– Un être jeune mais malade!

– Vous recommencez à jouer à l'agneau du sacrifice!

– Il n'y a pas que les violences corporelles. Il y a aussi les violences mentales.

– Si vous subissez des violences mentales, vous n'avez qu'à partir.

– Partir d'ici? Vous êtes folle! Vous savez très bien que je ne peux montrer mon visage.

– Voilà un prétexte qui vous arrange bien. Moi, je dis que vous vivez avec le Capitaine de votre plein gré. Et il n'y a rien de répréhensible à ce que vous couchiez ensemble.

– Vous êtes méchante!

– Je dis la vérité au lieu de me complaire dans votre mauvaise foi.

– Vous avez dit que j'étais majeure. Quand cela a commencé, je ne l'étais pas. J'avais dix-huit ans.

– Je suis infirmière, pas inspecteur de police.

– Oseriez-vous insinuer que la médecine et la loi n'ont rien à voir l'une avec l'autre?

– Juridiquement, les mineurs sont sous la protection de leur tuteur.

– Ne trouvez-vous pas que mon tuteur m'a protégée d'une étonnante manière?

– Dix-huit ans est un âge normal pour une première expérience sexuelle.

– Vous vous fichez de moi! hurla la jeune fille entre ses sanglots.

– Voulez-vous vous calmer? dit la visiteuse avec autorité.

– Vous ne trouvez pas qu'un homme qui couche avec une fille gravement défigurée est un pervers?

– Je n'ai pas à entrer dans ce genre de considérations. Chacun ses goûts. Je pourrais aussi vous objecter qu'il vous aime pour votre âme.

– Alors pourquoi ne se contente-t-il pas de mon âme? cria Hazel.

– Il n'y a pas de quoi se mettre dans un état pareil, dit Françoise avec fermeté.

Désespérée, la pupille lui jeta un regard déchirant.

– Et moi qui pensais que vous m'aimiez!

– Je vous aime bien. Ce n'est pas une raison pour entrer dans votre comédie.

– Ma comédie? Oh, partez, je vous déteste.

– Bon.

La jeune femme remballa ses affaires. Au moment où elle allait quitter la pièce, la petite lui demanda d'une voix suppliante:

– Vous reviendrez quand même?

– Dès demain, sourit-elle.

Elle descendit l'escalier, horrifiée par ce qu'elle avait dû dire.

En bas, la porte du fumoir s'ouvrit.

– Mademoiselle, voulez-vous venir quelques instants? demanda le Capitaine.

Elle entra. Son cœur battait à se rompre. Le vieil homme semblait bouleversé.

– Je voulais vous remercier, dit-il.

– Je ne fais que mon métier.

– Je ne parle pas de vos compétences d'infirmière. Je trouve que vous êtes d'une grande sagesse.

– Ah.

– Vous comprenez des choses que les jeunes femmes, en général, ne comprennent pas.

– Je ne vois pas ce que vous voulez dire.

– Vous voyez très bien. Vous avez analysé la situation avec beaucoup de clairvoyance. L'essentiel ne vous a pas échappé: j'aime Hazel. J'ai pour elle un amour dont vous ne pouvez pas douter. «Aime et fais ce que tu veux», enseigne saint Augustin.

– Monsieur, cela ne me regarde pas.

– Je sais. Mais je vous le dis quand même, car j'ai une grande estime pour vous.

– Merci.

– C'est moi qui vous remercie. Vous êtes quelqu'un d'admirable. Et de surcroît, vous êtes belle. Vous ressemblez à la déesse Athéna: vous avez la beauté de l'intelligence.

La visiteuse baissa les yeux comme si elle était troublée, prit congé et fila. Hors de la maison, l'air marin l'assaillit et la libéra: elle respira enfin.

«Je sais ce que je voulais savoir», pensa-t-elle.

Après ses courses à la pharmacie, Françoise alla au café. Ce n'était pas dans ses habitudes.

– Un calvados, je vous prie.

«Depuis quand une femme boit-elle ça?» se dit le bistrotier.

Les marins regardaient avec étonnement cette jolie personne à l'allure si peu frivole qui semblait absorbée par des pensées capitales.

«A présent que j'en suis sûre, il va falloir redoubler d'attention. Une chance qu'il n'ait pas remarqué mon histoire de lavement. A mon avis, il écoute nos conversations sans avoir à quitter le fumoir, qui doit être relié à la chambre de Hazel par un conduit. Pauvre petite, elle doit être dans un état! Comment lui dire que je suis son alliée? Après ce que je lui ai sorti, aura-t-elle encore confiance en moi? J'aimerais lui écrire un mot, mais c'est impossible: les sbires qui me fouillent ne laisseraient jamais passer la moindre missive.» Quelques jours plus tôt, elle avait surpris l'un d'eux à lire la posologie d'un médicament de sa trousse. Elle lui avait demandé ce qu'il espérait trouver, il avait répondu: «Vous pourriez envoyer des messages codés en soulignant certaines lettres.» Elle n'y eût jamais songé. «Que puis-je contre de tels cerbères? Je pourrais emporter du papier blanc et écrire en présence de Hazel, mais elle me poserait alors des questions qui seraient entendues; "Que faites-vous, Françoise? Qu'est-ce que vous notez? Pourquoi mettez-vous un doigt sur vos lèvres?" C'est que je n'ai pas la partie facile, avec cette innocente. Non, je dois continuer à suivre mon plan. Si seulement cela ne prenait pas tellement de temps!»

Elle alla s'installer au bar et interrogea le bistrotier:

– Qu'est-il arrivé au Capitaine, avant qu'il ne s'installe à Mortes-Frontières?

– Pourquoi vous intéresse-t-il?

– Je le soigne, en ce moment. Un début de pleurésie.

– Il ne doit plus être tout jeune. La dernière fois que je l'ai vu, c'était il y a vingt ans. Il avait déjà l'air vieux.

– La mer, ça use.

– Dans son cas, ça ne doit pas être seulement la mer.

– Que savez-vous de lui?

– Pas grand-chose. Si ce n'est qu'il s'appelle Omer Loncours: avouez que ça prédispose à devenir marin. Une carrière assez mouvementée, d'après ce qu'on m'a raconté: il a même été forceur de blocus en mer de Chine. Ça l'a sacrement enrichi. Il a pris sa retraite il y a trente ans.

– Pourquoi si tôt?

– On l'ignore. En tout cas, il était amoureux.

– De qui?

– Une femme qu'il avait ramenée sur son bateau. On ne l'a jamais vue. Loncours a acheté l'île et y a installé sa maîtresse.

– C'était il y a trente ans, vous êtes sûr?

– Certain.

– Comment se fait-il que vous n'ayez jamais vu cette femme?

– Elle ne quittait jamais Mortes-Frontières.

– Comment saviez-vous qu'elle existait, alors?

– Par Jacqueline, la cuisinière de Loncours. Elle parlait parfois d'une demoiselle.

– L'avait-elle vue?

– Je ne sais pas. Les gens du Capitaine ont pour consigne d'en raconter le moins possible, dirait-on. La demoiselle en question est morte il y a vingt ans.

– De quelle façon?

– Elle s'est jetée dans la mer et noyée.

– Comment!

– Drôle d'histoire, oui. Après des jours et des jours, son corps s'est échoué sur le rivage de Nœud. Une femme tellement gonflée d'eau qu'on aurait dit de la mie de pain. Impossible de dire si elle était belle ou laide. Après l'autopsie et l'enquête, la police a conclu à un suicide.

– Pourquoi se serait-elle tuée?

– Allez savoir.

«C'est bien mon intention», pensa l'infirmière qui paya et sortit.

A l'hôpital, elle consulta la plus âgée de ses collègues qui avait une cinquantaine d'années. Celle-ci ne lui apprit pas grand-chose.

– Non, je ne sais pas qui c'était. Je ne me souviens plus.

– Comment s'appelait la noyée?

– Comment l'aurions-nous su?

– Le Capitaine aurait pu le dire.

– Sans doute.

– Quelle mauvaise mémoire! N'y a-t-il pas un détail qui vous ait frappée?

– Elle portait une belle chemise de nuit blanche.

«Les goûts vestimentaires du Capitaine n'ont pas changé», pensa Françoise qui alla consulter les registres. Ils ne l'éclairèrent pas davantage: des dizaines de femmes étaient mortes à l'hôpital de Nœud en 1903, car c'était une année comme les autres.

«De toute façon, Loncours pouvait lui inventer n'importe quelle identité, puisqu'il était le seul à la connaître», se dit-elle.

Elle se demanda où on l'avait enterrée.

Le sourire de Hazel paraissait forcé.

– J'ai réfléchi à notre conversation d'hier.

– Ah, fit la visiteuse avec indifférence.

– Je pense que vous aviez raison. Et cependant, je ne parviens pas à être de votre avis.

– Ce n'est pas grave.

– C'est ce que je crois: on n'est pas forcé d'avoir les mêmes opinions que ses amis, n'est-ce pas?

– Sûrement pas.

– L'amitié est une chose bizarre: on n'aime ses amis ni pour leur corps ni pour leurs idées. En ce cas, d'où cet étrange sentiment provient-il?

– Vous avez raison, c'est très curieux.

– Peut-être existe-t-il des liens mystérieux entre certaines personnes. Nos noms, par exemple: vous vous appelez Chavaigne, n'est-ce pas?

– Oui.

– On dirait châtaigne – et vos cheveux sont châtains. Or, moi, je me nomme Hazel, ce qui signifie noisetier – et mes cheveux sont couleur de noisette. Châtaigne, noisette, nous venons d'une famille identique.

– C'est drôle, un prénom qui veut dire noisetier.

– L'autre nom du noisetier est le coudrier. Les baguettes de coudrier servaient à détecter les sources: comme si ce bois tressaillait dès qu'il sentait la force et la pureté d'une eau sur le point de jaillir. S'appeler Hazel, c'est s'appeler sourcière.

– Sorcière!

– J'aimerais bien être une sorcière. Mais je n'ai aucun pouvoir.

«Quelle erreur», pensa l'infirmière.

– Le châtaignier, poursuivit la jeune fille, s'il n'a pas le pouvoir de détecter les sources, est un bois particulièrement résistant, solide, inaltérable. Comme vous, Françoise.

– Je ne sais pas s'il faut s'attacher à la signification des noms. Ils nous ont été donnés à la légère.

– Moi, je crois qu'ils sont l'expression du destin. Dans Shakespeare, Juliette dit que son Roméo serait aussi merveilleux avec un autre nom. Elle est pourtant la preuve du contraire, elle dont le prénom exquis est devenu un mythe. Si Juliette s'était appelée… je ne sais pas…

– Josyane?

– Oui, si elle s'était appelée Josyane, ça n'aurait pas marché!

Elles éclatèrent de rire.

– Il fait beau, dit la masseuse. Nous pourrions sortir nous promener dans l'île.

La pupille blêmit.

– Je suis fatiguée.