– Il y a encore bien des choses qu'elle ignore. Et que vous ignorez.

– Dites-les, puisque vous en crevez d'envie.

– Quand j'ai rencontré Adèle, il y a trente ans, à Pointe-à-Pitre, j'ai été foudroyé. Vous avez vu son portrait: un ange tombé du ciel. Auparavant, je n'avais jamais aimé. Le sort avait voulu que j'aie déjà l'apparence d'un vieillard. Orpheline aisée, Mlle Langlais était une jeune personne très courtisée. Je n'avais aucune chance. Et puis, il y a eu cet accident providentiel. Un député était de passage en Guadeloupe et un bal avait été organisé en son honneur. Le tout-Pointe-à-Pitre y était convié – oui, vous n'avez pas idée des singeries auxquelles j'ai assisté dans l'unique but de voir cette jeune fille qui, elle, ne s'apercevait pas de mon existence. Je la regardais danser, hébété et désespéré. Qui,

mieux que le vieillard amoureux, connaît la torture d'avoir sous les yeux l'inaccessible absolu?

– Trêve de sentences définitives. Qu'avez-vous fait?

– Rien. Pour parler comme les enfants, ce n'est pas moi qui ai commencé. C'est la fatalité qui est intervenue. La fête battait son plein quand un incendie fulgurant s'est déclaré. Ce fut la débandade. Les jeunes hommes qui, cinq minutes plus tôt, offraient leur cœur à Adèle s'enfuirent en hurlant, sans songer à ce qu'elle devenait. La panique avait produit sur elle un effet étrange: elle restait immobile au milieu des flammes, tétanisée, comme absente. Elle s'était pour ainsi dire évanouie debout; inerte, elle dévisageait le feu avec une terreur fascinée. Et moi, je ne l'avais pas quittée un instant – ce qui prouve, entre nous, que j'étais le seul à l'aimer véritablement.

– Belle excuse.

– Vous direz ce que vous voudrez, mais je lui ai quand même sauvé la vie. Sans moi, nul doute qu'elle eût péri dans le brasier.

– Disons plutôt que vous avez ajourné son décès de dix années.

– Si vous, infirmière, aviez repoussé de dix ans le trépas d'un malade, ne diriez-vous pas que vous lui avez sauvé la vie?

– Il n'y a aucune comparaison entre mon métier et votre atroce supercherie.

– C'est vrai: vous n'êtes pas amoureuse de vos patients. Revenons en 1893: j'étais donc au cœur de l'incendie avec Adèle. Dans ma tête, tout s'est déroulé très vite: j'ai su que c'était l'occasion ou jamais. J'ai pris entre mes bras son corps léger et recouvert sa figure avec ma veste. Puis j'ai couru à travers le brasier: à peine avais-je quitté la salle de bal qu'elle s'effondrait en flammes. Dans la panique générale, personne ne me vit fuir en emportant une créature au visage caché. Je la conduisis jusqu'à une chambre que je louais non loin delà.

– Laissez-moi deviner: votre premier soin fut d'en retirer les miroirs.

– Bien entendu. Quand la jeune fille sortit de sa torpeur, je lui annonçai avec douceur et ménagement que son visage avait été brûlé et qu'elle était défigurée. Elle ne se souvenait presque plus de ce qui lui était arrivé et elle me crut. Elle me sup plia de lui apporter un miroir. Je refusai avec obstination. Comme elle m'implorait de plus en plus, j'allai chez un miroitier et lui demandai de me confectionner un miroir à main le plus déformant possible, pour faire une farce à un vieil ami. Il s'exécuta de main de maître. J'apportai l'objet à Adèle et le lui tendis en lui disant: «Vous verrez, mademoiselle, je vous avais prévenue.» Elle aperçut dans la glace un visage tuméfié, atroce et inhumain. Elle poussa un cri d'horreur et perdit connaissance.

– Ce miroir, vous l'avez conservé, n'est-ce pas?

– Une intuition incompréhensible m'ordonna de le garder. Quand la jeune fille sortit de sa pâmoison, elle me parla en ces termes: «Monsieur, vous avez le cœur généreux, vous seul écouterez peut-être la prière d'un être disgracié à jamais: si vous avez de l'affection pour moi, cachez-moi. Dérobez-moi pour jamais au regard d'autrui. Que les gens qui m'ont connue au temps de ma splendeur ne sachent rien de mon état! Qu'ils gardent de moi un souvenir parfait!» Je lui répondis que j'étais capitaine et que je m'apprêtais à traverser l'Océan à bord de mon bateau: je lui proposai de m'accompagner. Elle me baisa les mains avec gratitude – c'était un spectacle étrange que cette beauté agenouillée devant moi et posant sur mes paumes sèches et ridées ses lèvres ravissantes.

– Vous êtes infâme.

– Cela ne me dérange pas. Nous avons donc traversé l'Atlantique et nous sommes arrivés à Nœud, qui était déjà le port peu connu qu'il est maintenant.

– C'est précisément pour cette raison que vous aviez choisi Nœud, n'est-ce pas? Il valait mieux ne pas trop vous faire remarquer.

– C'était surtout pour Mortes-Frontières, qui était à l'époque une île déserte. Je laissai Adèle à bord et j'allai négocier l'achat de l'île, ce qui fut beaucoup plus facile que prévu. Ensuite, je dessinai les plans de ce manoir que je fis construire dans le plus grand secret par des corps de métier que je m'ingéniai à recruter au loin. J'y installai la jeune fille qui fut éperdue de reconnaissance à l'idée que j'aie conçu pour elle cette maison sans reflets.

– Etait-elle déjà votre maîtresse?

– Non, j'ai attendu que nous soyons à Mortes-Frontières. Je voulais que cela se passe dans les meilleures conditions possibles: Adèle avait eu le mal de mer pendant toute la traversée et je voulais qu'elle soit en bonne santé pour ce qui serait sa première fois – car elle était vierge, comme Hazel il y a cinq ans.

– Je ne vous demande pas tant de détails.

– C'est moi qui tiens à vous les dire.

– Vous êtes comme tous les hommes: vous adorez vous vanter de votre vie sexuelle.

– Il faudrait nuancer. D'abord, je n'ai jamais pu en parler à quiconque, pour des raisons que vous comprenez sans peine. Ensuite, autant il me déplairait de m'en ouvrir au tout-venant, autant il me plaît de n'en rien écourter devant une jeune femme belle, sagace et outrée. Oui, Adèle et Hazel étaient vierges. Heureux homme que je suis!

– Cette façon qu'ont les mâles de parler de la virginité des filles comme d'un trophée m'a toujours intriguée. Les chasseurs accrochent à leurs murs des hures de sangliers et des massacres de cerfs: vous, vous devriez y épingler des pucelages.

– L'érotisme est idiot, mademoiselle, mais il est encore plus idiot de s'en priver. La première fois que je vins rejoindre Adèle dans son lit, elle ne voulut pas croire que je la désirais. «Ce n'est pas possible, protesta-t-elle, il faudrait être un monstre pour désirer une fille comme moi!» Et moi de lui dire: «J'ai appris à chercher au-delà de tes traits déformés et à aimer ton âme» – et elle, qui comme Hazel n'a jamais pu me tutoyer: «Si c'est mon âme que vous aimez, contentez-vous d'elle!» Les mêmes phrases que ma pupille d'aujourd'hui, les mêmes réticences au nom de leur disgrâce, sans parler des répulsions que leur délicatesse les empêchait d'exprimer…

– … à savoir que vous n'étiez pas l'amant de leurs rêves.

– Oui. Quelle revanche pour moi, qui n'avais jamais été beau et que la vieillesse avait si tôt frappé! Vous me traitez d'infâme, mais si ces jeunes filles avaient daigné s'intéresser à moi, je n'aurais pas été obligé de recourir à un procédé aussi malhonnête.

– Allez-vous leur reprocher d'aimer la jeunesse et la beauté? Ce serait singulier, dans votre bouche.

– Cela ne se compare pas. Je suis un homme.

– Et comme tous les hommes, vous allez me dire que les femmes ne devraient pas aimer la jeunesse et la beauté. C'est étrange: il nous est ordonné d'être jeunes et belles et, dès qu'il s'agit de tomber amoureuses, il nous est conseillé de ne pas tenir compte de ce genre de détails.

– C'est biologique: la femme n'a pas besoin que l'homme soit beau pour le désirer.

– Nous, les femmes, nous sommes de telles brutes que nous serions insensibles à la beauté? Dites-moi, Capitaine, vous croyez vraiment à ce que vous racontez?

– Les réactions d'Adèle et de Hazel prouvent le contraire. Mais je trouve qu'il devrait en être ainsi. C'est pour réparer ce qui m'a paru une injustice que j'ai commis cette ignominie.

– Je suis soulagée de vous entendre dire qu'il s'agit d'une ignominie.

– Cela ne signifie pas que j'en ai honte. Comment pourrais-je éprouver des remords après m'être offert les deux plus grands bonheurs de ma vie?

– Et le suicide d'Adèle, il ne vous empêche pas de dormir?

– Je vais vous faire un aveu: son suicide m'a torturé pendant quinze années. Quinze ans de souffrance et de désespoir.

– Pourquoi seulement quinze ans? Que s'est-il passé au bout de quinze années pour que cela cesse?

– Vous devriez le savoir: j'ai rencontré Hazel.

– Voilà qui est extraordinaire! Recommencer le même crime vous absout! Expliquez-moi comment une telle aberration est possible.

– Je reconnais qu'il y a là un mystère. Je vais essayer de vous raconter ce miracle. C'était en janvier 1918. Le hasard, à moins que ce ne fût le destin, m'avait amené à passer ce jour-là chez mon notaire qui habite Tanches, non loin de Nœud. A ma grande stupeur, cette bourgade avait été transformée en hôpital de campagne ou plutôt en mouroir: Tanches était jonchée de corps mutilés et de presque cadavres après une série de bombardements aériens particulièrement meurtriers. J'étais sidéré: à Mortes-Frontières, je vivais enclos sur ma douleur. Aucun soldat n'avait mis le pied sur mon île et j'avais pour ainsi dire ignoré la guerre, dont j'entendais parfois la lointaine rumeur. Je n'avais pas pris conscience de l'ampleur et de l'horreur de ce conflit qui, soudain, m'apparaissait dans son ignoble réalité. Arrivèrent des brancardiers qui déposèrent sur le sol, à côté de moi qui contemplais ahuri ce carnage, un corps recouvert d'un linge – un nouveau parmi tant d'autres.

– Hazel?

– A votre avis? Je pensais que c'était un mort de plus quand un brancardier avertit les infirmiers: «Elle vit encore. Ses parents ont été tués sur le coup.» J'appris ainsi qu'il s'agissait d'une jeune fille et qu'elle était orpheline.

– Vous aimez les orphelines, n'est-ce pas?

– L'avantage, avec les orphelines, c'est qu'il n'y a pas de beaux-parents. Une curiosité foudroyante s'empara de moi: à quoi pouvait-elle ressembler? Quel âge avait-elle? Je m'agenouillai près du corps et soulevai le linge: ce fut un choc. Vous savez ce que c'est de découvrir un tel visage. Pour être différent de celui d'Adèle, il n'en était pas moins semblable par cette forme supérieure de grâce dont il portait la marque.