– Vous aurez désormais tout le temps de réfléchir à ces conjectures sentimentales puisque, comme vous l'avez compris, vous ne quitterez plus Mortes-Frontières.

– Vous allez me tuer, ensuite?

– Je ne pense pas. Cela ne me plairait pas, car je vous aime bien. Et puis, Hazel rayonne depuis que vous vous occupez d'elle. C'est un être fragile, même si elle n'est pas aussi malade que vous le prétendez. Votre disparition l'affecterait en profondeur. Vous continuerez donc à la soigner comme si de rien n'était. Vous avez momentanément la vie sauve, mais n'oubliez pas que vos conversations sont écoutées: au moindre mot ambigu, je vous envoie mes hommes.

– Très bien. Dans ce cas, je monte aussitôt chez Hazel: je n'ai déjà que trop tardé.

– Je vous en prie, faites à votre convenance, dit Loncours avec ironie.

La pupille l'attendait, le visage décomposé.

– Je sais, j'ai beaucoup de retard.

– Françoise, c'est affreux: je n'ai plus de fièvre.

– Le Capitaine vient de me l'annoncer: c'est une bonne nouvelle.

– Je ne veux pas guérir!

– Vous êtes loin d'être guérie. La température n'était qu'un symptôme de votre maladie qui, elle, n'est pas près de déloger.

– C'est vrai?

– Oui, c'est vrai. Quittez donc cette expression désemparée.

– C'est que… je guérirai un jour. Notre séparation n'est que partie remise.

– Je vous jure que non. J'ai la certitude que votre mal est chronique.

– Comment se fait-il, alors, que je me sente tellement mieux?

– C'est parce que je vous soigne. Et je ne cesserai jamais de m'occuper de vous. Si j'arrêtais, vos troubles reprendraient.

– Quel bonheur!

– Je n'ai jamais vu quelqu'un aussi ravi d'être en mauvaise santé.

– C'est un don du ciel. Quel paradoxe: je n'ai jamais été aussi pleine de vie et d'énergie que depuis le commencement de la maladie.

– C'est parce que vous étiez déjà souffrante auparavant, sans le savoir. A présent, mes traitements et mes massages vous ont ragaillardie.

Hazel rit.

– Ce ne sont pas vos massages, Françoise, même si je ne doute pas de leur qualité. C'est vous. C'est votre présence. Cela me rappelle un conte indien que j'ai lu quand j'étais petite: un puissant rajah avait une fille qu'il chérissait. Hélas, un mal mystérieux s'empara de la fillette: elle dépérissait sans que personne comprît pourquoi. On manda les médecins du pays entier, avec cet avertissement: «Si vous parvenez à guérir la princesse, vous serez couvert d'or. Si vous échouez, vous aurez la tête tranchée, pour avoir donné un faux espoir au rajah.» Défilèrent dans la chambre de l'enfant les plus grands praticiens du royaume, qui ne changèrent rien à son état et furent décapités. Il n'y eut bientôt plus un seul médecin vivant aux Indes. Vint alors un jeune garçon pauvre qui déclara vouloir soigner la petite. Les gens du palais lui rirent au nez: «Tu n'as même pas un médicament ou un instrument dans ta besace! Tu cours au-devant de ta perte!» On introduisit le garçon dans les luxueux appartements de la princesse. Il s'assit au chevet de son lit et commença à lui narrer des contes, des légendes, des histoires. Il racontait merveilleusement et le visage de la petite malade s'éclaira. Quelques jours plus tard, elle était guérie: on sut que le mal dont elle avait souffert était l'ennui. Le jeune garçon ne la quitta jamais.

– C'est joli, mais notre cas est différent: c'est vous qui me racontez les belles histoires.

– Cela revient au même: comme je vous l'ai déjà dit, c'est l'interlocuteur qui suscite la conversation.

– Je vous désennuie, en somme.

– Non. On ne peut pas dire que je m'ennuie. J'ai accès à l'immense bibliothèque du Capitaine et j'ai la chance d'adorer lire. C'est de solitude que je souffrais avant votre arrivée.

– Que lisez-vous?

– De tout. Des romans, de la poésie, du théâtre, des contes. Je relis aussi; il y a des livres qui sont encore meilleurs à la relecture. J'ai lu soixante-quatre fois La Char treuse de Parme: chaque lecture était plus excitante que la précédente.

– Comment peut-on vouloir lire soixante-quatre fois un roman?

– Si vous étiez très amoureuse, voudriez-vous ne passer qu'une nuit avec l'objet de votre passion?

– Ça ne se compare pas.

– Si. Le même texte ou le même désir peuvent donner lieu à tant de variations. Ce serait dommage de se limiter à une seule, surtout si la soixante-quatrième est la meilleure.

En l'écoutant, l'infirmière pensa que Loncours avait peut-être raison quand il évoquait le plaisir de la jeune fille.

– Je ne suis pas aussi lettrée que vous, dit la masseuse d'une voix pleine de sous-entendus.

Deux heures plus tard, le vieil homme lui commanda de le suivre.

– Bien entendu, ma pupille ignorera tout de votre présence ici. Vous serez recluse en vos appartements, dans l'autre aile du manoir.

– Et à quoi y passerai-je mon temps, en dehors des deux heures quotidiennes au chevet de Hazel?

– C'est votre problème. Il fallait y réfléchir avant de vous lancer dans la miroiterie.

– Il paraît que vous possédez une grande bibliothèque.

– Que désirez-vous lire?

– La Chartreuse de Parme.

– Savez-vous que Stendhal a dit: «Le roman est un miroir que l'on promène le long du chemin»?

– C'est bien le seul genre de miroir auquel votre pupille a droit.

– Il n'en existe pas de meilleur.

Ils parvinrent dans une chambre dont les murs, les fauteuils et le lit étaient tendus de velours rouge sombre.

– On l'appelle la chambre cramoisie. Je n'aime pas tant cette couleur: si je l'ai cependant choisie, c'est par amour pour ce mot que la vie ne permet pas d'employer souvent. J'ai ainsi l'occasion de le prononcer. Grâce à vous, je devrai sans doute en user davantage.

– Dans ma chambre de Nœud, il y a de la lumière. Il y a une vraie fenêtre avec vue sur la mer, non une lucarne impossible à atteindre.

– Si vous voulez de l'éclairage, allumez les lampes.

– C'est la lumière du soleil que je veux. Aucun éclairage ne peut la remplacer.

– Ici, on préfère l'ombre. Je vous laisse vous installer.

– M'installer? Je n'ai pas de bagages, monsieur.

– Je vous ai préparé quelques vêtements de rechange.

– J'aurai droit moi aussi au trousseau d'Adèle?

– Vous êtes grande et mince, il devrait convenir. Vous avez une salle d'eau à côté. Un domestique vous apportera votre dîner. Et La Chartreuse de Parme, bien entendu.

Il ferma la porte à clef et s'en alla. L'infirmière entendit crier les marches de l'escalier. Bientôt, il n'y eut plus que le bruit assourdi des vagues.

Une heure plus tard, un valet escorté d'un sbire lui porta un plateau: bisque de homard, canard à l'orange, baba au rhum et La Chartreuse de Parme.

« Quel luxe! On cherche à m'en jeter plein la vue», pensa-t-elle. Mais elle n'avait pas l'habitude de manger seule et, pour cette raison, la médiocre nourriture qu'elle partageait au réfectoire de l'hôpital avec ses collègues lui parut plus appétissante.

Après le repas, elle s'allongea sur le lit et commença le roman de Stendhal. Elle en lut plusieurs pages avant de le reposer: «Qu'est-ce que Hazel peut aimer dans ces histoires de batailles napoléoniennes et de gentilshommes italiens? Cela m'ennuie. C'est peut-être parce que je n'ai pas le moral.»

Elle éteignit la lumière et se mit à penser à un autre livre dont Hazel lui avait parlé et qu'elle avait lu: Le Comte de Monte-Cristo. « Chère amie, vous étiez prophétique en évoquant ce roman: me voici désormais, comme vous, prisonnière au château d'If.»

Elle s'attendait à souffrir d'insomnie. Au contraire, elle sombra dans un sommeil comateux. Le lendemain, elle fut réveillée par Loncours qui lui tapotait la main. Elle poussa un cri et fut rassurée de voir derrière lui le domestique qui troquait le plateau du dîner contre celui du petit déjeuner.

– Vous avez dormi tout habillée, sans même entrer dans le lit.

– En effet. Je ne m'attendais pas à être engloutie par un sommeil aussi foudroyant. Y avait-il une drogue dans ma nourriture?

– Non, vous avez mangé comme nous. Le fait est que l'on dort bien, à Mortes-Frontières.

– Quelle chance pour moi que d'être hébergée en un tel paradis. Pourquoi êtes-vous venu? Vous auriez pu envoyer l'un de vos hommes, s'il ne s'agissait que de me réveiller.

– J'aime voir dormir de belles jeunes femmes. Il n'y a pas de spectacle plus délicieux pour un vieil homme.

Elle fut à nouveau enfermée à double tour. Après le petit déjeuner, elle se recoucha avec La Chartreuse de Parme. A sa grande honte, elle s'ennuyait toujours.

Lassée, elle posa le roman et décida de se montrer frivole. Elle ouvrit l'armoire pour voir les vêtements que le Capitaine avait choisis pour elle. C'étaient des robes à la mode d'il y a trente ans, longues, ouvragées, blanches pour la plupart. «Cette passion qu'ont les hommes pour les femmes en blanc!» pensa-t-elle.

Elle en prit une qui lui paraissait très belle: elle eut quelques difficultés à la mettre sans l'aide de personne, car elle avait l'habitude de sa blouse de travail qu'elle enfilait en deux secondes. Quand elle fut parée, elle voulut voir à quoi elle ressemblait en ses atours; ce fut alors qu'elle se rappela l'absence de miroirs.

Elle pesta: «A quoi sert-il de porter des vêtements somptueux si l'on ne peut pas se regarder?» Elle se déshabilla et résolut d'aller faire sa toilette à côté. Mais il n'y avait ni baignoire ni lavabo dans la salle d'eau. «Toujours cette phobie des reflets! Cette maison va me rendre folle!»

Elle resta sous la douche pendant une heure en élaborant des plans qui n'aboutissaient à rien. Ensuite, propre comme du matériel chirurgical, elle se recoucha. «Je n'arrête pas d'avoir envie de dormir, ici!» Elle se souvint d'une notion qu'on lui avait apprise lors de sa formation: certaines personnes qui, pour diverses raisons, ne sont pas satisfaites de leur sort présent s'en sortent par une solution inconsciente que l'on appelle la fuite dans le sommeil. Selon leur degré de mécontentement, cela peut aller de la somnolence intempestive à la léthargie pathologique.

«C'est ce qui est en train de m'arriver», diagnostiqua-t-elle avec rage. Une minute plus tard, elle pensa que ce n'était pas si mal: «Pourquoi lutter? Je n'ai rien de mieux à faire, après tout. Ce livre m'ennuie, il n'y a pas de miroir pour mes essayages, et réfléchir ne me mène nulle part. Dormir est une occupation merveilleuse et sage.» Elle prit le large.