«Monsieur, dit-il, vous n'avez rien à faire dans l'enceinte de cet établissement.»

Il se présente. L'autre le coupe:

«Je sais très bien qui vous êtes.

– Je veux parler à mon fils, qui se trouve dans ce bureau.

– Votre fils ne veut pas vous voir», réplique le proviseur.

Il ouvre la porte.

«Victor, confirmez-vous que vous ne voulez pas rencontrer votre père?

– Oui», bredouille Victor en mangeant ses dents.

Ils se dévisagent un quart de seconde, avant que l'enfant choisisse de compter les mouches qui bourdonnent au plafond.

«Sortez donc de cet établissement», ordonne le proviseur.

Devant Victor. C'est pire qu'une humiliation: une saloperie.

«Je suis son père, répète-t-il, et si je veux emmener mon fils, je l'emmènerai.

– Non, réplique le proviseur. Vous n'avez pas l'autorité parentale.

– Conjointement à sa mère.

– Ce n'est pas ce qu'elle dit. Nous venons de l'appeler.

– Elle ment. Rappelez-la. J'attends ici.»

Cette fois, il est vert de rage. Mais il se contient. Il referme la porte et patiente dans le couloir. Le proviseur s'en est allé téléphoner à la reum. Victor attend, de l'autre côté, sous la protection effrayée de la conseillère d'éducation.

Lorsqu'il revient, le proviseur affiche un sourire un peu gene.

«Vous avez raison, dit-il seulement.

– Nous allons entrer dans cette pièce, et vous allez redire cela devant mon enfant.

– Bien, Monsieur.»

Ils sont de retour dans le bureau.

«Répétez.

– Votre père a le droit de se trouver là, balbutie l'éminent fonctionnaire de l'éducation nationale à l'adresse de Victor.

– Il a peur de lui, intervient la conseillère.

– Peur de quoi?

– Que vous le frappiez, Monsieur.»

Il dévisage Victor.

«C'est ce que tu as dit?

– Oui, marmonne l'adolescent.

– Je t'ai souvent frappé?

– Cette fois-là, je pensais que tu le ferais.

– Je crois qu'il a quelque chose à vous dire, reprend la conseillère d'éducation.

– Nous sommes là pour vous aider, susurre le proviseur. Victor, racontez-nous ce que vous avez sur le cœur.

– C'est inutile, coupe le père. Je quitte en effet cet établissement.»

Il vient vers Victor, pose sa main sur son épaule, se penche à son oreille et murmure:

«Ce que tu viens de faire est assez crade.»

Il sort.

Le soir, Victor téléphone. Pour la première fois de sa vie, il s'excuse. Il ajoute seulement:

«Je voulais que tu comprennes que je suis grand maintenant, et que tu dois me laisser faire ce que je veux le week-end.»

Il a compris, en effet.

Jeanne et ses enfants partent faire du ski dans les montagnes blanches.

Pap' reste à Paris, seul. Il espérait que ses garçons viendraient avec lui, mais eux aussi sont sur les pistes en compagnie de leur mère. Avantage: il n'a pas eu besoin de se plonger dans les catalogues des vacances, téléphoner pour réserver, chercher ailleurs en raison d'une défection de dernière minute, découvrir un endroit satisfaisant à condition de le partager, sélectionner les amis avec enfants que la bande des Quatre accepterait, fouiller les horaires des trains jusqu'à trouver l'idéal, plutôt TGV que couchettes, départ premier jour des vacances, retour la veille de la rentrée, pas de places disponibles, se rabattre sur la voiture de location, pas de voiture disponible, faire réviser la sienne pour le grand voyage, pas de garage disponible, organiser le transfert d'une partie de la famille recomposée par voie de chemin de fer et de l'autre avec soi-même, deux jours plus tard, lorsque la voiture sera prête, arbitrer entre ceux qui préfèrent le chemin de fer et ceux qui choisissent l'autoroute, s'occuper d'acheter le matériel – l'hiver, chaussures, combinaisons, gants, lunettes, l'été, maillots et shorts -, se précipiter dans des gares bondées, sur des routes bloquées, dormir trois jours avant de profiter, rentrer dans des conditions comparables.

Inconvénient: il ne bénéficiera pas de ses enfants en prêt longue durée. Il aime pourtant les avoir tout à lui le temps des vacances, qui reste un moment incomparable: ils partagent une vie quotidienne. Ils sont chez lui comme ils sont de l'autre côté, dans les banlieues de leur mère, soir et matin, organisant leurs activités, faisant leurs devoirs, appelant leurs copains…

Tom lui a laissé un lot de consolation: le hamster. Il a reçu pour mission de s'en occuper comme il convient: graines le matin, eau fraîche le soir, exercice l'après-midi.

L'animal est une femelle; elle s'appelle Hamsterdame. Hamsterdame passe ses journées enfermée dans le bureau de son tuteur, où le chat est provisoirement interdit de séjour. Pour se dégourdir les pattes, la jeune fille fait de la voiture une fois par jour. Opération compliquée à mettre au point. Il convient tout d'abord de trouver le félin, apeuré et planqué, de l'enfermer dans une chambre afin de libérer le salon, ouvrir la cage, prendre délicatement Hamsterdame par le colback et la glisser dans sa petite Jaguar en plastique rouge. Après quoi, s'aidant de ses pattes, la conductrice dévale les pentes du salon dans un sens puis dans un autre avant de réintégrer son garage.

Pendant ce temps-là, le chat, qui a flairé l'intruse, fait du mécano sur la moquette des chambres.

Après trois jours de garde studieuse et bienveillante, Pap' boucle le hamster dans une salle de bains et le chat dans l'autre, remplit la cage de graines et l'écuelle de pâtée, puis quitte la maison pour les montagnes blanches.

Il rejoint Jeanne.

A peine arrivé, il constate que ses enfants ne se trouvent pas loin.

«Pas loin, fait remarquer Jeanne, c'est quand même cent cinquante kilomètres dans la neige!

– Avec des chaînes, facile…»

Il étudie la carte. Il n'y a guère que trois cols à franchir. Et puis la météo est raisonnable: aucune tempête n'est annoncée.

Le lendemain, il loue une voiture avec pneus à clous et s'en va. Il a téléphoné à la station où se trouve la reum; inconnue au bataillon; les enfants, pareillement. Mais s'ils lui ont dit qu'ils y étaient, c'est qu'ils y sont. Il lui suffira de les attendre au bas des pistes à midi, heure de la fin des cours, pour avoir une chance de les retrouver. Entre cinq cents autres adolescents, il découvrira bien ses fils!

«C'est n'importe quoi!» dit Jeanne.

Non. C'est encore et toujours la culpabilité. Comment ne pas rejoindre ses garçons alors qu'ils skient à si courte distance de Paul et d'Héloïse?

Il glisse sur les pentes, chavire dans les congères, mais il arrive à l'heure. Tel un cow-boy ayant traversé un sinueux désert aride peuplé d'obstacles terribles, il se campe au bas des pistes à midi moins quelques plumes d'Indien. Et découvre à quelques pas un totem qui se retourne, sidéré après avoir reconnu l'intrus qui lui tapait sur l'épaule pour lui prendre la bourse et la vie: la reum.

«Qu'est-ce que tu fais là? l'occit-elle d'un direct peu amène.

– Je viens voir les enfants.»

Elle est éberluée.

«Tu aurais pu prévenir!

– Il fallait me donner le téléphone.»

Il réalise alors que Castagnette traîne peut-être dans les environs. Ou une autre épaule secourable, un gentelman-skieur…

«Je peux m'occuper des garçons sans toi…»

Elle grimpe aux rideaux:

«Sans moi?! Etant donné tout ce que j'ai payé! Il est hors de question que je n'amortisse pas…

– Tout ce que nous avons payé, rectifie-t-il.

– A ce propos…

– Nous sommes en vacances», coupe-t-il. Puis s'écarte d'un pas pour laisser champ et distance.

«Pap'!»

C'est Tom.

«Je kife!»

C'est Victor.

Ils dégringolent de la piste, bâtons levés, bonnets au ras du nez. Bronzés, souriants.

Il les emmène déjeuner, reum et service compris. Cela ne leur est pas arrivé depuis des années. Les adultes se refilent les petits sujets de conversation comme on se passe les plats. Les enfants sont ravis. Par une sorte de consentement mutuel non formulé, ils ne demandent pas à leur père pourquoi il se trouve là, lequel ne dit rien, ayant compris qu'ils savaient que Jeanne et les deux de la bande des Quatre croisaient dans les parages.

«On va te montrer ce qu'on sait faire!» C'est Tom.

«Il se la pète grave, lui!»

C'est Victor.

«Ils sont comme ça aussi chez toi?»

C'est la reum.

Il les regarde skier une partie de l'après-midi. Tom, filant silencieusement sur les pentes, le bonnet rabattu sur les yeux, adroit et concentré; Victor, en retrait pour une fois, acceptant le leadership de son petit frère, riant et jouant avec lui en une complicité fraternelle qui émeut leur père, stalagmite en bordure de piste.

Le soir venu, il remonte sur son destrier mo torisé et traverse la vallée pour rejoindre l'autre partie de son cœur.

Il n'est plus déchiré.

Un samedi matin, après que le reup a rangé sa peau de chamois dans le coffre de sa voiture grise, il dit à Jeanne:

«Il peut venir s'il le souhaite. Après tout, chez nous, c'est aussi la maison de ses enfants.»

Elle le remercie avec tant de chaleur qu'il me sure combien il la soulage.

«Tu lui diras seulement que s'il nous crache de nouveau à la gueule, je refermerai la porte.»

Il ne fait pas cela pour elle, moins encore pour lui, mais pour Paul et Héloïse. Il pense que le père a commis un faux pas tragique dont il doit se relever: en condamnant d'emblée le hachik, il s'est placé de l'autre côté. Il a créé une ligne de front sur laquelle il a placé ses enfants. Un jour, nécessairement, pour se mettre à l'abri des tirs, ceux-ci devront se replier d'un côté ou de l'autre. Et donc, choisir. Responsabilité paternelle.

Ce n'est pas la sienne. Il n'est pas le père et ne se substitue pas à lui. Mais il se met souvent à sa place. Il lui est pénible d'être interdit de séjour chez ses garçons, d'ignorer leur environnement chambre, jeux, livres… Pourquoi ferait-il à autrui ce qu'il est contraint de subir? Alors il ouvre la porte.

Le reup, de toute façon, n'a rien à craindre. Pendant longtemps, ses enfants et le hachik sont restés sur des lignes parallèles. En retrait les uns par rapport aux autres. Bonjour, Au revoir, Il pleut, Non merci. Toute perpendiculaire l'atteignait là où ses propres enfants n'étaient pas. Naguère, il s'était senti coupable de ne pas vivre avec eux. Puis, cette première culpabilité s'était doublée d'une seconde, plus insidieuse encore: non seulement il ne vivait pas avec eux, mais, pire encore, il vivait avec d'autres. Il les trahissait. Ce n'était plus la douleur originelle, cette amputation à laquelle il a fini par se résoudre, revenant en boitant un week-end sur deux. C'était le sentiment trouble, terriblement malfaisant, que d'autres s'installaient là où les siens auraient dû se trouver. Coulaient leurs pas dans l'empreinte de ses fils. Dormaient, mangeaient, jouaient, lisaient, travaillaient, invitaient, quand il eût tant aimé que tout cela fût accompli par ses garçons, ou au moins avec eux.