«Pap', dit Victor par un beau matin du mois d'avril, j'ai rencontré une meuf.»

Ils sont au café 1789 tous les deux.

«Elle est dans ma classe. Elle s'appelle Julie.

– Tu l'aimes?

– Tranquille, le chat!

– Tu es… Je ne sais pas… Attaché à elle?

– On s'envoie des textos.

– Des textos de quoi?

– De ouf! Mais on s'écrit qu'on s'embrasse… Est-ce que tu crois que je peux y aller?

– Essaie!

– Merci! A ton avis, je me mange une claque ou pas?

– Je ne sais pas!»

Victor s'abîme dans une profonde réflexion dont il s'extirpe avec une proposition:

«Tu voudrais la rencontrer?

– Pour quoi faire?

– Me dire ce que tu penses de la situation.

– Bien sûr que non!»

Aussitôt, Victor s'empare de son portable, pianote sur les touches: Mon daron aimerait te rencontrer… Réponds-moi. Je t'embrasse.

«T'es gonflé!

– Ça m'aidera pour la négo.»

Dans la voiture qui les transporte vers le pont de Sèvres, le téléphone sonne. C'est un texto. Victor lit: OK pour voir ton papa. Dis-moi quand. Je t'embrasse. Julie.

«Tu remarqueras qu'une fois de plus, elle m'embrasse! Tu proposes quel jour?

– La prochaine fois que je vous ramène. Ou quand je viens vous chercher.

– Avec le nain?! hurle Victor.

– Je ne vais pas me taper la route uniquement pour vos beaux yeux!

– Pap', constate Victor, tu vires complètement à l'ouest! Je te propose de rencontrer celle qui sera peut-être ta belle-fille, et tu…»

Il capitule en rase banlieue, à deux cents mètres de la maison maternelle.

Le lendemain soir, il coupe le contact de sa moto devant le Soubize, à Sèvres.

Victor est assis au fond du café, à côté d'une très jeune fille vêtue de noir, regard noisette, un trait d'eye-liner joliment dessiné sur les paupières, sourire gracieux, quatre bisous choux.

Il s'assied. Il les regarde. Ils parlent un peu: bac de français en fin d'année, projet de vacances, la vie au bahut… Victor se comporte avec sa Julie de la même manière qu'avec sa bande de copains. Aucune séduction apparente. Pas d'efforts. Pas de pudeur. Une âpreté qui plaît à son père car même si elle ne facilite pas le contact, elle est la marque d'une parfaite intégrité

Victor ne se compromet pas.

Elle le regarde, très charmante. Il l'amuse. Ses exagérations lui plaisent. Elle n'est pas d'accord avec lui sur l'appréciation portée sur les profs – des têtes de brocs -, sur le dernier disque d'Eminem – naze de chez naze -, sur dix autres thèmes abordés dans le désordre et la brièveté. Après quoi, Victor formule clairement une demande de complicité à laquelle son père s'attendait un peu.

«Pap', si on va au cinéma à Paris, est-ce qu'on peut aller chez toi?

– Evidemment.»

Demande complétée une heure plus tard, comme il s'apprête à enfiler son casque:

«Pap', chez toi, on pourrait dormir?»

Julie est à dix mètres.

«Oui, à condition que ce soit un week-end sans les autres. A Pâques, si vous voulez: il n'y aura personne.

– Comment tu la trouves?

– Sympa…

– Je veux que tu sois plus bavard… Je la raccompagne, et je te téléphone dans dix minutes pour que tu me dises ce que tu penses d'elle.

– Dans dix minutes, je serai sur la route.

– Arrête-toi et attends.»

Il n'a pas le loisir de répliquer: Victor s'est déjà éloigné.

Dix minutes plus tard, il poireaute en bordure du périphérique. La moto est calée sur sa béquille, et lui assis dans l'herbe, son portable entre les mains. Pas de sonnerie. Il appelle. Messagerie. Il coince le téléphone dans son casque et repart. Cinq minutes encore, Victor est en ligne.

«Alors, tu la trouves comment?

– Super!

– Je ne t'entends pas! Il y a trop de vent!»

Il ralentit puis s'arrête un peu plus loin. La communication est coupée. Il repart, roulant au pas. Comme Victor reste muet, il stoppe de nouveau et compose le numéro.

– Pourquoi tu ne rappelles pas?

– Plus de forfait!»

Coupés de nouveau.

Recompose. Messagerie. Repart. Il bifurque vers les quais de la Seine. Le téléphone sonne à l'entrée d'un tunnel.

«Pap'! Il faut que je te dise un truc. C'est uragent! Mais rappelle, toi… l'ai plus de forfait, ça va danser le jazz avec la reum!»

Il fonce sous le tunnel et stoppe côté droit, warnings allumés. Le téléphone sonne. C'est Jeanne.

«Je te rappelle!» crie-t-il.

Coupe et joint Victor.

«Alors, tu la trouves super?!

– Oui. Super!»

Une sirène derrière lui. Un motard de la police nationale s'arrête à sa hauteur.

«Vous avez un souci?

– Pas moi, mon fils!»

Le flic regarde alentour.

«Il est où, votre fils?

– Dans le portable!

– C'est interdit! Raccrochez et circulez!»

Il se pose pont de Bir-Hakeim et rappelle Victor. Une fille de l'Est, à dix pas, lui fait de l'œil du haut de ses cuissardes.

«T'es long comme mec, toi!

– Qu'est-ce que tu avais d'urgent à me transmettre?

– Je l'ai emballée.

– Bravo.

– T'as rien de plus branché à dire?

– C'est un peu la pagaille avec le téléphone.

– On viendra à Pâques. Elle est OK.

– Et ses parents?

– Ses parents, ils sont cool!

– On en reparle.

– Pourquoi? Tu n'es plus d'accord?

– Si, mais ce n'est pas le moment ni le lieu

pour taper la discute!»

La fille de l'Est s'approche.

Il appelle Jeanne.

«Je suis au bureau, dit-elle. Paul est tombé au collège. Il faut l'emmener faire des radios aux Enfants malades et je ne peux pas bouger.

– J’y vais…

– Alors, chéri, tu es libre? demande la fille de l'Est.

– Qui parle? s'insurge Jeanne.

– Je suis au téléphone», dit-il à la fille de l'Est. Puis à Jeanne:

«Paul est à la maison?

– Je sais bien que tu es au téléphone!

– Je ne m'adressais pas à toi!

– Raccroche, chéri! Tu téléphoneras après! – Après quoi? s'exclame Jeanne. Où es-tu?

– Et Paul?

– Paul est à la maison! Mais toi?

– Je reviens de Sèvres… Je suis sur les quais.

– Dans combien de temps seras-tu à la maison?

– Non merci, dit-il à la fille de l'Est.

– C'est qui, cette nana? s'écrie Jeanne.

– Je t'expliquerai.

– Explique-moi maintenant!

– Tu veux que je m'occupe de Paul, oui ou non?

– Tant pis pour toi, dit la fille. Tu ne sais pas ce que tu perds.

– On se retrouve tout à l'heure.

– A qui parles-tu?

– A toi, mon amour. Je te disais qu'on se retrouverait tout à l'heure.»

Il raccroche et disparaît dans le brouillard des fumées de la ville.

Le soir même, victime d'une imprudence coupable, Hamsterdame succombe à un accident de la circulation. Elle pilotait allègrement sa Jaguar rouge lorsque le chat, plus malin qu'il y paraissait, a surgi au détour d'un carrefour et lui a brûlé la priorité.

Un mort.

Pâques. Jeanne et ses enfants sont partis cueillir des œufs sur les terres du gynécée. C'est un week-end sans Tom. Julie et Victor débarquent avec armes et bagages le samedi après-midi. Ils s'installent dans les chambres de Tom et de Paul. Une maison pour eux tout seuls, avec Pap' en prime. Lequel prend son fils à part pour lui demander s'ils sauront se débrouiller.

«T'inquiète.»

Le soir, il sort. Lorsqu'il rentre, tard dans la nuit, c'est la fête à la maison. Le salon, les chambres, les escaliers et les couloirs sont encombrés. La musique sonne à tue-tête. La télé, aussi. Les copains de Victor le saluent: ils le connaissent tous. Julie bouquine, seule dans un coin. Victor grignote des céréales. Il lance le paquet à la cantonade, baisse le volume de la musique.

«Pap', on peut prendre des matelas?

– Si vous me laissez le mien…»

En une seconde, les fourmis s'égaillent. Deux minutes plus tard, tous les couchages de la maison sont regroupés dans la grande pièce.

Il gagne sa chambre, s'enferme, dort, se lève tôt. Il exécute un gymkhana entre les corps endormis, parmi lesquels il reconnaît les silhouettes de Victor et de Julie, allongés côte àcôte mais chacun chez soi.

Il revient une heure plus tard avec du pain et des croissants. Ils déjeunent tous ensemble, puis la maison se vide peu à peu, matelas rangés, ménage fait, pièces aérées. Victor et Julie restent seuls.

«On tchatche un peu, Pap'?»

Il apprécie cette jeune fille qui rend son fils aimable, presque attentionné. Pour un peu, il rendrait service…

Le soir, il les abandonne. Comme il va franchir le seuil de la porte, Victor le retient. Pour une fois, il ne l'interpelle pas de l'étage, attendant qu'il remonte pour lui exposer ses doléances. Il descend jusqu'à lui, pose sa main sur son épaule et demande à mi-voix:

«T'as pas une poteca? – Qu'est-ce que c'est? – Une capote…»

Lorsqu'il rentre, la maison dort debout, tous feux éteints. Il se glisse de palier en palier, constate que la porte de la chambre de Tom est fermée, boucle la sienne avec un sourire intérieur: il est seul alors que son grand bonhomme partage son matelas.

Les deux jours suivants, il travaille tandis que les autres révisent leur bac de français. Ils dînent ensemble. C'est un blanc dans chacune de leur existence: Julie retrouvera ses parents au terme du week-end de Pâques, Victor rentrera chez la reum, et Pap' récupérera les siens à la gare. Non sans appréhension: les retours du gynécée sont souvent difficiles.

Il observe ce petit couple de dix-sept ans qui a déjà découvert les gestes d'une complicité sans doute amoureuse. Ils s'effleurent de la main, ils échangent des propos complices, ils ont des attentions l'un pour l'autre, ils bâtissent quelques projets de vacances. Il les regarde avec une bienveillance qu'il ne sait préciser: est-ce celle d'un père, celle d'un grand frère, d'un protecteur mal défini? Que doit-il faire ou ne pas faire? Autoriser, interdire?

Autoriser, bien sûr. Et même, si c'est possible, leur faire oublier qu'il est en position – théorique – d'user de ce pouvoir-là. Ils sont de petits adultes se baladant dans son champ visuel. Pour une fois, Victor a quelque chose de plus important a vivre que ses rapports avec ses parents ou les jeux avec ses copains. Il est une personne seule, autonome, menant une histoire qui ne concerne que lui. Son père, en cette affaire, ne peut que s'effacer après avoir débroussaillé un terrain qu'il souhaite le plus dégagé possible. Car le seul grand et vrai bonheur de son enfant, désormais, passera par d'autres que lui-même. Loin de l'attrister, cette échappée l'emplit au contraire d'une joie aussi nouvelle que la perspective offerte: il n'a pas vécu avec son fils enfant; il l'a seulement côtoyé durant la plus grande partie de son adolescence; la suite est à eux. Victor se débarrassera peu à peu des contingences liées à l'histoire ancienne, celle de ses parents, ou, si elles lui collent encore à la peau, elles appartiendront à un autre registre, qui sera sien, intime désormais. Il partagera autre chose avec ses proches. Julie, par exemple. Ou une autre. Ses interrogations fondamentales différeront. Elles s'ordonneront autour d'un axe dont il conduira seul la mécanique. Il va grandir. Alors, songe son père, peut-être parviendront-ils enfin à se trouver, ou se retrouver. Puisqu'ils partageront une autre histoire que la leur.