«On va gagner.»

«Ne t'inquiète pas, affirme Tom, je ne changerai pas d'avis.»

Du haut de ses tout petits dix ans, l'enfant a compris qu'il détenait la clé de la situation. Elle repose sur lui. Il la prend en charge avec une détermination redoutable. Pap' admire son courage. Il ne lui connaissait pas cette ténacité qui le sort brusquement d'une petite enfance attendrissante.

Le week-end précédant la rencontre avec le psy, Pap' lui demande une dernière fois s'ils doivent aller jusqu'au bout de la démarche. Tom répond par une exclamation qui sonne comme un sanglot:

«On dirait que tu veux m'abandonner!»

La psy est une petite dame ronde et aimable. Elle reçoit au cœur d'un centre commercial du XXe arrondissement. On traverse deux cours battues par le vent, on passe devant les fruits et légumes, puis c'est le rayon bricolage, on tourne après les ordinateurs recyclés, troisième à droite, c'est là. Porte blindée, sans serrure. Il faut sonner. Le battant pivote, actionné de l'intérieur. Salle d'attente: une pièce ouverte par la transparence de vitres à l'épreuve des balles sur le grand large de la cité.

La première fois qu'il s'y rend, la reum est là, avec Victor. Ils sont assis sur une banquette de moleskine déchirée. Ils sont déjà passés. Tom est en seance.

Il s'assied un peu à l'écart. Victor le retrouve. Puis il rebrousse chemin. Il va et vient entre sa mère et lui, soucieux d'impartialité. Au-delà des cloisons de verre, passent des Blacks et des Beurs vêtus comme ses enfants, Nique et Rilf Lorrain.

«Fringues tombées du camion», apprécie Victor.

Il suit les représentants du petit commerce d'un regard impavide et ajoute:

«Ils se la jouent.

– Tu as déjà vu la psy? demande Pap'.

– Oui. Elle est ouf. La reum dit pareil. Il n'y a que le nain, à mon avis, qui va faire sa compote avec.»

Retourne chez la reum, crispée sur sa chaise, jambes croisées haut, joli chignon, chaussures de sport siglées. Elle lui décoche un grand sourire, contraint mais quand même, il détourne le regard, il ne faut pas exagérer.

Une porte s'ouvre dans le lointain. Blindée et sans poignée, comme la première. Tom survient, raccompagné par la psy. Il se précipite vers son père et saute dans ses bras. Ici, il n'y a pas de copains. Et ils sont là pour défendre la même cause.

«Vous ne vous êtes pas vus depuis longtemps? demande la psy.

– Avant-hier.»

Il pense: un point pour nous.

Bureau tout en longueur, deux fauteuils, le canapé traditionnel, quelques jouets d'enfants. Il prend place face à la psy. Qui a vu les garçons, une fois chacun, et les reverra à tour de rôle, avec leur mère puis avec leur père.

«Que pensez-vous de la situation?»

Il s'explique. Il connaît le point de vue de la reum, qui a ses raisons. Lui défend les siennes, et c'est pourquoi il est là.

«Que feriez-vous si le juge refusait de séparer les deux garçons?

– Je les prendrais tous les deux.

– Et la garde alternée?»

Il accepterait. Elle serait difficile à mettre en place en raison de l'âpreté des rapports. Mais il faudrait essayer.

«La mère est contre. Elle l'a refusée à votre fils Tom, qui la lui avait proposée.»

Il l'ignorait.

Au fur et à mesure que se déroule l'entretien, il perçoit les rôles qui sont les leurs. La reum est arc-boutée sur un territoire qu'elle veut défendre à tout prix, passant d'un argument à l'autre sans rien entendre ni rien céder. La garde alternée? Non. L'élargissement du droit de visite? Non. Ici aussi, elle a voulu affirmer ce qu'elle prétend ailleurs, que le père veut lui enlever son enfant, que celui-ci est manipulé et en quelque sorte obligé, que l'homme qui agit en sous-main est diabolique, l'aime encore, ne se remet pas de la séparation, veut se venger… Mais dans le cabinet de la psy, le feu ne prend pas. La praticienne connaît trop bien ces arguments pour s'y laisser prendre.

«Mécanismes classiques, d'une grande banalité», observe-t-elle.

Il n'est pas là pour parler de la mère. Il est là pour ses enfants.

«Savez-vous pourquoi votre fils veut venir chez vous?

– Pour partir de là-bas.

– Savez-vous pourquoi il veut partir de là-bas?»

Evidemment.

Il explique.

La psy note.

Lorsqu'ils se quittent, après deux heures d'entretien serré, Pap' ne perçoit pas de réponse à la seule question qui lui importe: entendra-t-elle Tom?

Il revient. Avec Victor, puis Tom, puis Jeanne, puis seul. De son côté, la reum est entendue avec les enfants. Castagnette donne son point de vue à son tour. Rien ne filtre. Nul ne sait. Probablement ont-ils tous tenté de sonder la psy pour percevoir dans quel sens elle allait conclure. Sans résultat, au moins pour lui-même.

Il faut attendre.

«Vous allez vous marier, oui ou non?!» s'impatiente Héloïse.

Ils fêtent l'anniversaire de leur rencontre. Ils le fêtent deux fois, comme toujours, depuis le début de leur histoire.

Elle l'emmène au restaurant pour célébrer le soir où ils se sont rencontrés, chez leurs amis communs. Il la convie à son tour deux semaines plus tard, en souvenir de leur première nuit. Chaque fois, ils mesurent le chemin parcouru. Quelques années avec embûches et ornières, surmontées pour la plupart. Le tableau s'est un peu délavé à la lumière des jours ordinaires, mais ils savent l'un et l'autre que c'est le prix à payer pour vivre ensemble.

Jeanne a été promue responsable de la conception et de la fabrication des bijoux qu'elle dessine. Depuis, elle est sur la corde, pratiquant des exercices de haute voltige entre le travail professionnel et le travail familial. Elle veut tout faire, elle ne délègue rien. La suractivité est un baume sur les plaies de la culpabilité.

Les enfants demandent, et elle donne. Ils prennent une place de plus en plus dévorante dans son emploi du temps. Héloïse, qui réclame sa mère pour acheter des fringues, pour qu'elle lui fasse deux nattes à trois minutes du départ et en moins serré que la dernière fois S'il te plaît, pour qu'elle recouse un bouton de la même couleur que les autres, qu'elle lui rende la barrette empruntée le dimanche d'avant, la paire de chaussures prêtée puis reprise puis perdue, pour qu'elle signe le carnet de notes, lui donne' des idées de vacances, d'activités sportives, de choses à faire…

Paul, lui, ne réclame rien et ne fait que ce qu'on lui demande. Sauf ses devoirs. Dans sa chambre, le soir, le cirque devient corrida. Jeanne en sort une heure après y être entrée pour revenIr presque aussltot, rongee par un remords endémique. S'assied auprès de son fils, et reprend avec lui le programme de CM1, CM2 et sixième. A force, elle aura son brevet du premier coup, avec mention pour la techno.

Dépassant la nausée que lui inspire l'autorité, Pap' a tenté de s'approcher des cahiers de texte planqués pàr Paul. Il a proposé à Jeanne de s'en occuper. Il lui a simplement demandé de le laisser faire seul, de ne pas intervenir. Elle a dit oui. Il ne souhaitait pas remplacer le père modèle unique et, pour celui-là, unique en son genre. Il voulait montrer à l'enfant un paysage différent, masculin et possible. Lui dire qu'il comprenait ses chagrins. Qu'un jour peut-être, et peut-être ce jour-là, il pourrait l'aider. Il n'est pas son père, mais il est un père. Et lui, un petit garçon. Non pas le sien, mais comme les siens.

Le deuxième jour, il était éjecté, et Jeanne avait repris sa place.

«Il n'y a que moi qui puisse le faire.»

Il a traduit: «Il n'y a que moi qui doive le faire.»

Il se demande si toutes les familles recomposées, c'est-à-dire d'abord et avant tout issues d'une décomposition, vivent sur ces virus de culpabilité dont il espère qu'ils ne gangrèneront pas le corps commun.

Son allié objectif, désormais, c'est le reup. Quand il prend ses enfants le week-end, Jeanne est à lui. Ils sortent. Ils reçoivent des amis. Ils sont ensemble. Ah, si seulement le reup pouvait être à l'heure le samedi! Et ne pas revenir trop tôt le dimanche! Et les emmener durant la moitié des vacances, ainsi qu'il devrait faire et fait si peu! Cher reup, gare-toi devant la maison dès le vendredi soir, prends un verre, deux si tu le souhaites, et après, immédiatement après, embarque tes enfants, bon vent à tous, je garde la mère!

Pour l'équilibre de tous, Pap' craignait l'arrivée de l'adolescence. L'adolescence est là. Elle trempe les caractères. Elle aiguise les exaspérations. Elle provoque des frictions qu'il s'agit de bien contrôler pour qu'elles ne débouchent pas sur des drames.

La bande des Quatre a pris de la bouteille. En grandissant, les enfants se sont transformés en graines de désaccord. Ils ne sont plus seulement petits mignons minuscules. Les années passant, ils ont perdu les charmes de l'enfance pour endosser des tissus plus âpres. Ces différences acceptables, qui constituaient sans doute l'une des richesses de la bande des Quatre, deviennent, à l'adolescence, des fossés de plus en plus difficiles à combler. En sorte que peu à peu, très insidieusement, deux groupes se forment.

«Tentons de nous présenter unis face aux enfants», dit-il.

Ils essaient. Mais n'y parviennent jamais longtemps.

«J'en ai marre, dit-il. Les enfants pompent toute notre énergie. On va mourir.»

Elle vient dans ses bras et murmure:

«Je veux un enfant. Je veux un enfant à nous.»

Il pense à Tom. Il espère par-dessus tout qu'il viendra. Et Jeanne aussi. Elle dit:

«Il te déculpabilisera de vivre avec nous.»

La juge les reçoit dans son cabinet. Elle examine le rapport de l'expert psychiatre. Cinquante-trois pages, interligne 2. Il a relevé chez le père «un dégoût pathologique de l'autorité» qui le conduit à nier «toute fonction répressive dans l'éducation de ses enfants». Ce que confirme Jeanne, qui encourage vivement son compagnon à élargir ce qu'elle nomme leur«étrange foyer».

L'expert a noté chez la reum une «hystérie verbale», un «tropisme amoureux persistant» à l'égard du père. Il estime que son attitude est dictée par une «incapacité à régler une situation émotionnelle ambiguë», tout. cela étant amplifié par l'attitude de Castagnette, «en posture de jalousie et de compétition» avec le père.