Une fois, il a tenté d'élever la voix. Contre Héloïse. Elle s'est enfermée dans sa chambre, en larmes, et lorsqu'il l'a rejointe pour signer l'armistice, elle téléphonait au reup. Il en a ressenti autant de chagrin que si elle lui avait jeté à la face le pire des anathèmes, celui qu'il redoute par-dessus tout depuis toujours et qui, par chance ou miracle, ne lui sera jamais lancé: Tu n'es pas mon père.

D'un côté.

De l'autre, il y a Jeanne. Elle craint tant que ses enfants lui reprochent un jour de ne pas les avoir soutenus ou défendus que chaque fois qu'il intervient, elle demande le pourquoi du comment. Et si elle estime que le pourquoi ne vaut pas le comment, elle se ferme à son endroit et regroupe ses enfants autour d'elle.

Il ne sévit donc jamais. Doublement ligoté: sa nature n'y trouve pas plus son compte que le résultat obtenu.

Sur ce point, Jeanne et lui ne s'entendent pas. Ils n'élèvent pas leurs enfants de la même manière. Dans ce domaine, ils ne franchissent pas le cap de leurs différences. Malgré leurs efforts, ils ne se trouvent aucun langage commun. Ils sont évidemment d'accord sur la fin et ses déclinaisons: le bonheur de tous. D'accord pour faire découvrir aux enfants des plaisirs qui deviendront peut-être des passions – danse, sports, lecture, piano, dessin. D'accord pour susciter les ouvertures les plus larges possible. Mais, au-delà de ces dénominateurs communs, ils divergent. Jeanne souhaite la perfection – les félicitations plutôt que les encouragements – quand une bonne moyenne suffit à Pap'. Son refuge reste sa famille, les valeurs de sa famille, le modèle dont elle-même est l'héritière. Un jour, elle a dit à sa fille: «Quand tu auras des enfants, j'habiterai à côté de chez toi pour les garder.

– Comment? s'est-il écrié.

– Mais oui, mon chéri! Comme ma mère avec moi, et comme ma grand-mère avec elle!»

Il a eu peur. Il s'est dit que l'affaire devenait très compliquée si déjà elle chaussait des charentaises de grand-mère, si son amour et son respect de la famille se déplaçaient si loin en aval de son histoire amoureuse.

Il n'est pas sur la même longueur d'ondes. S'il apprend l'autonomie à ses garçons, s'il les arme contre des morales qu'il exècre, s'il les aide à affirmer ce qu'il pressent en eux – et qui le satisfait -, il aura accompli son boulot. En naissant, ses enfants se sont déjà éloignés. Depuis, ils n'ont fait que poursuivre sur cette voie. Lui-même, un jour, marchera derrière eux. Il ne les veut pas tout à lui. Qu'ils se dirigent à leur pas vers un destin qui ne lui appartient pas. Il ne retiendra personne. Qu'ils soient libres. Qu'ils ne lui ressemblent pas s'ils ne le désirent pas – et lui-même leur souhaite mieux.

Jeanne ne cesse d'établir des parallèles entre les caractères de Paul, d'Héloïse, de sa mère, de ses sœurs, de son père, de ses cousins ou de ses tantes. S'il tente de faire de même avec les siens, il ne voit rien venir.

«Ma famille, répète-t-il, ce sont mes amis.

– Dommage pour vous», réplique-t-elle.

Elle a certainement raison. Mais il ne connaît pas.

Ils ont poussé sur des terreaux trop éloignés pour découvrir un champ commun où leurs quatre enfants iraient de concert. Vivant ensemble, les uns et les autres prennent ici et là quelques graines collectives. Un peu chez chacun. Une petite partie d'un tout. Pas davantage.

Lorsque les enfants étaient petits mignons minuscules, ils suscitaient l'admiration plutôt que le débat. Au fil du temps, ils sont devenus l'axe essentiel de leurs préoccupations, de leurs échanges et de la plupart de leurs engueulades. Grandissant, ils ont également grandi entre eux. Désormais, ils occupent toute la place.

«Les enfants nous bouffent, se plaint Pap'. Nous ne vivons que par eux et pour eux.

– Je n'ai pas le temps pour autre chose, réplique Jeanne.

– Oui, mais moi, parfois, j'étouffe.»

Il est devenu comme un arbre fruitier dont chaque branche supporte le poids d'un fils, d'un reup, d'une presque belle-fille, d'un autre fils, d'une reum, d'un presque beau-fils. Il ploie. Il voudrait s'ouvrir au soleil de son amoureuse. Retrouver ses grâces de jeune fille, leurs jeux et leurs libertés de naguère. Qu'elle soit plus amante et moins maman. Que la vie quotidienne pèse moins lourdement sur des charmes estompés – elle ne dessine plus, elle s'émerveille peu, le travail, les enfants l'engloutissent. Double tâche, double peine. Les contingences rongent les plaisirs de jadis. Il en reste le souvenir, et donc le regret.

«Tu es là, dit-il, mais tu me manques.»

Un soir, elle lui répond: «Je vais revenir.»

Il est tard. Ils sont dans la chambre. Ils ont pris l'apéro – leçons et devoirs -, ont invité tous les profs, tous les élèves, l'administration, les horaires et le règlement intérieur des collèges et lycées à la table du dîner. Ils viennent de se retrouver après le digestif – ultime répétition des contrôles du lendemain dans les chambres de Paul et d'Héloïse.

«A partir du mois prochain, poursuit Jeanne, nous passerons toutes nos journées ensemble.»

Il la regarde, attendant la suite. Elle vient entre ses bras et murmure: «L'Atelier des bijoux, c'est fini. Je suis au chômage.»

Un mois plus tard, Pap' croise le facteur.

«Courrier pour vous!»

Il lui tend une enveloppe bizarre. Format contractuel. Pas de timbre. Le cachet fait foi: Centre de police judiciaire et administrative. Avec une adresse, à Sèvres.

«Courrier officiel, chuinte le facteur. Ça se découpe selon le pointillé.»

Il décachette. C'est un formulaire rempli par le lieutenant de police Riclou, lequel prie le destinataire de bien vouloir se présenter à l'adresse mentionnée le 2 octobre, à 15 heures, pour audition. Il n'a pas besoin de pièce d'identité particulière, et s'il vient en voiture, il doit savoir que la convocation ne lui confère aucun droit à l'usage des parcs de stationnement administratifs. République française - Liberté Egalité Fraternité.

«Qu'est-ce que c'est que ce truc-là? demande Jeanne.

Une tuile, répond-il.

– D'où vient-elle?»

Il l'ignore.

Le jeudi 2 octobre, à quinze heures, seul et sans armes, il se présente au guichet d'accueil du commissariat de police de Sèvres. Il tend sa convocation à une dame revêche qui lui désigne la salle d'attente en le priant de s'asseoir là. On l'appellera. Il dit qu'il a un rendez-vous plus tard dans l'après-midi. On répond que mieux vaut l'annuler.

Il s'assied. Commissariat de ville. Avis de recherche placardés sur les murs, côtoyant des affiches vantant les bienfaits de l'armée de terre. Plus loin, des bureaux genre paysagers encombrés d'hommes et de femmes. Une tension perceptible aux incessantes allées et venues, personnes pressées, interpellations sonores, une rudesse générale.

Il se demande ce qu'il fait là.

A seize heures dix, sur injonction, il se présente à l'orée du bureau 214, deuxième étage, àdroite de l'escalier. Un homme est assis derrière une table. Il se lève lorsqu'il entre pour s'asseoir après qu'il s'est posé sur une chaise à tubulures recouverte d'un plastique gris.

Il le prie de décliner son identité. Après quoi, il lui demande s'il connaît la raison de sa présence dans le bureau 214, et il dit Non, précisant qu'il suppose néanmoins avoir affaire au lieutenant Riclou, ce qui s'avère exact.

Le lieutenant a une calvitie prononcée, le regard bleu métal, un holster vide sous l'aisselle gauche, une petite fille encadrée sous verre, sagement assise sur un rayonnage mais brûlée par l'éclat d'un plafonnier percutant l'œil. Il observe son vis-à-vis avec une perspicacité sévère censée déstabiliser l'adversaire par un message sous-jacent mais explicite: Je sais tout, vous êtes dans de sales draps. Ce qui perturbe un peu le visiteur, malgré une impassibilité affichée.

L'homme se concentre sur la phase deux de l'intimidation, crispant les jointures de ses phalanges qui blanchissent puis rougissent, faisant osciller un chef fermé tout en émettant un râle poitrinaire qui sonne comme une menace.

«Avez-vous des soucis d'argent?

– Cela m'arrive.

– En ce moment?

– Oui.»

Long soupir.

«C'est tout le problème.

– Pourquoi, inspecteur?

– Lieutenant!

– De quoi suis-je suspecté?

– Vous n'avez pas la moindre idée? – Nullement.»

Le flic s'assied, pose ses mains sur ses cuisses et un regard insinuant sur son visiteur.

«Allez-y. Expliquez-moi pourquoi je suis là.

– Abandon de famille.

– Vous dites n'importe quoi!»

C'est sorti comme un pet.

«Je ne préjuge de rien et ne juge qu'en dernière extrémité. Votre ex-femme est venue. Cette accusation est de son fait.»

Il en reste bouche bée. Le lieutenant agite une feuille devant lui. C'est un dépôt de plainte.

Il a un geste qui veut exprimer la terrible fatalité s'abattant sur les couillons de son espèce.

«Vous êtes mal tombé, mon vieux. Il y a les femmes de cœur et les autres. Fallait mieux choisir.

– Pourquoi? zézaie-t-il.

– Elle vous réclame un mois de pension alimentaire.

– Je ne peux pas, dit-il tout de go.

– Cela ne relève pas de ma compétence. Moi, je ne suis qu'un petit lieutenant qui va transmettre le dossier au procureur.

– Et après?

– Instruction du dossier puis décision du juge.»

Le lieutenant Riclou pose un clavier d'ordinateur devant lui.

«Racontez-moi tout.»

Il enregistre sa déposition. Qui est brève: sept ans auparavant, il s'est fait foutre à la porte de chez lui; il a abandonné les enfants, la maison et tous les meubles, un petit appartement qui lui servait de bureau, une pension alimentaire très conséquente. Il a réglé sans discuter et sans retard pendant de longues années. Deux mois avant de se présenter à l'entrée du bureau 214, commissariat de Sèvres, il a écrit à la reum pour solliciter une baisse de la pension: il était au rouge à la banque, aux impôts, partout. Passe difficile. Elle a refusé. Il a diminué d'autorité le montant des mensualités.

«Vous n'auriez pas dû, commente le flic. C'est illégal.

– Comment peut-on faire quand on ne peut plus? Donnez-moi un tuyau…

– Discuter.

– J'ai essayé.

– Saisissez le juge aux Affaires familiales.

– Et en attendant, pour la plainte?

– Vous risquez deux ans de prison.»