenir Victor que son père arrive. Saute sur sa moto, enjambe le pont de Sèvres et stoppe, quinze minutes plus tard, devant l'enceinte du lycée.

Entre.

Grimpe chez la conseillère d'éducation. Frappe à la porte. Aucune réponse ne filtrant, pousse le battant. Pour découvrir un spectacle de qualité: tassée sur son siège, la conseillère le dévisage avec terreur tandis que Victor garde la tête baissée, assis dans un fauteuil.

«Victor?

– Le proviseur arrive, balbutie la conseillère d'éducation. Attendez-le dehors.

– Je veux seulement parler à mon fils…

– Vous verrez cela avec le proviseur, tremblote la conseillère. Ne faites pas de scandale.»

Il referme la porte et attend. Craint passablement le débordement qui pourrait suivre, et songe qu'il n'est pas venu là pour faire un esclandre. Simplement pour rappeler Victor à l'ordre. Il reste, cependant, considérant qu'il est trop tard pour reculer.

Survient un quinquagénaire costumé et cravaté qui déboule de l'escalier comme s'il sonnait la charge.