IV.

Le 3 mai, cette année-là, tombe un mardi.

Le 3 mai, cette année-là, vers dix heures, alors qu'il travaille dans son bureau, le téléphone sonne. C'est la reum. Elle le salue à peine et lâche:

«Tom veut venir vivre chez toi.»

Il en laisse tomber son stylo.

«Il t'attendra en bas de chez moi le 4 juin.» Elle raccroche aussitôt.

Il rappelle.

«Je t'ai dit le 4 juin. Il aura toutes ses affaires. Je n'ai rien à ajouter.»

Il reste un long moment silencieux, immobile, incrédule.

De très longues années auparavant, lorsque Victor avait neuf ans, la reum lui avait téléphoné pour lui signifier une décision de même nature. Il lui avait proposé de prendre l'enfant chez lui pendant quelques jours afin de calmer le jeu de leurs relations. Elle avait accepté. Victor était resté deux semaines. Il témoignait d'une violence terrible. Il voulait venir habiter chez son père non pas pour lui mais contre sa mère. Le père avait estimé qu'il n'était pas apte à choisir, que la décision ne lui appartenait pas. Ils s'étaient entendus avec la reum. Elle avait dit: «Décide pour lui.»

Il avait longuement parlé avec l'enfant. A la fin, il lui avait dit: «Je ne crois pas que le moment soit venu.» Victor avait accepté. Il avait retrouvé son calme. Il était revenu chez sa mère. Quelques mois plus tard, il avait dit à son père: «Je te remercie d'avoir pris cette décision.» Et plus tard encore, un soir, au moment de s'endormir: «Si Tom demande un jour à venir chez toi, prends-le.»

Mais Tom demande-t-il vraiment la même chose?

A seize heures quinze, Pap' est devant l'école. Pour une fois, il délaisse le parpaing gris. Il se campe au premier rang, à deux mètres de la porte, et il attend. Il ne se soucie de rien ni de personne. Il ignore si la Scrupuleuse est à l'heure, si l'Enervée a trouvé une place, de quoi souffre aujourd'hui la Culpabilisée. Il veut Tom. Il se moque de ne pas respecter leurs rituels ou d'être repéré par ses copains. Ce mardi-là n'est pas un mardi ordinaire.

Tom a le sourire. Il apparaît au milieu d'une haie d'enfants, puis il se place dans les rangs et marche vers la sortie. Il voit son père. Il marque une petit signe d'étonnement, cogne le poing contre celui de ses copains, à la manière de Victor, fait «Salut Pap'!», lui abandonne son sac à dos et l'entraîne vers la boulangerie.

«Tom…

– Oui?

– Je dois te dire…»

Il cherche ses mots. Tom le regarde, attentif.

«Ta mere m’a téléphoné…»

L'enfant s'arrête sur le trottoir. Un vague sourire éclaire son regard. Il dévisage son père. Deux dents lui manquent sur le devant. Il a le regard gris, les fossettes en coin – une joie, une inquiétude, une attention peu ordinaires.

«Elle t'a dit?»

– Oui. Ce matin.

– Ah!» s'exclame Tom.

Il attend. Le sourire s'est rétréci en une boule de gomme.

«Qu'est-ce que tu en penses, Pap'?

– Pourquoi ne m'en as-tu pas parlé?»

Ils ne bougent pas. Ils se fixent.

«J'y réfléchis depuis longtemps. C'est sorti hier soir… Pap', est-ce que ce serait possible?

– Pourquoi veux-tu venir vivre à la maison?»

L'enfant donne ses raisons. Elles lui appartiennent. Elles sont fondées.

«Mais toi, Pap', tu voudrais bien que j'habite avec vous?»

Un bout de langue pointe entre les incisives. Tom est inquiet.

«Bien entendu.

– Maman est d'accord, tu sais?

– Elle me l'a dit.

– Alors?

– Réfléchis encore.

– Je sais ce que je veux.

– On pourrait déjà essayer jusqu'à la fin de l'année.

– Non. Tout le temps.»

Le sourire de Tom s'élargit. Il a oublié la boulangerie.

«Ce que je pourrais faire, c'est rester aussi longtemps avec toi qu'avec elle.

– Après, tu reviendrais chez ta mère?

– Non. J'habiterai tout seul.»

Ils se donnent la main et marchent dans les rues de la banlieue. Pap' a oublié qu'il était venu à moto. Au plus profond de lui-même, il est bouleversé. Une seule idée l'obsède désormais: rappeler la mère, obtenir sa confirmation. Après, régler la suite.

Elle est à son bureau. Il dit qu'il a parlé à Tom. Elle se tait. Il lui propose de la retrouver le lendemain à la sortie de son agence.

«Pour quoi faire?

– Discuter de la situation. Faire le point…

– C'est inutile. Je t'ai dit que Tom serait chez toi le 4 juin.

– Pourquoi le 4 juin?

– Ça me regarde.»

Il la sait blessée. Il voudrait échanger avec elle, certainement pour Tom, mais aussi pour elle.

«Voyons-nous, insiste-t-il. C'est une décision grave. Nous devons décider toi et moi, laisser Tom à l'écart, organiser ce qui doit l'être entre nous.

– Il sera chez toi le 4 juin, réplique-t-elle encore, fermée, cadenassée. Il n'y a rien à organiser.»

Puis raccroche.

Pendant deux jours, il la rappelle. Pendant deux jours, elle lui fait la même réponse: le 4 juin, Je n'ai rien d'autre à ajouter.

Le samedi suivant, week-end de bande des Quatre, il informe la petite compagnie que sauf complication de dernière heure, Tom viendra habiter la maison le 4 juin.

C'est un hourra général.

Ils sablent le champomy.

Tom annonce la nouvelle à ses copains et à ses grands-parents.

Le soir, quand les enfants sont couchés, Jeanne dit:

«Quand même, la reum est une bien étrange personne.»

Ils sont allongés sur le lit, dans leur chambre. C'est une nuit de printemps très douce.

«Je ne crois pas que ce sera si simple, poursuit-elle.

– Elle l'a dit…

– On ne fait pas la guerre à un homme pendant tant d'années pour remiser ses armes de cette façon-là.

– On ne dit pas une chose à un enfant pour faire son contraire.

– Je ne la comprends pas, poursuit Jeanne pensivement.

– Si Paul ou Héloïse demandaient à vivre chez leur père, tu t'y opposerais?

– Non. Je voudrais seulement que cela se passe dans la paix.

– Ce sera le cas.»

Jeanne se place sur le côté et secoue gentiment la tête.

«Ne te fais pas d'illusions, mon amour.

– Il viendra», dit-il.

Elle ne répond pas.

«Il viendra», répète-t-il.

Une ombre danse dans la chambre. Une branche d'arbre qui se reflète dans la glace.

Il la fixe.

Il ne dort pas.

Il compte les moutons jusqu'au 4 juin.

Le 30 mai, ils partent au Maroc. Jeanne doit s'y rendre pour son nouveau travail: visiter une fabrique où seront produits les bijoux qu'elle concevra pour une marque en développement.

La veille du départ, il a acheté un téléphone portable afin de joindre Tom et Victor sans être embarrassé par les frontières, les opératrices, l'incompréhension des langues. Il a téléphoné une première fois à l'aéroport pour dire au revoir, et une seconde fois au moment du décollage pour dire que l'avion roulait à fond de train sur la piste. C'était une façon d'inviter ses enfants au voyage, de ne pas les quitter aussitôt. Lorsque son voisin l'a informé qu'il était interdit d'utiliser ces engins en vol, il a activé le bip du grand silence.

A l'atterrissage, il est comme les autres, composant les quatre chiffres de son code secret, puis actionnant la touche de réception des messages. Rien. Bis. Rien. Il appelle la maison maternelle. Rien. Il éteint puis rallume le mobile. Rien.

«Tu n'as plus de batterie», constate Jeanne. Son moral est à plat lui aussi.

Ils louent une voiture. Entre Casablanca et Marrakech, il fonce sur les routes mal carrossées qui sinuent au cœur d'un paysage aride. Il ne s'intéresse ni aux gens ni aux paysages. Jeanne lui demande de ralentir. Il passe de cent soixante à cent quarante. Puis de cent quarante à cent soixante-dix. Il mène un train d'enfer, obsédé par l'idée de ce téléphone en panne qui décevra Tom s'il tente de joindre son père. Ce n'est pas comme les autres fois, lorsque ses enfants et lui sont séparés pour quelques jours. Il y a une échéance: 4 juin. Et un espoir qui a fait son chemin en lui, qui a grandi dans sa poitrine, qu'il se retient de laisser exploser pour ne pas chuter de trop haut si rien ne s'était produit le 5 juin. Il attend Tom. Il n'attend que lui. Il veut recharger la batterie de son téléphone pour ne pas être coupé de lui. La décision prise et annoncée par la reum l'a rapproché de son fils cadet, comme une communion, l'un au nord, l'autre au sud, à imaginer tous deux quels paysages ils vont construire ensemble dans leur vie nouvelle.

Avant le départ, ils en ont rêvé. Seuls. Sans désir de partage. Ils ont bâti un monde dont ils sont les rois et les mages. Le leur, exclusivement. Pour le moment. Ils s'ouvriront aux autres plus tard, lorsqu'ils auront fait le tour d'eux-mêmes. Père et fils n'ayant jamais vécu ensemble, s'apprêtant à ne plus se quitter, ni le mardi ni le dimanche soir, et si c'est le matin, c'est pour se retrouver très vite. Ils ont décidé pour les écoles, pour les copains, pour l'argent de poche, pour les jeux, pour les livres, pour tout ce qui leur a manqué et qu'ils s'apprêtent à enfouir dans leurs poches, main dans la main, secrètement liés déjà. Ils en ont parlé sans cesse et sans cesse, remetdmt leurs choix en cause, non par souci de faire mieux mais pour y revenir, laisser ouvert ce ciel tout bleu où ils font du toboggan entre les nuages.

Jeanne reste dubitative. Elle s'attend à des complications. Tandis qu'il fait éclabousser la poussière du Haut-Atlas sous les roues de la voiture, elle prend sa main.

«Il viendra», dit-il.

Elle ne répond pas.

A l'hôtel, il branche le portable pour faire le plein d'énergie. Rien. Il ouvre la fenêtre afin de capter des ondes meilleures. Rien. Bis. Rien.

«Le rappel automatique ne fonctionne pas», dit-il à Jeanne.

Elle est sur la terrasse. Elle respire les senteurs d'olivier. Elle a revêtu un pantalon beige et un tee-shirt noir sans manches. Elle est gaie, juvénile et heureuse.

Il vient vers elle, la prend dans ses bras, promène sa main dans ses cheveux, et il lui dit qu'il l'aime, qu'il n'a jamais aimé une femme aussi longtemps.

«J'espère qu'on restera toujours ensemble, murmure-t-il.

– Bien sûr que oui.»

Elle ferme les yeux. Il l'embrasse sur les paupières, très doucement, tandis que sa main se referme sur sa nuque.