De l'autre côté du mur, pour le premier transfert: la reum et son nouveau copain, un joueur de castagnettes opérant en solo dans un orchestre – ont dit les enfants.

«Un orchestre de quoi? a-t-il demandé.

– De chambre, a répondu Tom.

– De cave! a rectifié Victor.

– Bouffon!

– Il s'entraîne avec des copains dans la cave de

ses parents.

– Quel âge?

– Dans les quarante.»

Avenir assuré, promotion attendue…

Pap' reste à l'écart tandis que ses garçons rejoignent la reum klaxonnant, deux cents mètres plus haut, à l'orée du petit chemin glissant vers la maison. Les négociations se sont déroulées la semaine précédente, par téléphone, la date et l'heure ayant été choisies d'un commun accord et les diverses modalités réglées sans tergiversations excessives. Trois minutes après l'apparition du véhicule maternel, l'opération est bouclée. Castagnette, grand échalas roux aperçu entre les arbres, a posé ses mains sur le volant et fait ronfler le moteur.

Une heure plus tard, sous la forme d'un convoi motorisé, le second transfert s'annonce. La Mercedes ouvre la route. Elle apparaît au bout du chemin, rutilante et décapotée, précédant une Land Rover tendance brousse salie à la main, et un pick-up rouge chromé scintillant. Les automobiles stoppent, telles des libellules, autour de la Citroën pourrie et de la Renault naze de la famille recomposée avec amis, pour le coup fascinés, voire subjugués: y a pas photo.

Le reup descend. Saharienne beige, pantalon kaki, mocassins en peau, Ray-Ban sur l'œil, casquette à longue visière au sommet du chef. Baroudeur luxe. Sa petite troupe est vêtue tout pareil, émergeant sans doute d'un safari organisé entre la place de l'Etoile et l'église Saint-Germain des-Prés, avec arrêt pipi à l'hôtel Costes. Sept hommes qui claquent les portières, dégainent les commandes à distance pour faire briller les feux et verrouiller les montures. Ce qui en dit long sur la confiance régnant et l'imprévoyance générale, la Mercedes restant accessible par le haut vu que la capote n'a pas été remontée.

Autour de la piscine, c'est plutôt Reiser que Van Dongen. Un peu gênées, les femmes chaussent les hauts des maillots tandis que les mecs redressent les épaules et rentrent le ventre pour assurer un mInImum.

«J'y vais», dit Jeanne.

Elle se débarrasse d'une torpeur gracieuse, se lève et court au-devant des sept mercenaires qui avancent de front. Pap' la suit du regard, imaginant sans conceptualiser vraiment le choc des cultures entre son amoureuse en lotion solaire et la chemise impeccable du reup en marche.

Deux bisous pour chacun.

Les valises attendent. Paul prend la première, et Héloïse la seconde. On charge. On échange quelques mots. Puis, après avoir lancé un salut martial et de loin au hachik et sa bande, les sept remontent en caisse, actionnent les démarreurs et font feuler les cylindres. Démarrage en côte sans à-coups, nuage de poussière assorti, demi-tour dans les règles, et le convoi s'ébranle dans le sens de la deuxième quinzaine d'août. Dix mille centimètres cubes pour deux pré-ados. Bon voyage.

«Comment peux-tu vivre avec un type comme moi apres avoir vecu avec un type comme lui?» demande-t-il souvent à Jeanne.

A quoi elle répond, avec ce sourire de garce allumeuse auquel il ne résiste pas:

«Pour moi, tu es si exotique, mon amour!»

D'après ses récits, il imagine sa vie d'avant, jeune femme au foyer dans une demeure de luxe sise en bordure de la forêt de Fontainebleau. L'homme travaille tandis qu'elle s'occupe du foyer, fait des dîners pour quinze personnes, parcourt avec lui un bon quart de la terre, mais lui tient tête et finit par se dérober. Les enfants sont mignonnement vêtus, ne disent pas de gros mots, sont élevés avec clairvoyance, dans le bon goût et le bon genre. Le contraire de ce qu'il a vécu lui-même et de ce qu'ils vivent aujourd'hui.

«Admirable, commente-t-il. Tu te fais à tout!»

Dans leur nouvelle vie, ils mènent leur barque à l'inverse des courants précédents. Elle travaille, elle est indépendante, et il est content qu'il en soit ainsi. Elle craint le chômage sans qu'il puisse la rassurer tout à fait; il pourrait évidemment assumer cette charge pour elle, pas pour elle et quatre enfants: il n'en aurait pas les moyens.

Elle voudrait une vie de famille. Il lui offre un cadre qu'elle ne connaît pas: celui d'un homme travaillant chez soi. Naguère, il lui était reproché d'être trop souvent absent; il est présent matin, midi et soir. Elle ne supportait plus de fabriquer des dîners raffinés, de jouer les soubrettes sachant recevoir; ils dînent sur le pouce, et s'ils reçoivent, ils font tout ensemble. Les courses et la cuisine. Elle observe qu'ils gagneraient du temps si l'un faisait les courses et l'autre la cuisine, ou si l'un mettait la table tandis que l'autre épluchait les légumes. Mais à quoi bon gagner du temps si c'est pour être séparés?

Quant à la vie de famille, il ne peut pas. Il ne sait pas. Longtemps, les familles ont été associées dans son esprit à des utilités fabriquées, obligées, de celles qui circulent, à quatre ou cinq, sur les autoroutes des vacances. Le père, la mère, les trois enfants. A l'avant, à l'arrière. Les uns se retournant pour parler, les autres allongeant le cou pour entendre. Même la définition des rôles, lorsqu'ils sont joués selon les sexes, lui a toujours semblé le comble de la sottise. Autorité paternelle. Tendresse maternelle. Respect filial.

Souvent, le soir, il se penche à la fenêtre, et il voit, dans les salles à manger de l'immeuble d'en face, des familles à table. Il les montre à Jeanne. Il demande:

«Tu voudrais qu'on vive ainsi?»

Paysages bornés par les repas de famille. Conseil d'administration du soir. Immuable rituel. Tables rondes ou carrées. Papa préside, maman est en face, mangeons. Rappels à l'ordre: on ne parle pas la bouche pleine, on mange de tout, on ne choisit pas, on ne se balance pas sur sa chaise, on ne coupe pas la parole, on ne boit pas en mangeant, on ne confond pas avec la cour de récréation, on ne se sert pas le premier, on passe les plats, on laisse aux autres, on fait moins de bruit en mangeant, on s'essuie la bouche, on ne sort pas de table avant d'avoir fini, on débarrasse, on passe l'éponge.

Pas de liberté dans tout cela. Pas de démocratie. Il faut apprendre de ceux qui savent, toujours les mêmes, nul n'y peut rien. Absurde cérémonie. Il a donné. Petit, puis grand. Il n'a pas su tenir sa place. Les entreprises de cette nature ne sont pas pour lui.

«Je ne saurai jamais», répète-t-il.

Il aime les familles atypiques, qui se moquent de ces critères extérieurs et normés. Lorsque l'imagination dépasse la règle, que l'invention transforme les rapports en une harmonie fondée sur des choix, des désirs, un naturel. Dans ces cercles-là, il est toujours le bienvenu. Ailleurs, on se méfie de lui, qui trace le chemin d'une route à Contourner. Il dérange. Il est un élément perturbateur.

Dans les familles déchiquetées, séparées, recomposées, où la politesse de bon aloi n'a plus cours car les fonctions sont redistribuées et l'imagination obligatoire, le doute l'emporte toujours sur les certitudes. Car les géniteurs deviennent des parents multicartes, condamnés à présenter un produit unique, soi-même, tout à la fois père et mère, censeur, valet de pied, éducateur, G.O., guide, tuteur… Beaucoup de rôles pour un personnage umque.

Il en a déjà tenu plusieurs: père, beau-père de circonstance, seul, sans enfants, avec un enfant, deux enfants… Chaque fois, il a tenté de faire au mieux, improvisant toujours car le dogme n'est pas son fort. Costumé pour l'heure en parâtre installé, il essaie de faire bonne figure. Mais ce n'est pas simple: les enfants constituent les projections presque parfaites des différences existant entre leurs parents. Deux univers.

Dans la vie de tous les jours, les géométries tâtonnent. Il ne demande pas aux siens de ranger quotidiennement leur chambre, de mettre leur langue dans leur poche, le couteau à droite et la fourchette à gauche. Ils parlent politique ou argent, ils jugent, ils se mêlent des conversations qui ne les concernent pas.

Elle regarde les films de WaIt Disney avec ses enfants, connaît par cœur La Parade des éléphants et La Danse du roi Louis qu'ils chantent tous les trois, dansant parfois, sous l' œil consterné de Tom et de Victor, qui préfèrent Scream, I am, Gotlib et Cabu.

Paul rapporte des chars d'assaut miniatures, des pistolets à billes, des mitraillettes en plastique offertes par son père, quand les armes sont déconseillées chez lui. Où l'usage de la télé est sévèrement contrôlé tandis que chez sa mère, deux rues à côté, Héloïse se pâmait devant les sitcoms de son âge.

Lorsqu'ils sont ensemble, Tom et Victor hurlent jusqu'au vertige quand les deux autres de la bande des Quatre respectent les règles de leur éducation selon lesquelles on ferme les portes sans les claquer et les bouches avant de les ouvrir intempestivement.

Les uns prennent des douches obligatoires, les autres des bains conseillés. Ceux-là font du foot, ceux-ci du tennis. Ils ne sont pas d'accord sur les marques de leurs chaussures, les couleurs de leurs sweats, la coupe de leurs pantalons. Au moins s'entendent-ils sur l'importance accordée aux fringues, ce qui le terrifie mais comble Jeanne de joie, elle si coquette, si soucieuse d'élégance et d'harmonie. Il les écoute comparer les vertus de Nique et celles d'Adida, la souplesse de Lacote, le velouté de Rilf Lorrain, le chic d'Agnès C, et il se demande dans quel monde vivent ces enfants, lui qui pratiquait l'échange standard de Clarks une fois l'an, et le découpage de jeans entre l'hiver et l'été.

Par respect pour la communauté, il fait des efforts et tait les lignes de divergence. Il essaie d'obtenir le même résultat de la part de ses fils.

«Rangez vos chambres.

– Comment on fait?»

«Mettez la table.

– Dans quel sens?»

«On se lave les mains avant de manger.

– C'est mieux après.

– Avant et après!

– Je ne veux pas user mes mains, moi!»

Le plus difficile, ce sont les coudes sur la table. Parce qu'il n'a jamais compris comment tenir sans. Alors il ne demande rien à ses enfants. Contrairement à Jeanne, qui rappelle les bonnes manières aux siens. Héloïse et Paul lorgnent en direction de Tom et de Victor qui en rajoutent, déposant leurs avant-bras. Pap' leur adresse un signe discret, les invitant à ménager les autres. Tom fait machine arrière en poussant un soupir excédé. Victor met les mains dans le plat: