– Non», dit-il.

Elle le dévisage, stupéfaite.

«Si tu mets les tiens, je dois mettre les miens. Les voyant, je réaliserai qu'ils ne sont pas là.»

Comment recenser tous les emplâtres diversement appliqués sur des blessures qui, certainement, lui paraîtraient grotesques?

«Si tu mets les tiens, je dois mettre les miens, car les miens souffriraient de ne pas y être alors que les tiens s'y trouvent.

– Et puis?

– Si tu mets les tiens et que je ne mets pas les miens, voyant les tiens je penserai aux miens, c'est donc comme s'ils y étaient.»

Elle le dévisage, goguenarde.

«Alors qu'ils n'y sont pas.

– C'est ce que ça me rappellera.

– Parce que mes enfants ne sont pas les tiens.

– Pas plus que les miens ne sont les tiens.

– Incontestablement.»

Il se tort les doigts autant que les méninges: il aimerait tant qu'elle comprenne!

«Je les mettrai ailleurs, conclut Jeanne avec générosité… Dans un coin discret.

– Merci», dit-il.

Il pense qu'ils pourront tout partager, sauf les enfants. S'ils vivaient tous ensemble, elle, lui et la bande des Quatre réunie, il y aurait les nôtres. La situation, hélas, les réduit aux miens et aux tiens. Ils n'y peuvent rien. Le danger guette déjà, et ils ne le voient pas. Pas encore.

Ils ont chacun leurs marottes. Elle, c'est le linge et les serviettes, que les enfants fassent leur lit, qu'ils ne dispersent pas leurs sweats et leurs tee-shirts dans toute la maison. Lui, c'est la télé: il la veut la plus silencieuse possible, surtout aux heures des repas. Les lumières: on les éteint. Les clés: on les emporte pour ne pas sonner sans cesse. L'heure du coucher: pas après neuf heures trente.

Mais comment faire lorsqu'on manque d'autorité, que les enfants à qui on s'adresse résistent, que la mère veille en amont, le père en aval, la grand-mère en face, et les sœurs derrière?

On prend des gants. On demande d'abord gentiment. Puis un peu plus fermement. On invente une punition douce: la mise à l'amende, par exemple. Une pièce par lampe oubliée. L'argent n'ira pas dans la poche des parents, mais dans la sébile des SDF. Générosité commune. La bourse est placée sur l'étagère haute de la bibliothèque; quand on pourra remplacer les pièces par un billet, les enfants eux-mêmes iront l'offrir à un sans-logis.

Sauf qu'ils se considèrent comme des SDF, puisqu'ils se servent eux-mêmes, vidant la caisse alors qu'elle n'est pas remplie.

Avant l'échec, naît une problématique généraIe: Tom et Victor doivent-ils être logés à la même enseigne que les deux autres?

«Bien entendu! assène Jeanne.

– Probablement, dit-il.

– Tu pars à l'ouest! s'écrie Victor. Nous, quand on vient, on est invités!

– On ne va pas se taper tout le boulot!» proteste Tom.

Héloïse boude. Paul joue à la Gameboy. Jeanne observe Pap', attendant une réaction qui ne vient pas. Il pense, d'un côté, que la loi commune devrait s'appliquer à tous, mais que, de l'autre, Tom et Victor peuvent légitimement prétendre avoir droit à certains égards quand ils sont là. D'autant que lorsqu'ils venaient avant l'emménagement des autres, ils étaient à la fête. Pourquoi en serait-il désormais autrement? Et comment éviter que Paul et Héloïse ne ressentent pas une différence de traitement comme une injustice? Bref, il se promet d'inventer au plus vite une géométrie dans l'espace aussi pointue que possible. Oubliant que les maths n'ont jamais été son fort.

«Va te coucher, dit Jeanne à Héloïse.

– Et Victor?

– Victor, il est plus grand, répond Victor.

– C'est ce qu'il dit! objecte Héloïse.

– Va te coucher! répète Jeanne avec plus de

force.

– Quand Victor ira.»

Tous regardent le père.

«Peut-être pourriez-vous rester un peu plus tard tous les deux, propose-t-il.

– Non, rétorque Jeanne. Héloïse a cours à neuf heures.

– Et moi à neuf heures trente! s'écrie Victor. Donc, j'ai au moins un quart d'heure de rab.

– Ton bahut est plus loin.

– T'as pas le level… Il n'y a que les psychopathes qui dorment à l'heure des poules! Chez maman, je me couche plus tard.

– Mais tu n'es pas chez ta mère, objecte Héloïse.

– Eh bien désormais, le mardi soir, je ne viendrai plus.

– Reste un peu», conclut le père précipitamment.

Héloïse et Jeanne lui jettent un regard d'enfer.

«Pourquoi Victor a la plus belle chambre? questionne Héloïse.

– Parce que c'était celle de mon père.

– Tu n'y es jamais!

– Oui, mais c'était celle de mon père.

– Et pourquoi je ne pourrais pas l'avoir moi?

– Parce que je suis le fils de mon père!»

Lequel pense qu'Héloïse a raison, que lui même s'est torturé les méninges avant le déménagement parce qu'il comptait lui donner cette chambre et ne savait comment annoncer la nouvelle à ses garçons. C'est Jeanne qui a proposé que sa fille prenne l'autre, plus petite, sans salle de bains, et Victor, celle de son père.

«Je n'ai pas plus grand à vous offrir, conclut il, navré.

– A offrir à qui? interroge Jeanne.

– A tout le monde.

– Je croyais que c'était notre maison, remarque Victor avec perfidie.

– Non! s'écrie-t-il avec violence. Ici, c'est la maison de tous!

– Parfois, on se le demande, poursuit Jeanne.

– Il n'y a qu'à voir les chambres, insiste Héloïse.

– Tu psychotes trop!» clame Victor.

C'est la première fois que Jeanne et ses enfants se regroupent pour contester les trois autres. Pap' se sent coupable. Il a certainement commis un impair pour que les questions de propriété surgissent ainsi: ma chambre, ton lit, mon père… Il se demande avec angoisse s'ils parviendront à se fondre dans un ensemble unique, une communauté, sans se soucier de prérogatives qu'il voudrait gommer.

«Je veux une mezouzah à la porte de ma chambre, déclare Victor.

– C'est quoi, ce truc-là? demande Paul.

– Respect, mon pote! C'est un symbole de juif pour les juifs. Un verset de la Bible.

– Alors moi, je veux une croix de catholique à ma porte, dit Héloïse.

– Il ne manquerait plus que ça! clame Victor.

– Et pourquoi, s'il te plaît?

– Nous, les juifs, on est minoritaires. Vous, les cathos, on en voit partout.

– Et le voile, tu trouves qu'on doit le mettre à l'école?

– Si c'est un voile juif, oui.

– T'es con, ou quoi?

– Ne parle pas comme ça! intervient Jeanne.

– Mais t'as entendu ce qu'il dit?

– Qu'est-ce que tu en penses, Pap'?… Une mezouzah à ma porte?

– Et une croix à la mienne?»

Il pense que la maison n'est pas Jérusalem. Mais que si son fils veut afficher une mezouzah, il ne peut empêcher Héloïse de poser une croix.

«On te mettra une mezouzah à l'intérieur de ta chambre, dit-il à Victor.

– Tu bats de l'aile?! Et je la touche quand? En sortant?

– Tu te débrouilles.

– Et ma croix?

– Pareil.

– J'en veux pas. C'était pour rire.

– Moi, j'aimerais avoir un missile, lance Paul. Avec une tête atomique.

– Quand je serai grand, murmure Tom après un court silence, je veux être juif.»

Il retrouve Jeanne dans la chambre.

«Mes enfants m'ont reproché de moins m'occuper d'eux depuis que nous avons traversé la rue.

– Est-ce vrai?

– Oui. Avant, ils m'avaient toute à eux. Maintenant, ils doivent me partager avec toi.

– … Et je ne suis pas leur père, complète-t-il.

– J'ai le cœur embouteillé. Ne m'en demande pas trop.»

Elle lui prend la main et le regarde:

«Je ne veux pas être écartelée. Tu sais bien que rien ne pourraIt nous separer.»

Il attend. Elle colle la bouche à son oreille et ajoute:

«Sauf les enfants.»

Les photos d'Héloïse et de son frère trônent sur le bureau de leur mère.

Le papa, pris à contre-jour en terre d'Asie, reste dans les chambres. Posant joliment sur des fonds azuréens, le premier mari, l'ex, le père des enfants, participe à sa manière à la vie quotidienne. Il est une ombre pas très éloignée. Lorsque Jeanne a quitté le XIIe arrondissement, il a dépêché des huissiers pour faire constater que les enfants étaient maltraités. Il a fait chou blanc. Il s'est rattrapé sur les commentaires. Jeanne en a pris pour son grade. Puis son compagnon. Les deux ensemble. Leurs amis. Leurs relations. Le monde en général, qui les inclut eux en particulier. Le discours, raconté par les enfants (et les rares amis communs), est d'une parfaite limpidité. Ils vivent avec un gauchiste drogué et une demi-mondaine intéressée. Qui gagnent leurs sous quasi illégalement. Bouffent la laine sur le dos des honnêtes gens, dont il fait partie, lui qui a travaillé dur toute sa vie (comme ingénieur sur des plates-formes pétrolières). Forment une partie de ce tout pourri qui accepte les escrocs politiques, les sales combines d'un régime politique merdique, les Arabes sur le sol national.

Le samedi matin, quand le père vient chercher Paul et Héloïse, dissimulés derrière les rideaux, la demi-mondaine et le hachik sont au spectacle. L'expert dans le pétrole donne un petit coup de Klaxon, sort de sa Mercedes décapotable et, s'étant emparé d'un chiffon à lustrer sagement disposé dans le coffre, astique la caisse pour la débarrasser des saloperies qui nuisent aux reflets de la robe gris métal.

«Il a pété un câble, ton reup!» s'exclame Victor à l'adresse d'Héloïse.

Le dimanche soir, si la reum vient chercher les garçons (dix-neuf heures pétantes), elle klaxonne quinze fois avant de descendre de voiture, et quand, trente-cinq secondes plus tard, les enfants se penchent à la fenêtre pour annoncer qu'ils arrivent, elle tempête en disant que ça lui suffit de faire la bonniche, qu'elle n'a pas, en plus, envie de donner dans le poireau, et que si la marmaille n'est pas présente dans les deux minutes, elle se tire.

D'où le stress du dimanche soir.

Il croise le reup pour la première fois pendant les vacances, au cours d'une opération délicate à organiser: l'échange standard des enfants. Checkpoint Charlie dans le Sud. Cadre: une maison louée avec des amis. D'un côté du mur: Jeanne, le hachik gauchiste, un peintre et sa femme, un écrivain et la sienne – sa garde rapprochée. Les hommes en bermuda et espadrilles, les dames en maillot. Alanguis autour d'une piscine où les guêpes jouent à saute-mouton avec les enfants.