Lorsqu'il quitte le bureau 214 après avoir paraphé toutes les pages et signé la dernière, il est sonné. Une image trouble sa cervelle. L'intitulé du dossier: K. contre K. Il se demande comment on peut porter plainte contre son propre patronyme. Et pourquoi la reum a tenu à conserver cette identité si c'était pour l'utiliser de cette manière.

Il songe à cela durant tout le trajet qui le conduit du commissariat à sa maison. Lorsqu'il arrive au bas de chez lui, il a pris une décision: plus jamais il n'appellera cette femme par le nom qu'elle a tenu à porter, et qui est le sien. Puisqu'elle a offert ce nom aux flics.

Ils n'ont plus d'argent, et trop d'enfants pour vivre seulement d'amour et d'eau fraîche. L'agrandissement de la maIson a avalé le superflu. Jeanne est au chômage. A bâbord, la reum n'ayant pas retiré sa plainte, il a saisi le juge aux Affaires familiales afin de faire réajuster la pension alimentaire. Le procureur de la Répu blique a nommé un médiateur pour tenter, expression consacrée, de rapprocher les parties.

A tribord, en position de tir derrière sa Mercedes, le père de Paul et d'Héloïse a lancé l'assaut lui aussi: plus d'argent de ce côté-là non plus; donc, pension réduite à un montant symbolique et dérisoire.

Tandis que lui-même tente de desserrer l'étau qui les étrangle côté gauche, Jeanne négocie côté droit. Elle réclame un minimum; le reup propose un peu plus que le moins que rien. Le soir, quand les enfants dorment, ils s'engueulent au téléphone. Si les décibels menacent, Pap' descend vérifier que les portes des chambres sont bien fermées. Quand il remonte, Jeanne lui tend l'écouteur. Elle demande des comptes sur ce qu'elle sait et ce qu'elle voit: il ne donne plus grand-chose pour les enfants, mais il garde sa carrosserie gris métal, son manoir à Fontainebleau et un mas en Provence. Tout cela prouve que les affaires ne roulent pas si mal.

«La voiture n'est pas à moi, ment le reup avec aplomb. Je la loue un week-end sur deux quand je prends les enfants.»

Il lui souffle la question:

«Toujours la même voiture?

– Oui…

– Depuis un an?»

Le reup se prend les pieds dans les pédales et met le clignotant.

«Tu n'as rien compris! Je ne la loue pas pour moi! Je la loue à d'autres!

– A qui?

– A des Yougoslaves.

– Explique-toi mieux, ricane Jeanne.

– C'est pourtant simple! J'ai une voiture qui me coûte cher. Pour la financer, je la loue un week-end sur deux à des Yougos.»

Jeanne éprouve les plus grandes peines à conserver son sérieux. Quant à Pap', il suffoque. Silencieusement.

«… Parce que les Yougos, tu comprends, ils adorent les Mercedes. Surtout quand ils se marient. Ils se marient généralement le samedi. Quand je n'ai pas les enfants, je la loue…

– Et ton mas en Provence?»

Il cherche à vendre.

«Loue-le à tes amis yougoslaves, raille Jeanne. Tu fais un lot: la voiture et la maison.

– Et mon parquet? beugle le reup. Du chêne Moyen Age!

– Ils astiqueront.

– Savent pas faire.

– Vends le manoir de Fontainebleau.

– Il ne me coûte rien.

– Comme tes enfants, en somme…»

La demi-mondaine est là pour les nourrir, et le hachik pour les loger. Il paraît que la maison est agréable…

Quand elle raccroche, elle vient s'asseoir à côté de celui qu'elle appelle son deuxième mari et lui demande ce qu'ils vont faire.

Il dit que la situation n'est pas dramatique puisqu'ils ont un toit et un réfrigérateur.

«Et la femme de ménage?

– On la garde.

– Tu as des goûts de luxe», critique-t-elle.

Non. Il ne voit pas pourquoi ils se passeraient des services de cette dame qui vient chez lui depuis dix ans et pour laquelle il éprouve de l'affection sous prétexte que le reup renonce à se séparer de ses biens pour aider ses enfants. Le pétrolier voudrait que le hachik se charge de la santé financière de sa progéniture. Le gîte, mais aussi le couvert et tout ce qui va avec. En remerciement des insultes proférées.

«C'est votre histoire, grince-t-il. Tu dois régler ça avec lui.»

Il perçoit la manœuvre et ne désire rien tant que de renforcer Jeanne face à la démolition entreprise.

«Très bien, conclut le reup après d'innombrables louvoiements. On réglera la question devant les juges.

– Parfait», dit Jeanne.

La reum et lui passent d'abord.

Palais de justice, deuxième.

La première fois, c'était au moment du divorce. Ils s'étaient présentés chez le juge chacun au bras de son avocat. Lui, il avait l'âme légère. Content d'en passer par là, enfin, parce qu'il s'agissait désormais d'une libération. Il n'avait plus envie. Il n'avait plus envie du tout. Sa vie avait bifurqué.

La reum avait demandé le divorce. Le bras de fer avait été terrible. A l'issue de la séance, ils s'étaient retrouvés sur les marches du Palais, un peu émus, un peu perdus, ne sachant pas très bien sur quelle ligne faire danser leur relation désormais.

«Embrassez-vous donc!» s'était écrié son avocat.

Ils l'avaient fait.

Mais pas ce jour-là. Lorsqu'il arrive, escorté par son défenseur, elle est assise sur une chaise, dans la salle d'attente. La natte s'est encore allongée: elle repose sur la cuisse, bien tenue entre les deux mains.

Le conseil siège à côté de sa cliente. Salut glacé, de loin. Autour, patientent des âmes en peine, maris et femmes déjà séparés, en instance de divorce. Eux non plus ne savent pas comment se prendre. La plupart des hommes affichent des mines débonnaires qui ne trompent personne. Lorsque le silence s'abat sur des histoires brisées, les avocats, sorciers noirs aux ailes déployées, jouent les intermédiaires: Comment vont les enfants, et les vacances, et patati et patata, entraînant de vagues échanges qui meublent des vides décourageants. Sitôt que les visages se détournent, il suffit de suivre le mouvement des prunelles pour savoir quel est le plus malheureux des deux: c'est toujours celui qui profite de l'inattention de l'autre pour le scruter du regard, avec une attention extrême, presque une avidité, colère ou désespoir, esquives, chagrin.

Lorsque les juges sortent de leurs alcôves pour appeler les personnes convoquées, celles-ci se lèvent à la hâte et glissent vers la porte, les femmes précédant les hommes, les uns et les autres affichant des sourires crispés ou des masques patibulaires.

Ils sont reçus par la juge qui avait procédé à leur divorce. Aujourd'hui, où en sommes-nous?

Madame tend les reçus prouvant que la vie avec deux enfants coûte cher; Monsieur donne ses feuilles d'impôt. La juge pose deux questions à chacun, délibère par-devers soi et énonce la sentence: moins quinze pour cent. La somme reste très largement supérieure au montant du SMIC.

«Je ne pourrai pas, déclare Monsieur.

– Alors faites appel!

– Certainement.»

A peine a-t-il confié la mission à son avocat qu'il reçoit un coup de téléphone gêné de son banquier: la reum a fait une saisie-attribution sur ses comptes. Ceux-ci sont bloqués jusqu'au paiement de la somme exigée par Me Xavos, huissier, opérant pour le compte de la mère de ses enfants. Souhaite-t-il un prêt?

«Oui», fait-il.

«Non», conseille la médiatrice nommée par le procureur de la République.

Elle le reçoit dans un petit bureau, au rez-de-chaussée d'un immeuble tout propre. C'est une vieille dame fragile, ancienne juge, qui occupe le temps de sa retraite à tenter d'aplanir les difficultés surgies ici et là, sur la route des familles décomposées. La dame est comme sa grandmère. Elle prend son histoire sur les genoux. Elle la caresse en tous sens pour bien en comprendre les subtilités. Elle explique qu'avant de le recevoir lui, elle a entendu la reum.

«Ne payez pas tant que la cour d'Appel ne s'est pas prononcée.»

Ne souhaitant pas mêler son banquier à ses affaires personnelles, il n'écoute pas le conseil, emprunte l'argent et règle Me Xavos. Quelques semaines plus tard, la cour d'Appel lui donne raison, rétablit la pension alimentaire à un niveau plus raisonnable (mais conséquent) et exige de la partie adverse qu'elle rembourse le trop-perçu.

Le soir, avec Jeanne, lorsque les enfants sont couchés, ils fêtent la nouvelle au bordeaux.

Mais déchantent trois mois plus tard, après qu'elle-même et le reup ont été reçus par le juge chargé de leur différend. Sentence: pension strictement symbolique.

L'ingénieur dans le pétrole s'est bien débrouillé.

Ils croient être arrivés au bout de leurs peines.

Ils rêvent.

Jeanne a beau persister à dire nous lorsqu'elle parle de sa vie avec son premier mari, celui-ci pilonne ses positions, celles du hachik et de leurs amis. Elle devient une gauchiste mondaine, et lui un assassin potentiel. L'avenir prédit aux enfants est apocalyptique et mortifère. Si le danger se précise, ils pourront toujours appeler leur père. Et si ce dernier ne peut rien faire, ce ne sera pas faute d'avoir tiré la sonnette d'alarme.

Le dimanche soir, quand Paul et Héloïse reviennent de Fontainebleau, l'ambiance est funèbre. Jeanne s'enferme avec ses enfants dans une chambre et tente, durant de longues heures, de défaire les nœuds serrés autour de leur cou pendant le week-end. Quand la conduite du père dépasse les bornes, elle l'appelle pour le prévenir que les enfants ne viendront pas avant quelques jours. Il tempête pendant dix minutes, se calme, les reçoit finalement, se montre plus aimable avant de recommencer trois semaines plus tard. Ainsi, au fil de deux débuts d'adolescence devenus bien périlleux.

Quant à la reum, elle n'épargne pas les siens davantage. Mais son registre est différent. Elle se donne en spectacle. Elle fait des scandales publics. La terre entière – notamment les maîtresses et les professeurs des enfants – est informée de l'incurie paternelle. Pour éviter le catch à deux, Pap' l'esquive lors des fêtes des écoles, se cachant du côté de la pêche magique quand elle arrive aux quilles. Tom se faufile tant bien que mal entre les réjouissances. Une fois, ils se retrouvent nez à nez, elle, Jeanne et lui. Il prend la tangente pour épargner leur petit garçon. La reum se replie sur la coiffeuse et envoie torpille sur torpille en direction de la cible principale, sans considération aucune pour la distribution des rôles. Afin de ménager la santé mentale de tous, il décide de fuir les lieux où il pourrait la rencontrer.