Il décroche le combiné de l'hôtel et demande la France.

«Je veux joindre Paris.»

On lui demande le numéro de la chambre.

«Sur la clé.

– Ne quittez pas!»

Il cherche la clé. Introuvable. Il ouvre la porte; pas de numéro. Il reprend le téléphone. On a coupé. Il rappelle le standard:

«Je ne trouve pas le numéro!

– Votre nom.»

Il le donne.

«Restez en ligne.»

Puis:

«On vous rappelle.»

Il raccroche. Il reste une longue minute près de l'appareil. Comme il ne sonne pas, il ouvre sa valise, balance tous ses vêtements sur le lit avant de retrouver le mode d'emploi. Il le feuillette très vite, puis reprend tout à zéro, avec davantage de méthode. On n'indique pas comment joindre l'international.

Il rappelle le standard. On ne répond pas. Il descend au rez-de-chaussée. Cabine. Il y entre. Il décroche. Rien. Il ressort. Un planton lui apprend que la cabine est en panne. D'un geste nonchalant, il en désigne une autre, devant laquelle sept personnes attendent déjà. Il prend son tour. Dix minutes passent. Puis cinq. Puis de nouveau dix. Il demande à l'impatient qui le précède comment obtenir Paris. Il revient dans la chambre. Jeanne n'est plus là. Il s'empare de son portable et compose fébrilement le sésame international. Rien. Bis. Rien. Bis. Bis. Bis. Rien. Une inscription apparaît à l'écran: Pas de réseau. Il réalise alors qu'il a certainement oublié de souscrire un abonnement international.

Il retrouve Jeanne dans les jardins de l'hôtel.

«Demain, je travaille, dit-elle. Je dois donner a les dessins des prototypes de mes bijoux. Avant, je voudrais aller sur la place Djemàa el-Fna.»

Il s'étonne qu'elle n'ait pas songé à appeler ses enfants.

«Pourquoi le ferais-je? Je les ai quittés ce matin seulement. Ils sont chez leur père: il ne peut rien leur arriver.

– Mais s'ils essaient de te joindre?»

Elle l'observe avec ironie.

«Tu crois que tes enfants ont tenté de te téléphoner?

– Bien sûr!

– Bien sûr que non!»

C'est alors qu'il se souvient d'un détail qu'il n'aurait pas dû oublier: ses enfants n'appellent jamais.

«Allons sur la place Djemàa el-Fna», dit-il.

Paris.

Il redoutait le pire, et le pire est arrivé. Rien dans la boîte aux lettres, rien sur le fax. Mais un message sur le répondeur. Il émane de la reum. Quatre mots brefs et tranchants: «Tom restera chez moi.» Et plus loin, quelques soupirs tout gris et tout tristes de l'enfant lui demandant de le rappeler.

Ce 3 juin est un jour noir.

Il s'assied auprès de Jeanne et dit, aussi défait qu'il imagine son garçon:

«Tu avais raison. Il ne viendra pas.»

Le plus terrible, pour le moment, ce n'est pas le revirement maternel, le brusque obscurcissement des paysages lumineux tracés les jours précédents. C'est la tête de Tom. Son désarroi. Son chagrin. Dans sa chambre, frappant et frappant encore sur son punching-ball. Interdit de téléphone. Tout seul avec les peluches et les jeux qu'il devait emporter chez son père.

Sombres images.

Il téléphone. Répondeur. Il laisse un message: «Les enfants, rappelez-moi.» Et passe le reste de la soirée à tourner en rond, rêvant qu'il se rend chez la reum, force la porte, prend son petit bonhomme sous le bras et l'emporte avec lui. Il envisage tous les possibles avec Jeanne, qui le laisse à sa rage, à son désespoir, mais l'encourage à saisir la justice.

Le lendemain, à onze heures quinze, il est devant l'école. Il sonne et se fait ouvrir. Traverse la cour puis grimpe les escaliers jusqu'à la classe de Tom. Il attend. A onze heures trente, il attrape son fils par la main et l'emmène.

«On déjeune tous les deux.»

Ils vont par les rues sans parler ni se regarder.

Tom a seulement dit: «Elle ne veut plus.»

A table, il ajoute:

«Elle a téléphoné au juge. Le juge a dit qu'elle avait ma garde.»

Il confond juges et avocats. Dans son esprit d'enfant, ils sont dotés de la même autorité, que seule celle du père saurait contrebalancer. Et le père, en ces circonstances si particulières, ne peut qu'abandonner cette puissance tutélaire devenue fictive, se soumettre au cadre de la loi, plaider pour une décision révoltante – puisque celui qu'elle vise au premier chef la récuse.

«Je vais appeler ta mère, dit-il.

– Elle ne répondra pas.

– Lui écrire.

– Elle jettera tes lettres.»

L'enfant ajoute:

«Tu dois faire comme elle. Aller chez le juge.»

Il téléphone, cependant. Répondeur. Il écrit. Ses lettres lui reviennent, pas même décachetées. Ainsi jusqu'à la fin de l'année scolaire. Il se heurte à un mur au-delà duquel, pour le moment encore, il ne voit rien.

Les vacances, cette année-là, sont pénibles. Il est séparé de ses garçons, coupé d'eux comme jamais. Jeanne ne compense rien, pas plus que ses enfants. Ils suivent l'agrandissement des déchirures, projetant sur leur propre situation des causes et des effets qui pourraient se produire pour eux-mêmes. Tous attendent. Jeanne ne cesse de l'encourager, de le soutenir. Elle est confiante. Pas lui. Il lui semble mener un assaut sans armes, combattre un adversaire déjà victorieux.

Il écrit de nouveau. Il propose une rencontre. La lettre lui revient. Il téléphone. Répondeur. La fin des vacances approche.

Tom dit:

«Papa, je n'ai pas changé d'avis.»

Il ne répond pas.

Tom insiste:

«Papa, tu dois faire quelque chose pour moi.»

Il s'était fixé un premier terme: la rentrée scolaire. Il attend un mois encore.

Tom dit:

«Papa, je n'ai toujours pas changé d'avis.»

«Il ne reviendra pas sur son choix», confirme Jeanne.

Il attend un mois encore. Il désire laisser à Tom tout le temps de la réflexion. Il veut être persuadé que son choix est nécessaire. Il sait qu'il n'a à peu près aucune chance d'obtenir ce que l'enfant souhaite. Mais il ne peut laisser la demande de son fils sans réponse. Sur ce point, Jeanne et lui sont d'accord: il doit faire en sorte que Tom ne puisse jamais lui reprocher de ne pas l'avoir entendu. La parole de Victor le hante: «Si Tom demande un jour à venir chez toi, prends-le.»

Il envoie une dernière proposition à la reum: discutons. Il argumente: si elle refuse, les enfants seront les premiers exposés à ce qui suivra; évitons-leur cela.

La lettre lui revient, non décachetée. Il lui adresse un double, qu'il fait porter par huissier: il veut épuiser toutes les voies pacifiques. Elle lit. Mais ne répond pas.

Alors il sonne la charge.

Palais de justice, troisième.

La juge les convoque quelques mois plus tard. Quand il pénètre dans la salle d'attente, la partie adverse est déjà là. Ainsi que son avocate. Elle l'entraîne dans le couloir et dit:

«J'ai reçu une déposition de dernière minute. Elle est accablante.

– De qui?»

Castagnette.

Il lit. Castagnette s'est fait le porte-plume de la reum. A travers ses lignes, suppurent des envies, des jalousies, des mesquineries. Il se mêle de ce qui ne le regarde pas, pénètre dans une histoire où il voudrait occuper une place alors qu'il n'est qu'une tique posée sur le cul des circonstances. Il a cuisiné un ragoût d'écriture difficile à avaler: il affirme que le père veut avant tout détruire ses enfants; il affirme que le père réclame Tom dans le seul but de mieux le manipuler; il affirme que le père hait ses garçons; il affirme que le père…

Le père est horrifié. Lorsqu'il se présente devant la juge, la même que les fois précédentes, il est bouleversé. Il parle à peine. Il demande au magistrat de lire le témoignage de Castagnette. Lui s'en tiendra là. Il ne fera qu'une observation: en tant que père, il n'accepte pas que ses deux enfants vivent dans un climat où la haine et la violence président, avec un homme autorisé à écrire, donc à dire, donc à laisser sinon à faire entendre à ses deux garçons que leur père, oui, leur père, les hait.

Dans un silence plombé, la juge lit le témoignage. Dépose les feuillets sur le bureau, regarde ses vis-à-vis et déclare seulement:

«Il y a en effet un problème.»

Ordonne un examen médico-psychologique et nomme un cabinet d'expertise avec mission d'examiner les enfants, de procéder à tous entretiens utiles avec les parents et gardiens, de recueillir tous renseignements sur la situation matérielle et morale des parties et tous éléments de nature à éclairer le Tribunal sur les mesures relatives à la résidence et au droit de visite et d'hébergement les plus conformes à l'intérêt des enfants. Dit que le rapport devra être déposé au Secrétariat-Greffe dans le délai de trois mois à compter de la mise en œuvre.

Merci Castagnette.

«Il est à fond dans le potin! s'écrie Victor.

– On va aller voir un psy? demande Tom.

– Je mettrai ma jupe rouge, déclare Héloïse.

– C'est pas une corrida! remarque Paul.

– T'iras pas, de toute façon.

– Les psys, c'est des cons, reprend Victor.

– T'en connais aucun!

– Tropa! Dans ma très longue carrière, j'en ai croisé cinq ou six. Le meilleur moment, c'est quand tu t'allonges. T'es cool et tu dors.

– Tu ronfles quand tu dors?

– Non, il pète!

– Les garçons, c'est vraiment débile! déplore Héloïse.

– T'as les nichons qui poussent, hihihi!» susurre Paul.

Tour de table. Victor souhaite que Tom aille chez son père parce que lui-même se voit assez bien cas unique chez la reum. Héloïse voudrait que Tom vienne, mais aussi Victor, se déclare prête à partager sa chambre à condition qu'on ne touche pas à ses livres et qu'on remette les CD dans les boîtes après s'en être servi. Paul préférerait que ce soit Victor qui vienne plutôt que Tom, et si c'est Tom, il est prié de choisir d'autres copains que les siens. Tom n'a pas changé d'avis. Mais si Victor devait occuper les mêmes lieux que lui, ça modifierait tout.

«Catastrophe nationale! s'exclame Victor. Où vont les nains?»

Jeanne lui prend la main, puis l'épaule, puis le cou, puis la bouche, et murmure, avec la langue:

«Tu vas gagner.»

Une fois dans un sens, une fois dans l'autre.

Sourit de ses grands yeux noirs et rectifie: