Il n'y eut pas de réponse, à peine un frémissement sous la couette, mais quelques secondes plus tard une tête émergea.

Au fumoir, le vieil homme buvait du calvados qui lui brûlait la gorge. «Pourquoi est-il impossible de faire du bien à quelqu'un sans lui faire de mal? Pourquoi est-il impossible d'aimer quelqu'un sans le détruire? Pourvu que l'infirmière ne comprenne pas… J'espère que je ne devrai pas éliminer cette Mlle Chavaigne. Elle m'a l'air très bien.»

Quand Françoise découvrit le visage de la jeune fille, elle ressentit un choc d'une violence extrême. Fidèle aux instructions qu'elle avait reçues, elle n'en laissa rien paraître.

– Bonjour. Je m'appelle Françoise.

La figure sortie des draps la dévorait des yeux avec une curiosité effrayante.

L'infirmière eut du mal à conserver son air indifférent. Elle posa sa main froide sur le front de la malade: il était brûlant.

– Comment vous sentez-vous? demanda-t-elle.

Une voix fraîche comme une source lui répondit:

– J'éprouve une joie dont vous n'avez pas idée. Il est si rare que je rencontre quelqu'un. Ici, je vois toujours les mêmes têtes. Et encore, c'est à peine si je les vois.

La jeune femme ne s'attendait pas à ce genre de propos. Décontenancée, elle reprit:

– Non, je veux dire, comment vous sentez-vous physiquement? Je suis venue vous soigner. Vous avez de la fièvre, semble-t-il.

– Je crois, oui. J'aime ça. Ce matin, je me sentais mal, très mal: j'avais des vertiges, je grelottais, je vomissais. En ce moment, je n'ai que les bons côtés de la fièvre: des visions qui me libèrent.

Françoise faillit demander: «Qui vous libèrent de quoi?» Elle se rappela qu'elle était tenue aux questions utilitaires: peut-être la surveillait-on au travers d'une cloison. Elle prit son thermomètre et le mit dans la bouche de la patiente.

– Il faut attendre cinq minutes.

Elle s'assit sur une chaise. Les cinq minutes lui parurent interminables. La jeune fille ne la quittait pas des yeux; on lisait dans son regard une soif inextinguible. L'infirmière faisait semblant de contempler les meubles pour cacher son malaise. Par terre, il y avait une peau de morse: «Quelle drôle d'idée, pensa-t-elle. Ça ressemble plus à du caoutchouc qu'à un tapis.»

Au terme des trois cents secondes, elle reprit le thermomètre. Elle allait ouvrir la bouche pour dire: «38. Ce n'est pas grave. Une aspirine et ça passera» quand une intuition incompréhensible l'en empêcha.

– 39,5. C'est sérieux, mentit-elle.

– Formidable! Vous croyez que je vais mourir?

Françoise répondit avec fermeté:

– Non, voyons. Et il ne faut pas vouloir mourir.

– Si je suis gravement malade, vous allez devoir revenir? interrogea Hazel d'une voix pleine d'espoir.

– Peut-être.

– Ce serait merveilleux. Il y a si longtemps que je n'ai pas parlé à quelqu'un de jeune.

L'infirmière alla retrouver le vieillard dans le fumoir.

– Monsieur, votre pupille est malade. Elle a beaucoup de température et son état général est inquiétant. Elle risque une pleurésie si elle n'est pas soignée.

Le visage du Capitaine se décomposa.

– Guérissez-la, je vous en supplie.

– Il vaudrait mieux l'hospitaliser.

– Il ne faut pas y songer. Hazel doit rester ici.

– Cette jeune fille a besoin d'être surveillée de très près.

– Ne suffirait-il pas que vous veniez chaque jour à Mortes-Frontières?

Elle eut l'air de réfléchir.

– Je pourrais venir tous les après-midi.

– Merci. Vous ne le regretterez pas. On vous l'a sans doute dit: je paierai des gages exorbitants. Il ne faudra cependant pas oublier la consigne.

– Je sais: pas de questions, sauf si elles sont utilitaires.

Elle tourna les talons et remonta chez la pupille.

– C'est arrangé. Je viendrai ici chaque après-midi pour m'occuper de vous.

Hazel attrapa son oreiller et le martela de coups de poing avec un rugissement de joie.

De retour à Nœud, la jeune femme se rendit chez la supérieure.

– Le Capitaine frise la pleurésie. Malgré mes injonctions, il refuse d'être hospitalisé.

– Classique. Les vieux détestent les hôpitaux. Ils ont trop peur de ne plus jamais en sortir.

– Il me supplie de venir le soigner tous les après-midi sur son île. Je demande la permission de m'absenter chaque jour, de deux heures à six heures du soir.

– Vous êtes libre, Françoise. J'espère que ce monsieur guérira vite: j'ai bien besoin de vous, ici.

– Puis-je vous poser une question? En quels termes vous a-t-il formulé sa demande de soins?

– Je ne me souviens pas exactement, si ce n'est qu'il a insisté sur deux points: il exigeait que ce soit une infirmière et non un infirmier – et que l'infirmière en question ne porte pas de lunettes.

– Pourquoi?

– Faut-il vous l'expliquer? Les messieurs préfèrent toujours être soignés par des dames. Et ils ont encore tendance à croire que les lunettes enlaidissent. J'imagine que notre Capitaine était ravi, quand il a vu votre beauté – et que c'est l'une des raisons pour lesquelles il vous a suppliée de revenir chaque jour.

– Il est vraiment très malade, madame.

– Cela n'empêche pas. Tâchez de ne pas vous faire épouser, je vous en prie. Je ne voudrais pas perdre ma meilleure infirmière.

La nuit, dans son lit, Françoise eut du mal à trouver le sommeil. Que pouvait-il se passer sur cette île? Il lui paraissait clair qu'il y avait quelque chose d'étrange entre le vieillard et la jeune fille. Il n'était pas impossible que ce lien fût de nature sexuelle, même si l'homme semblait avoir dépassé depuis longtemps l'âge de ce genre de comportement.

Cela ne suffisait pas à expliquer le mystère. Car enfin, s'ils couchaient ensemble, ce n'était peut-être pas du meilleur goût, mais ce n'était pas un crime: Hazel était majeure et il n'y avait pas de consanguinité. La pupille n'avait pas non plus l'air d'avoir subi des violences physiques. Bref, si l'infirmière pouvait admettre que le Capitaine cachât leur éventuelle liaison, elle ne parvenait pas à comprendre pourquoi il lui avait adressé des menaces de mort.

Le cas de la jeune fille la surprenait: il la lui avait présentée comme une victime traumatisée et souffreteuse; de fait, elle s'apparentait à ce genre de cas. Mais il y avait aussi en elle une étonnante gaieté, un enthousiasme enfantin qui la réjouissait et lui donnait envie de la revoir.

Françoise se releva pour boire un verre d'eau. Par la fenêtre de sa chambrette, elle avait vue sur la mer nocturne. Elle regarda dans la direction de l'île, invisible à cause de l'obscurité. Elle ressentit une émotion bizarre en se répétant la phrase qu'elle avait dite à la supérieure: «Il y a quelqu'un, là-bas, qui a besoin de moi.»

Elle frémit en repensant au visage de Hazel.

Le lendemain après-midi, la jeune fille ne s'était pas cachée sous les draps; c'est assise dans son lit qu'elle attendait l'infirmière. Elle avait meilleure mine que la veille et lui lança un «Bonjour!» jovial.

Françoise prit sa température. «37. Elle est guérie. Ce n'était qu'un accès de fièvre passager.»

– 39, dit-elle.

– Est-ce possible? Je me sens très bien, pourtant.

– C'est souvent le cas quand on est fébrile.

– Le Capitaine m'a dit que je risquais une pleurésie.

– Il n'aurait pas dû vous le dire.

– Au contraire, il a bien fait! Je suis ravie de la gravité de mon état, d'autant que je n'en souffre pas: tous les avantages de la maladie sans les inconvénients. Une visite quotidienne d'une fille aussi sympathique que vous, je ne pouvais pas rêver mieux.

– Je ne sais pas si je suis sympathique.

– Vous êtes forcément quelqu'un de bien puisque vous êtes là. Ici, à part mon tuteur, personne ne vient me voir. Personne n'en a le courage. Le pire, c'est que je comprends ces lâches: à leur place, j'aurais une peur atroce.

La visiteuse brûlait de demander pourquoi, mais elle craignait que les murs aient des oreilles.

– Vous, c'est différent. Dans votre métier, vous êtes habituée à ce genre de spectacles.

Exaspérée de ne pouvoir poser de questions, la jeune femme se mit à ranger ses seringues.

– J'aime que vous vous appeliez Françoise. Cela vous va à merveille: c'est beau et c'est sérieux.

Un instant stupéfaite, l'infirmière éclata de rire.

– C'est vrai! Pourquoi riez-vous? Vous êtes belle et sérieuse.

– Ah.

– Quel âge avez-vous? Oui, je sais, je suis indiscrète. Il ne faut pas m'en vouloir, je ne connais pas les usages du monde.

– Trente ans.

– Vous êtes mariée?

– Célibataire et sans enfant. Vous êtes bien curieuse, mademoiselle.

– Appelez-moi Hazel. Oui, je suis dévorée de curiosité. Il y a de quoi. Vous n'avez pas idée de ma solitude ici, depuis cinq ans. Vous n'avez aucune idée de la joie que j'éprouve à vous parler. Avez-vous lu Le Comte de Monte-Cristo?

– Oui.

– Je suis dans la situation d'Edmond Dantès au château d'If. Après des années sans apercevoir un visage humain, je creuse une galerie jusqu'au cachot voisin. Vous, vous êtes l'abbé Faria. Je pleure du bonheur de ne plus être seule. Nous passons des jours à nous raconter l'un à l'autre, à nous dire des banalités qui nous exaltent, parce que ces propos simplement humains nous ont manqué au point de nous rendre malades.

– Vous exagérez. Il y a le Capitaine que vous voyez chaque jour.

La jeune fille eut un rire nerveux avant de dire:

– Oui.

La visiteuse attendit une confession qui ne vint pas.

– Qu'allez-vous me faire? Allez-vous m'ausculter? Me donner des soins particuliers?

Françoise improvisa:

– Je vais vous masser.

– Me masser? Contre un risque de pleurésie?

– On sous-estime les vertus du massage. Un bon masseur peut faire refluer du corps toutes les humeurs toxiques. Tournez-vous sur le ventre.

Elle appliqua ses mains sur le dos de la pupille. A travers la chemise de nuit blanche, elle sentit sa maigreur. Certes, le massage ne servait à rien d'autre qu'à justifier sa présence prolongée auprès de Hazel.

– Pouvons-nous parler pendant que vous me masserez?

– Bien sûr.

– Racontez-moi votre vie.

– Il n'y a pas grand-chose à en dire.

– Racontez-moi quand même.