Jeanne et lui se demandent comment préserver les enfants de ces tirs dont ils reçoivent les éclats en pleine face. Ils essaient de ne pas répondre, et n'y parviennent pas toujours. Ils se le reprochent. Jusqu'au moment où ils s'aperçoivent que les tirailleurs d'en face, devenus éléments de leur feuilleton quotidien, sont aussi ceux des enfants. Entre eux, ils se racontent les dernières frasques des deux personnages, s'amusent et se moquent. Ils imitent le reup et la reum, jouent les situations de la semaine, transformant en rires ce qui jusqu'alors était grimaces.

«Cela suffira-t-il? s'inquiète Jeanne.

– Sans doute pas», dit-il.

Il faudrait plus. Mais quoi? Et eux-mêmes, rongés par les insultes, les scandales, les pressions, l'étranglement de leurs finances et l'attention soutenue qu'ils portent aux enfants, parviendront-ils à maintenir du jeu dans le nœud coulant qui les enserre chaque jour davantage?

Un mardi soir, Tom et Victor apportent un remède qui pourrait devenir une solution miracle, au moins pour eux-mêmes.

«Grande nouvelle! clame Victor au moment du passage à table.

– Moi, je la trouve petite, objecte Tom.

– Parce que t'es un nain. Elle est à ta taille.

– Tu glairotes, toi!

– On peut savoir? s'enquiert Héloïse. Tu viens vivre à la maison?

– En cas de guerre, je ne m'engage pas.

– La reum va vivre avec son keum. Ils vont habiter ensemble.

– Castagnette?»

Soi-même.

Jeanne sort une bouteille de bordeaux et du jus de pomme. Pap' fait claquer le bouchon. Pour un peu, il enverrait à son ex un télégramme. Des fleurs. Un traité de paix et d'amitié.

«Il me gonfle déjà, ce keum, boude Tom. Je vais demander à maman de le virer…

– Au contraire!

– Tu te rends compte! Ils vont habiter ensemble!

– Une aubaine!

– Pas pour nous, commente Victor. Ça tient de la place, un keum.

– Il va bouffer mes céréales!»

Prenant le benjamin sur ses genoux et son frère par la raison, leur père leur explique les mille et un bienfaits que cette situation nouvelle apportera à tous. Devant eux, il se prend à rêver d'horizons étales, d'énergies déplacées vers le grand et le beau, de territoires assainis où tous iraient en paix. Il ne connaît pas Castagnette, mais c'est avec plaisir qu'il lui cède son ancienne place, espérant de tout cœur qu'il aidera sa promise à aller voir ailleurs, un endroit doux et tranquille où lui-même ne sera pas.

Mazel Tov.

Ils partent en vacances. Ils ont consacré la semaine précédente à faire le tour des vétérinaires, puis des banlieues, pour chercher un refuge où le chat irait en villégiature. Charitables, ils se sont également chargés d'Hamsterdame et de sa Jaguar rouge.

Au début de leur histoire, dans un souci louable de pédagogie, Jeanne avait décidé qu'ils visiteraient les régions de France avec les enfants. Ils ont ainsi découvert l'Ardèche, le Périgord et la Provence. Ils ont beaucoup fréquenté la gare d'Avignon qui, fin juillet, devient un des lieux de passage obligé des enfants du divorce. Comme les autres, ils se sont plantés devant les wagons, agitant la main en direction des progénitures partant pour le Nord, première étape vers un ailleurs où ils ne seront pas.

Ou, tout au contraire, arrivés avec une heure d'avance, ils ont impatiemment attendu sur le quai l'apparition de la moitié des grandes vacances.

Souvent, ils rejoignent des amis; parfois, ils restent entre eux. Ils sont toujours dans le mouvement: plus elle grandit, plus la bande des Quatre donne dans le remue-ménage. Et la contestation. Pas question de faire de l'excès pour ce qui concerne les devoirs de vacances, et la corvée des cartes postales donne lieu à des discussions quasiment parlementaires. Jeanne exige. Pap' s'en fiche: ses enfants décident. Paul choisit des paysages tout verts; Héloïse, des chevaux au galop; Tom, des personnages légendés au dos desquels il expérimente ses nouvelles signatures; Victor, des dessins triviaux.

Les caddies font du stock-car dans les supermarchés, on mange les bonbons sur place, on teste les ballons de foot entre les rayons. Parfois, on casse du verre.

«La honte!» se plaint Jeanne.

Tom et Paul se hissent sur la pointe des pieds pour attraper des lotions antiacnéiques qu'ils offrent en se gobergeant aux deux autres: l'adolescence pointe ses boutons sur le front et les joues. Ils s'esclaffent. Quand on les réprimande, ils s'éloignent et pouffent ostensiblement. Héloïse hausse les épaules et s'en va bouder. Victor se plante devant les deux de la bande des Quatre et remarque:

«Les petits deviennent de plus en plus minuscules!

– On n'est pas des petits!

– C'est vrai, plaide Jeanne. Il faut les appeler autrement.»

On décide que désormais, ils seront les Jumeaux.

«Deux de la même espèce, ça devient dangereux!» proclame Victor.

Paul se rebiffe tout doucement. Tom met de l'huile sur le feu. Victor attise. Les parents décident qu'on pourrait envisager de ne plus passer la totalité des vacances tous ensemble.

«Cool! chante Victor. La province familiale, ça limite mon imaginaire!»

La bourse étant plate, ils ont délaissé les virées régionales pour la maison dynastique de Jeanne. Au bout d'un moment, c'est la stupeur. Le père et ses deux enfants regardent, dubitatifs, les femmes faire les lits au carré, astiquer les sols, les plafonds, les vitres, les vélos, la pelouse, le sable.

«C'est pareil que chez le père de la reum, évalue Victor.

– T'es ouf! conteste Tom. Là-bas, on ne peut même pas jouer au ballon! Le foot sur l'herbe, ça froisse la verdure.

– Et on a le droit de ramasser les crabes à condition de les remettre à l'eau après; sinon, ça dérange la mer.»

Héloïse se révèle écolo: elle donne raison aux siens. Paul ne dit mot, occupé à découper un lézard dans le sens de la longueur. Jeanne devient irascible: plongée au cœur de son enfance et de son éducation, elle mesure la distance de leurs univers. Et, comme toujours dans ces confrontations qui ne la déchirent pas, elle se range du côté de sa famille. Les deux systèmes sont face à face. Etrangers l'un à l'autre en ce lieu où la vie commune ne pèse plus d'aucun poids.

Les vacances séparées profitent surtout à Victor. Lorsque Jeanne est absente, ses copains et lui envahissent la maison. D'autres rapports s'établissent. Pap' ne se soucie plus de la gestion des contradictions, il n'est plus écartelé entre les exigences des uns et celles des autres. Il aime voir son fils avec ses amis. Il l'observe bouger au sein de son groupe, dans un univers qui lui appartient. Il laisse apparaître une face de lui-même plus riche, plus généreuse que celle que lui connaît la bande des Quatre. Avec les trois autres, il tient le rôle de l'aîné mal dégrossi, boutonneux et provocateur. Avec ses copains, il devient un adolescent exigeant, joueur, intéressé par les affaires du monde et l'existence d'autrui. Il aborde le point de passage où les parents resteront en arrière. Sa vie d'adulte s'annonce.

Un soir, il dîne avec son père au restaurant. A la fin du repas, Victor vide ses poches. Il en sort un paquet de cigarettes.

«Tu en veux une?

– Tu fumes? s'écrie Pap'.

– Pas que ça.»

Victor embouche une cigarette et l'allume. Il n'inhale pas la fumée. Il la recrache en volutes épaisses. Il tient sa cigarette entre le pouce et l'index et tapote avec l'auriculaire pour faire tomber la cendre. Il n'a pas l'habitude. Il fume comme un enfant.

«Pas que ça, as-tu dit?»

Pap' a bien compris que la cigarette était un prétexte pour parler d'autre chose.

«Je fais comme toi au même âge.

– Je vois où tu veux en venir.

– Comme tu sais, je ne bois pas, explique Victor.

– Et tu fumes beaucoup?

– La cigarette, jamais, et le hasch, une fois.

– Ça t'a fait quoi?

– Pas grand-chose.

– Et tes copains?

– Au bahut, tout le monde fume. C'est une actlvlte intense.»

Le père revient à ses propres années d'adolescence, calcule vite, vérifie que ses copains et lui, en effet, prenaient du hasch ou de l'herbe au même âge. Ils ont cessé depuis longtemps.

«Pourquoi me dis-tu cela?

– Pour le partager avec toi.»

Victor a éteint sa cigarette. Il en a fumé à peine la moitié. Il attend le verdict de son père.

«Je ne vais pas t'engueuler parce que tu fumes du hasch. Je ne vais pas non plus te demander de ne plus en prendre parce que tu n'obéirais pas. Ce que je voudrais, c'est que tu m'en parles encore. Que ce sujet ne soit pas tabou entre nous.

– Personne ne sait cela, poursuit Victor. Ni ma mère, ni Castagnette. Ne dis rien.»

Il promet. Ils sont émus tous deux. Le père songe que son fils vient d'établir un pont entre eux, qu'il lui a offert une sorte de confiance, que pour la première fois depuis très longtemps, à sa manière, il l'a embrassé.

«Je veux un enfant», dit Jeanne.

Il élude.

«Je veux un enfant», répète Jeanne.

Il ne peut pas dire oui, il ne sait pas dire non.

«Au début de notre histoire, on s'était promis qu'on aurait une petite fille.»

C'était au début. Alors, ils se prédisaient monts et merveilles. Qu'en reste-t-il?

«Tout, dit-elle.

– Presque tout.»

Ils ont traversé sans trop de cicatrices les terrains minés par la reum et le reup, le chômage, leurs différences, et même les enfants. Mais ils disposent de moins de temps pour eux, weekends et voyages passant désormais à la trappe. Ils ne se retrouvent que le soir tard, dans l'alvéole de leur nid d'amour.

«Je veux un enfant», dit Jeanne.

Pas lui. Même s'il n'a pas le courage de l'avouer clairement. Parce qu'il suppose que le poids de la famille s'accroîtrait d'autant, parce qu'il n'a pas le désir de recommencer la cérémonie des couches et des biberons, parce que lorsqu'il avait vingt ans il ne voulait pas d'enfant, lorsqu'il en avait trente il ne voulait pas d'enfant, lorsqu'il en avait quarante il en avait deux plus deux moitiés.

«Et puis si on se quitte, je serai aussi malheureux que je l'étais jadis, quand j'entendais un enfant appeler son père dans la rue.

– Mais je ne te ferai jamais cela, mon amour!» tempête Jeanne.

Elle ajoute: «Un enfant nous souderait. Il nous rapprocherait tous!»

Oui, mais dans quel sens? Il voit la façon dont elle élève les siens, les captant dans ce rayon où circulent les tantes, les nièces et les cousines. Lui-même n'y est pas. Pour eux tous, il est une pièce très rapportée. Dommage pour sa maison. Au sein de celle-ci, il souhaiterait que tout fût rond. Non pas une famille, mais un groupe. Une bonne société. Ce n'est pas tout à fait le cas. Le mode d'emploi révèle parfois une confusion qu'au fil des années, il a su décrypter. Il n'est pas l'un d'eux. Il n'a aucun ticket d'entrée dans le cercle. Chaque fois que Jeanne revient d'un séjour dans le gynécée, elle n'est plus la même. Elle devient comme une enveloppe enfermant des dizaines de reproches incongrus. Finalement, il reste le beau-père. Un parâtre. Lorsqu'ils rentrent de l'école, quand leur mère est présente, Paul et Héloïse disent bonjour et restent auprès d'elle. Quand il est seul, ils l'ignorent. Font-ils contre mauvaise fortune bon cœur? Est-ce cela que Jeanne pointe du doigt en affirmant qu'un enfant les souderait?