V.

L'existence est un rêve, pense-t-il. Le matin, accompagner son fils à l'école. L'y rechercher l'après-midi. Parfois, déjeuner avec lui. Lui faire réciter ses leçons. Chaque soir, dîner ensemble. Le border dans son lit, écouter ses histoires, lui en raconter d'autres. Revenir dans la nuit pour entendre son souffle. Ne plus vivre dans le bref, redoutant le dimanche soir, mais marcher enfin sur un chemin qui les conduira d'un matin à un soir, et de là au matin suivant, au soir suivant, ainsi pendant des semaines, des mois, des années. Tom ne passera plus. Il s'installe. Pap' ressent une impression nouvelle, comme l'indice d'une possession: qu'on ne me l'enlève pas.

Les gestes de chaque jour, les attentions, les préventions, tout cela l'emplit d'un bonheur immense, le comble de tous les manques passés, et ne lui pèse jamais. Il doit s'occuper de son enfant, il ne fait que cela. Il le suit sur les chemins de sa vie, le précédant parfois, l'observant sans cesse, parlant avec les maîtresses, et même la Scrupuleuse, et même l'Enervée, la directrice de l'école, apprenant le squelette du pigeon et la table de multiplication par sept pour le faire réciter lui-même. Il est un père débordé.

Il recompose la chambre de Victor, devenue celle de Tom. Il lui fabrique un nid, entraînant l'enfant derrière lui pour choisir un bureau, une chaise, une armoire, un pouf. Ils hésitent. Jeanne est appelée à la rescousse. Elle donne son avis. Il l'écoute à peine. Il désire s'occuper de tout. Il rattrape le temps perdu. Il ne veut confier son rôle àpersonne. Tom et lui se meuvent dans une histoire qui n'appartient qu'à eux. Ils sont ensemble, le plus possible, et bien ensemble. Ils ont attendu si longtemps! Ils ont eu si peur de ne pas aboutir! Ils ont une revanche à prendre et la prennent main dans la main, en riant. Il faut fêter la nouvelle vie de Tom. Lui faire oublier ce rôle de petit adulte qu'il a été contraint de jouer, qu'il a joué avec tant de courage. Le remercier du cadeau qu'il s'est offert, et qu'il a offert à son père.

Il regarde vivre son garçon. Il le découvre. Ils se connaissaient à peine. L'enfant était trop petit lorsqu'ils ont été séparés pour que leur langage d'alors, leur langage ancien, dépasse les étreintes et les baisers. Maintenant, il distingue les petits pas que Tom construit l'un après l'autre vers une qualité humaine qui le trouble, le touche et l'impressionne. Jamais il ne le prend en défaut. Pas d'indélicatesse. Pas de mesquinerie. Aucune petite chose. Droit, séduisant, attentif. Déterminé et courageux. Un merveilleux enfant, pense son pere.

Il se dit aussi que s'il retrouve en Victor beaucoup de lui-même adolescent, il eût également aimé ressembler à Tom. Peut-être est-ce là une manière d'exprimer un sentiment bizarre, moins commun qu'il y paraît au premier abord, qui se précise au fur et à mesure que ses garçons grandissent: il est fier d'eux.

Le matin, dans un demi-sommeil, il perçoit tous les sons de la maison. Lorsque Paul et Héloïse étaient plus petits et que Jeanne dormait encore, il descendait les voir. Désormais, il se lève avec son fils. Il reconnaît son pas. Il identifie sans erreur l'ordre des bruits: bol, réfrigérateur, placard: Paul; réfrigérateur, grille-pain, tiroir: Héloïse; réfrigérateur, bol, micro-ondes, placard: Tom.

Parfois, le dimanche, à tous ces sons quotidiens, succèdent un miaulement, deux portes claquant, un roulement à peine feutré, des rires en cascades: le chat a été enfermé dans une pièce, Hamsterdame est sortie de la sienne et circule dans sa Jaguar rouge, coude à la fenêtre, pour la plus grande joie des enfants.

En classe, les notes ne baissent pas. Le soir, Tom ne cafarde pas. Le matin, il s'amuse avec Paul. Lorsqu'on lui pose la question, il affirme qu'il ne regrette rien. Il est bien là. Il veut rester.

«Si un jour tu changes d'avis, promet le père, je le respecterai. Nous n'irons plus voir les Juges.»

Mais l'enfant ne change pas d'avis. Parfois, sa mère lui manque. Ille dit toujours. Cela ne dure pas longtemps. Il en parle à son père le soir, avant de se coucher. Il parle aussi d'autres choses, la vie à l'école, les copains, avant, le hamster, Où on partira en vacances… Puis il s'endort. Pap', alors, referme doucement la porte, croise Jeanne dans le couloir, qui passe de la chambre de Paul à celle d'Héloïse, J'arrive, mon amour, j'arrive.

«Et moi?» demande Héloïse.

Il lui a offert une photo d'elle et de Tom enlacés. C'était important pour lui. Probablement pas pour elle. De toute façon, son existence bifurque vers l'extérieur. Elle se soucie moins, désormais, des survivances de la bande des Quatre que des histoires avec les copines, les Redoutables, qui s'habillent tout pareil qu'elle, les Redoutées, qui draguent les mecs faut voir comment, les qui n'ont rien à dire, les qui vivent comme des grosses bourges, les qui la collent c'est pas possible, les qui fument à leur âge, les qui…

Tom? Ça ne la dérange pas qu'il soit là: plus il tape la discute avec son frère, et moins le téléphone sonne pour lui, c'est plus tranquille pour le R2.

Quant à Paul, s'il avait un lance-flammes il décapiterait tout le troisième âge de Paris. Mais comme il n'en a pas, il vise les pigeons au lancepierres. A ses côtés, Tom ajuste le tir.

Sous l'œil scrutateur des parents, les rôles s'organisent et la scène se met en place. Les enfants se donnent eux-mêmes la réplique. Tom, grand amateur de câlins, se pousse contre Héloïse qui l'envoie promener car elle n'est ni sa sœur ni sa mère. Paul, soucieux des parts égales, affiche de grands sourires car il n'est plus le seul garçon à ne rien faire. Héloïse peste sous prétexte qu'elle se tape tout le boulot. Victor, quand il est présent, exhibe ses six de moyenne générale et se moque des encouragements obtenus par Héloïse, laquelle sermonne son frère car il rit sous cape à propos d'elle ne sait pas quoi, lui l'ayant oublié, Tom sachant de quoi on parle, Victor estimant que le nain se mêle de ce qui ne le regarde pas, lequel n'est plus nain et serait capable de lui flanquer une pêche, Espèce de pomme, Tarte toi-même, Héloïse hausse les épaules, jure qu'elle ne débarrassera pas la table ce soir-là et s'apprête à tirer sa révérence lorsque, surgi de dessous la table, un traître pied la fait trébucher. Elle hurle sous la douleur jusqu'au moment où les voisins, lassés, désespérés, hargneux et prêts au pire, cognent contre les murs pour exiger un peu de silence.

Tout va bien.

Il observe Jeanne et Tom. Il n'est pas son fIls, et elle ne joue pas à la mère. Elle n'a pas pour lui les mouvements de tendresse qui la poussent vers ses enfants. Elle ne l'appelle pas mon chéri, ne le prend pas sur ses genoux ou dans ses bras, ne lui demande pas comment s'est passée sa journée. Elle dit que lui-même se charge très bien de tout, que là n'est pas son rôle. Elle est présente lorsqu'il a besoin d'elle, par exemple pour recouvrir ses livres de classe ou s'il lui montre un dessin. Elle vient l'embrasser dans son lit, le soir. Elle s'occupe de lui autant que des autres quand son père s'absente.

Mais depuis que Tom est là, elle redouble d'attentions à l'égard de ses enfants. Son fils, particulièrement. Le.soir, dans sa chambre, il y a conciliabule. De quoi s'agit-il?

«Ils ont l'air d'avoir des secrets», commenteTom.

Jeanne reste silencieuse. Il ne lui pose aucune question. Pour l'heure, il ne se soucie que de Tom. Il n'a pas le sentiment de donner moins aux autres. Et quand bien même cela serait, il leur demande de comprendre. Il doit raccommoder les blessures de son enfant. Il ne peut manquer ce rendez-vous avec lui, qui est aussi celui d'un éloignement d'avec sa mère; s'il rate ce passage, s'il ne parvient pas à emmener Tom du bon côté de son choix, sur des terres absolument pacifiées, les cicatrices resteront douloureuses pour la vie. Il ne le veut pas. Il n'a pas aidé son garçon à traverser pour le laisser au bord du trottoir. Les autres doivent l'admettre. Il attend d'eux une générosité comparable à celle dont ils ont témoigné, ses fils et lui, pendant les années où ils ont habité dans la maison, à trois. Ce n'était pas toujours facile pour lui de vivre ainsi, sans ses enfants, et pas facile pour eux de voir leur père vivre sans eux mais avec d'autres.

Dans l'attitude de Paul et d'Héloïse, il perçoit cependant autre chose, qui ne dépend pas de lui et reste inexprimé. Le savent-ils eux-mêmes? C'est que, le voyant quotidiennement avec son fils, ils ne peuvent qu'établir des comparaisons avec leur propre situation. Banc d'essai et évaluation des papas. Que fait celui-là que l'autre ne fait pas? D'où, nécessairement, l'apparition d'un manque qui n'est pas d'ordre quantitatif mais qualitatif. Se doublant d'une prise de position presque obligée, le reup n'ayant jamais cessé de tirer à boulets rouges sur le hachik. Des années de défonce, ça impressionne les esprits. Héloïse s'est rangée d'un côté. Paul, sans doute, de l'autre. Que peut cet enfant contre un rouleau compresseur si acharné? Pap' mesure les douleurs qui le blessent. Mais le partage des fonctions est tel qu'il ne peut ni ne veut se substituer à un père qu'il ne comprend pas, dont les règles d'éducation sont incompatibles avec les siennes, qui creuse au fer des cicatrices qu'il ne sait panser – puisque ce langage lui est absolument étranger, et son rôle auprès de l'enfant tant contesté depuis si longtemps.

Dans la chambre de Paul, lorsqu'il y a conciliabule, Jeanne tente d'apaiser l'incendie qui brûle son fils. Elle le berce comme elle peut, avec patience, à son tour déchirée car elle sait que plus Pap' et Tom seront heureux ensemble, plus Paul souffrira d'un manque qu'elle ne peut combler seule. La présence de Tom fait émerger des douleurs jusqu'alors souterraines, des différences qui sont moins celles des enfants que celles des parents, l'amour immodéré de ceux-ci pour ceux-là se traduisant par une question toute simple posée en creux par un petit bonhomme malheureux: Maman, qui est-ce qui compte le plus pour toi?

Un soir, dans leur chambre, Jeanne, livide, montre à Pap' une photo découverte dans les tiroirs secrets de son fils. Elle les représente tous deux, au début de leur vie commune; l'enfant les a poignardés à l'encre, un couteau dans chaque cœur et une tête de mort par-dessus. Pap' comprend alors que depuis toujours, Paul attend sans doute quelque chose d'inexprimable: revenir dans le XIIe arrondissement, avec sa maman pour lui tout seul.