Il arrivait qu'après le dîner le tuteur conviât sa pupille à le suivre au salon. Il lui montrait alors de vieux livres, des encyclopédies du siècle passé et des cartes du monde: il lui racontait ses voyages. Parfois il évoquait ses combats contre des pirates patagons ou ses aventures de forceur de blocus en mer de Chine. Elle ne savait jamais très bien si c'étaient ou non des mensonges: peu lui importait, car ces histoires étaient formidables. Il concluait par:
– Et je suis toujours vivant.
Puis il lui souriait et regardait le feu sans plus rien dire. Et bizarrement, c'étaient des moments qu'elle aimait beaucoup.
Le visage de Hazel s'illumina. Il y était inscrit: «Vous voici enfin!» La visiteuse songea que personne ne l'avait jamais accueillie avec une telle expression de bonheur.
Elle lui mit le thermomètre dans la bouche. Il suffit de trois fois pour qu'un acte accède au statut de rituel; conformément au rite, elles attendirent donc que cinq minutes passent, chacune à sa manière, l'une dévisageant l'autre qui fuyait son regard. Et l'infirmière mentit à nouveau:
– 39. Stationnaire.
– Parfait. Massez-moi.
– Une minute, s'il vous plaît. J'aurais besoin d'une bassine. Où pourrais-je me la procurer?
– Aux cuisines, je suppose.
– Où sont-elles?
– Au sous-sol. Il faudra que vous demandiez au Capitaine de vous les ouvrir car elles sont fermées à clef. Vous pensez: toutes ces casseroles dans lesquelles je pourrais me voir!
Françoise alla trouver le vieillard qui parut embarrassé:
– Une bassine? Pour quoi faire?
– Un lavement.
– Ma parole, il est difficile d'imaginer qu'une jeune femme aussi distinguée administre des lavements. Attendez-moi ici quelques instants, voulez-vous?
Il remonta dix minutes plus tard, l'air préoccupé.
– Il n'y a pas de bassine. Un tub vous conviendrait-il?
– Sans aucun doute.
Soulagé, il redescendit puis rapporta une cuvette en faïence grossière et non vernie. Françoise remercia et retourna dans la chambre en pensant: «Ma main à couper qu'il y a des bassines dans cette maison. Mais le tub, lui, ne reflète rien.»
– A quoi ce récipient va-t-il servir? demanda Hazel.
– A un lavement.
– Non, par pitié, j'ai horreur de ça!
La visiteuse réfléchit quelques instants avant de répondre:
– Alors, si le Capitaine vous parle de ce lavement, faites comme si je vous l'avais administré.
– D'accord.
– A présent, puis-je utiliser votre salle de bains quelques instants?
L'infirmière s'y isola. La pupille entendit couler de l'eau. Puis Françoise revint et commença à masser la jeune fille.
– Savez-vous que j'y prends goût, à vos massages? C'est très agréable.
– Tant mieux, car c'est excellent pour ce que vous avez.
– Que pensez-vous de ma salle d'eau?
– Rien.
– Allons! Je suis sûre que vous n'en avez jamais vu une pareille. Ni lavabo, ni baignoire, ni rien qui puisse retenir l'eau. Les robinets coulent dans le vide, le sol est incliné de manière à ce que l'eau s'échappe par un trou relié à une gouttière. C'est d'un pratique pour se laver! Le plus souvent, je prends des douches, sauf quand on daigne me monter le bain dont je vous ai parlé. Quant aux toilettes, qui sont les mêmes dans toute la maison, le Capitaine les a achetées aux chemins de fer français: car dans les trains, il n'y a pas d'eau au fond de la cuvette. Il fallait y penser! Hazel rit doucement.
– Ces précautions sont idiotes: je n'ai pas la moindre envie d'affronter mon image. Il est vrai, cependant, que sans ces ingénieux aménagements je pourrais apercevoir mon reflet par simple distraction. Et il me serait peut-être aussi fatal qu'il le fut à Narcisse, mais pour des raisons opposées.
– Et si vous parliez d'autre chose que de ce sujet qui vous est douloureux? Une telle obsession ne peut que nuire à votre santé.
– Vous avez raison, Parlons de vous, qui êtes belle. Avez-vous un fiancé?
– Non.
– Comment est-ce possible?
– Vous voulez tout savoir, vous!
– Oui.
– Je ne vous dirai que ce que je veux bien vous dire. J'ai eu trois fiancés. Je suis restée avec chacun d'eux environ quatre mois, au terme desquels je les ai quittés.
– Ils s'étaient mal conduits envers vous?
– Je m'ennuyais, avec eux. Je choisissais pourtant des garçons très différents, dans l'espoir que ce serait plus intéressant. Hélas, il semblerait qu'au bout de quatre mois tous les hommes se mettent à se ressembler. La jeune fille éclata de rire.
– Racontez encore!
– Que puis-je vous dire? C'étaient de gentils garçons. Seulement, passé le charme des premiers moments, que restait-il? Un brave fiancé qui voulait devenir un mari. Je les aimais bien, certes; de là à vivre avec eux… J'imagine que l'amour, ce doit être autre chose.
– Vous n'avez donc jamais été amoureuse?
– Non. Ce qui me paraît le plus significatif, c'est que, quand j'étais en leur compagnie, je pensais à mes patients de l'hôpital. Je n'y puis rien: mon métier me semble beaucoup plus passionnant que ces affaires sentimentales.
– Vos fiancés étaient-ils jeunes?
– A peu près de mon âge.
– Ce que vous me dites me console. Je n'ai jamais connu de jeunes hommes et il m'arrive d'en être désespérée. Quand j'avais seize ou dix-sept ans, il y avait des garçons qui me tournaient autour. J'étais assez sotte pour les éconduire. Je préférais attendre le grand amour, au sujet duquel je nourrissais des illusions ridicules. Si j'avais su que je serais défigurée à dix-huit ans, je n'aurais pas perdu ces précieuses années à rêver au prince charmant. Alors, quand vous racontez que les garçons sont décevants, cela me réconforte.
La jeune femme songea que si Hazel n'y connaissait rien aux jeunes hommes, elle devait avoir une certaine expérience de leurs aînés.
– Pourquoi vous arrêtez-vous en si bon chemin? Dites-moi encore du mal d'eux.
– Je n'ai rien de mal à vous dire à leur sujet.
– Allons, faites un effort!
La masseuse haussa les épaules. Elle finit par dire:
– Peut-être sont-ils un peu cousus de fil blanc.
La pupille parut enchantée.
– Oui, c'est comme ça que je les imagine. Quand j'avais dix ans, à New York, il y avait un garçon de ma classe que je voulais épouser. Matthew n'était ni plus beau, ni plus intelligent, ni plus fort, ni plus drôle que n'importe quel garçon. Mais il ne disait jamais rien. Je trouvais que ce silence le rendait intéressant. Et puis, à la fin de l'année, Matthew obtint la meilleure note en rédaction. Il dut lire son texte devant les élèves: il s'agissait d'un récit assez bavard où il racontait ses vacances aux sports d'hiver. Je perdis toute velléité de mariage avec lui et songeai qu'aucun garçon n'était véritablement mystérieux. Vos propos semblent le confirmer. Ils ont certes plus de poids dans votre bouche que dans la mienne; quand c'est moi qui le dis, on croirait entendre: «Ils sont trop verts et bons pour les goujates.» Si Matthew me voyait aujourd'hui, il serait soulagé que je ne veuille pas l'épouser.
L'infirmière ne dit rien.
– A quoi pensez-vous, Françoise?
– Je pense que vous parlez beaucoup.
– Et qu'en concluez-vous?
– Que vous en avez grand besoin.
– C'est exact. Ici, je ne parle jamais. Je le pourrais si je le désirais. Quand je suis avec vous, je sens que ma bouche est libérée – c'est le mot. Pour en revenir au Comte de Monte-Cristo, quand les deux détenus se rencontrent après des années de solitude, ils se mettent à parler, à parler. Ils sont toujours dans leur cachot, mais c'est comme s'ils étaient déjà à moitié libres, parce qu'ils ont trouvé un ami à qui parler. La parole émancipe. C'est curieux, n'est-ce pas?
– Dans certains cas, c'est le contraire. Il y a des gens qui vous envahissent avec leur logorrhée: on a la pénible impression d'être prisonnière de leurs mots.
– Ceux-ci ne parlent pas, ils bavardent. J'espère que vous ne me rangez pas parmi eux.
– Vous, j'aime vous écouter. Vos récits sont des voyages.
– Si c'est le cas, tout le mérite vous en revient. C'est l'auditeur qui forge la confidence. Si votre oreille ne me paraissait pas amie, elle ne m'inspirerait rien. Vous avez un talent rare, celui d'écouter.
– Je ne suis pas la seule qui aimerait vous écouter.
– C'est possible, mais je ne crois pas que les autres le feraient aussi bien. Quand je suis avec vous, j'ai une impression très étrange: celle d'exister. Quand vous n'êtes pas là, c'est comme si je n'existais pas. Je ne parviens pas à expliquer ça. J'espère que je ne guérirai jamais. Le jour où je ne serai plus malade, vous ne me rendrez plus visite. Et je n'existerai plus jamais.
L'infirmière, émue, ne trouva rien à dire. Il y eut un très long silence.
– Vous voyez: même quand je me tais, j'ai l'impression que vous m'écoutez.
– C'est le cas.
– Puis-je vous demander une faveur pour le moins bizarre, Françoise?
– Laquelle?
– Le 31 mars, j'aurai vingt-trois ans. Vous m'offrirez un cadeau merveilleux: c'est que, à cette date, je ne serai pas guérie.
– Taisez-vous, dit la jeune femme, terrifiée à l'idée qu'on les écoute.
– J'insiste: je veux être encore malade le jour de mon anniversaire. Nous sommes le 4 mars. Organisez-vous.
– N'insistez plus, répondit-elle en parlant bien fort à l'intention d'éventuelles oreilles.
Françoise Chavaigne passa par la pharmacie puis retourna à l'hôpital. Elle resta de longues heures à méditer dans sa chambre. Elle se rappela que le Capitaine avait demandé à sa directrice de lui envoyer une infirmière sans lunettes: elle comprenait à présent que c'était pour éviter le reflet des verres.
La nuit, dans son lit, elle pensa: «J'ai bien l'intention de la guérir. Et pour cette raison, Hazel, vous serez exaucée au-delà de vos espérances.»
Chaque après-midi, l'infirmière revenait à Mortes-Frontières. Sans se l'avouer, elle attendait ces visites avec autant d'impatience que la pupille.
– Je ne vous étonnerai pas, Françoise, en vous déclarant que vous êtes ma meilleure amie. Vous pourriez considérer que cela va de soi puisque vous êtes ici ma seule véritable compagnie féminine. Et pourtant, depuis mon enfance, je n'ai jamais eu d'amie à laquelle j'aie tenu autant qu'à vous.
Ne sachant que dire, l'infirmière hasarda un lieu commun: