Elle rit:
– Moi, une empoisonneuse?
– Le pharmacien s'est renseigné et a appris que vous me réserviez en ce moment vos soins assidus. Il a pensé que vous tentiez de m'assassiner. Je l'ai détrompé en lui disant de vous le plus grand bien. Malheureusement pour vous, il semble m'avoir cru.
– Malheureusement pour moi?
– Oui. S'il avait persisté à vous prendre pour une criminelle, il aurait peut-être averti la police, qui se serait inquiétée de votre disparition.
– Il n'y a pas que la police. Les gens de l'hôpital vont se poser des questions.
Il sourit.
– Ce détail-là est déjà réglé. J'ai annoncé ce matin à votre supérieure que je vous épousais et que vous ne reviendriez plus travailler.
– Quoi?
– Et la meilleure, c'est qu'elle s'est exclamée: «Je m'en doutais! Quelle malchance pour moi et quelle chance pour vous! Une personne si bien, si belle et si droite.»
– Je refuse de vous épouser.
Il rit.
– Vous m'amusez. Ce matin, j'ai fouillé les appartements de ma pupille et dans la salle d'eau, au fond d'un placard, j'ai découvert le pot aux rosés: la bassine contenant le mercure. Je ne sais pas ce qui m'émerveille le plus: votre intelligence ou votre bêtise. Intelligence, car il fallait y penser: chaque jour, vous étiez fouillée par mes hommes qui avaient reçu pour consigne de ne laisser passer aucune substance réfléchissante. Mais qui aurait songé au mercure du thermomètre! Pas mal non plus, le coup du tub nécessaire à un prétendu lavement.
– Je ne comprends rien à ce que vous racontez.
– Et que comptiez-vous en faire, de ce mercure?
– Rien. Il m'arrivait de casser un thermomètre par inadvertance et, par souci d'hygiène, je récoltais le mercure dans cette bassine.
– Très drôle. Il a fallu en briser plus de dix pour avoir tant de mercure. Et c'est ici qu'intervient votre bêtise ou, du moins, votre naïveté: à votre avis, pour en avoir assez pour former une véritable pellicule réfléchissante, combien de thermomètres faudrait-il casser?
– Comment le saurais-je?
– Au moins quatre cents. Sans doute pensiez-vous que vous aviez tout votre temps, n'est-ce pas? J'imagine que vous aviez programmé la guérison de ma pupille pour l'année prochaine.
– Hazel est réellement malade.
– C'est possible. Mais elle n'a pas de fièvre. J'ai vérifié – moi aussi j'ai un thermomètre. Au fait, n'avez-vous pas été désappointée de constater que, au fond de la bassine, loin de s'assembler en flaque, le mercure s'obstinait à rester à l'état de gouttelettes? C'est l'une de ses propriétés.
– A partir d'une certaine quantité, cette propriété disparaît.
– J'apprécie que vous cessiez enfin de nier les faits. En effet, cette propriété-là disparaîtrait, à condition que vous ne mettiez pas un an et demi à remplir cette cuvette. Car le mercure a d'autres propriétés. Chère mademoiselle, si je ne doute pas de vos talents d'infirmière, je me permets de douter de votre génie de chimiste. Les miroitiers ont cessé d'utiliser le mercure depuis plus de vingt ans. D'abord parce qu'il n'est pas indispensable et surtout parce qu'il est très toxique.
– Caché au fond d'un placard, il ne pouvait nuire à personne.
– A personne, sauf à la bassine, chère amie. Dans un mois, dans deux mois, la faïence du tub aurait été attaquée, libérant ainsi vos précieuses réserves. Et tous vos efforts anéantis. Vous auriez eu une crise de nerfs, à le constater.
– Les crises de nerfs, ce n'est pas mon genre. Ensuite, vous n'êtes pas absolument certain de ce que vous avancez: la cuvette aurait pu résister. Et si le pharmacien ne vous avait pas mis la puce à l'oreille, j'aurais réussi mon coup.
– Aussi, fallait-il être simplette pour croire que l'on pouvait acheter un thermomètre par jour sans attirer l'attention, et cependant plus d'une année! Pourtant, je ne vous ai pas encore dit le plus drôle. La miroiterie, je m'y connais. Vous devinez que j'ai eu des raisons de m'y intéresser. Eh bien, ma chère, à supposer que, contre toute vraisemblance, vous ayez pu acheter quatre cents thermomètres sans vous faire remarquer et que la faïence ait résisté, cela n'aurait quand même pas marché.
– Pourquoi?
– Parce que, sans une pellicule de verre à la surface, votre mercure n'eût pas renvoyé de reflet. Vous avez beau avoir des nerfs d'acier, je crois que vous auriez sangloté en vous en rendant compte. Car vous pensez bien que la fouille de mes hommes n'eût jamais laissé passer une vitre.
– Je ne vous crois pas. Il y a un reflet dans le mercure.
– C'est exact. A une seule condition: il faut imprimer à ce mercure un mouvement de rotation. En l'occurrence, en secouant légèrement la bassine, ce n'eût pas été difficile. Mais vous auriez obtenu une surface concave: tendre ce miroir déformant à la pauvre enfant, c'eût été le comble du sadisme, vous ne trouvez pas?
Il éclata de rire.
– Vous êtes effectivement bien placé pour me faire une telle objection!
– Moi, c'est différent. J'aime Hazel, je sers ma cause. La fin justifie les moyens.
– Si vous l'aimiez, vous chercheriez plutôt à la rendre heureuse, non?
– C'est vrai que mademoiselle a une grande expérience de l'amour. Trois fiancés sans intérêt et pour lesquels vous n'éprouviez rien, n'est-ce pas? Et puis, Hazel est heureuse.
Cette fois, ce fut elle qui ricana.
– Cela crève les yeux, cher monsieur! Evidemment, vous ne devez avoir aucune idée de ce que pourrait être une femme heureuse. J'imagine que la précédente, Adèle, vous paraissait très heureuse, elle aussi. Au point qu'elle s'est suicidée à vingt-huit ans. Pour autant que c'était un suicide.
Le vieillard blêmit.
– Si vous connaissez son nom, c'est que vous avez vu la photo dans le tiroir du secrétaire.
– En effet. Une beauté. Quel gâchis!
– Quel gâchis que son suicide, oui. Car vous ne pouvez douter que c'en ait été un.
– Je ne l'en considère pas moins comme un assassinat. Vous l'avez gardée pendant dix ans dans les mêmes conditions que votre pupille. Comment ne se serait-elle pas suicidée?
– Vous n'avez pas le droit de dire ça! Comment aurais-je pu vouloir sa mort, moi qui l'aimais plus que tout? Selon l'expression consacrée, je ne vivais que pour elle. Quand elle s'est suicidée, j'ai souffert à un point que vous seriez incapable de concevoir. Je n'ai plus existé que pour son souvenir.
– Vous ne vous êtes pas demandé pourquoi elle s'est donné la mort?
– Je sais, j'ai des torts. Vous n'avez aucune idée de ce qu'est l'amour: c'est une maladie qui rend mauvais. Dès que l'on aime vraiment quelqu'un, on ne peut s'empêcher de lui nuire, même et surtout si l'on veut le rendre heureux.
– On, on, on! Vous voulez dire vous! Je n'ai jamais entendu parler d'un homme qui ait réservé à sa bien-aimée un sort pareil.
– C'est normal. L'amour n'est pas une expérience très courante chez les humains. Je suis sans doute le premier cas que vous rencontrez. Car j'ose vous croire assez intelligente pour comprendre que les comportements sentimentaux de vos congénères ne méritent pas le nom d'amour.
– Si l'amour consiste à nuire, pourquoi n'êtes-vous pas plus expéditif? Pourquoi ne pas avoir tué Adèle dès votre première rencontre?
– Parce que ce n'est pas si simple. L'amoureux est un être complexe qui cherche aussi à rendre heureux.
– Dites-moi en quoi vous cherchez à rendre Hazel heureuse. Cela m'échappe.
– Je l'ai sauvée de la misère noire qui était la sienne. Elle vit ici dans le luxe et l'insouciance.
– Je suis sûre qu'elle préférerait cent fois être pauvre et libre.
– Elle est ici couverte d'attentions, de tendresse, d'adoration et d'égards. Elle est aimée: elle le sait et elle le sent.
– Ça lui fait une belle jambe.
– Parfaitement. Vous ne savez pas ce que c'est, vous, le bonheur d'être aimée.
– Je connais, moi, le bonheur d'être libre.
Le vieillard ricana.
– Et cela vous tient chaud, la nuit, dans votre lit?
– Puisque nous en arrivons à ce sujet qui vous obsède, sachez que Hazel a la hantise de ces nuits où vous la rejoignez dans sa chambre.
– C'est ce qu'elle dit, oui. Pourtant, elle aime ça. Il y a des signes qui ne trompent pas, vous savez.
– Taisez-vous, vous êtes ignoble!
– Pourquoi? Parce que je donne du plaisir à ma bien-aimée?
– Comment une jeune fille aurait-elle envie d'un homme aussi répugnant que vous?
– J'en ai les preuves. Mais je doute que vous soyez bien renseignée sur la question. Le sexe, ça ne m'a pas l'air d'être votre rayon. Pour vous, le corps, c'est une chose qu'on ausculte et qu'on soigne, et non un paysage que l'on fait exulter.
– Enfin, même si vous lui donnez du plaisir, comment pouvez-vous croire que cela suffît à la rendre heureuse?
– Ecoutez, elle a le luxe, la sécurité financière, elle est follement aimée dans tous les sens du terme. Elle n'est pas à plaindre.
– Vous vous obstinez à omettre un petit détail, n'est-ce pas? L'inimaginable imposture dans laquelle vous l'entretenez depuis cinq années!
– C'est un détail, en effet.
– Un détail! Je suppose que vous avez recouru à un stratagème identique avec Adèle?
– Oui, puisque c'était pour elle, au départ, que j'avais construit cette maison.
– N'avez-vous jamais pensé que c'est cette horrible machination qui l'a poussée au suicide? Comment osez-vous dire que c'est un détail?
Loncours s'assombrit.
– Il me semblait que, si elle parvenait à m'aimer, elle ne se soucierait plus de ça.
– Vous devriez savoir, maintenant, que vous vous trompiez. La première fois, vous aviez au moins l'excuse de l'ignorer. A présent, malgré l'échec de votre expérience avec Adèle, vous recommencez avec Hazel î Vous êtes un criminel! Ne voyez-vous pas qu'elle va se suicider, elle aussi? Les mêmes causes produisent les mêmes effets!
– Non. Je n'avais pas réussi à rendre Adèle amoureuse: je m'y prenais mal. J'ai tiré les leçons de mes erreurs: Hazel m'aime.
– Vous êtes d'une prétention grotesque. Comment une jeune fille délicate pourrait-elle s'éprendre d'un vieillard lubrique?
Le Capitaine sourit.
– C'est curieux, n'est-ce pas? Cela m'a étonné aussi. Peut-être les délicates jeunes filles ont-elles une prédilection secrète pour les vieux dégoûtants.
– Peut-être aussi la jeune fille en question n'avait-elle pas le choix. Ou peut-être le vieillard se trompe-t-il quand il la croit amoureuse.