Le sol était loin. «Tant pis: c'est ça ou crever», pensa-t-elle. Elle pria saint Edmond Dantès, patron des évasions par chute dans le vide, et sauta. Sa légèreté, sa souplesse et l'intelligence de ses pieds la sauvèrent: elle tomba sans l'ombre d'un heurt, comme si elle avait fait cela toute sa vie.

Ivre de sa liberté retrouvée, elle respira l'air vif à pleins poumons puis élabora un plan de campagne.

Elle se posta sous la fenêtre de Hazel et réfléchit; l'escalade du mur ne lui paraissait pas impossible mais la chambre de Loncours n'était pas loin: elle ne pourrait casser la vitre sans qu'il l'entendît.

Non, il faudrait se résoudre à emprunter l'escalier intérieur dont les marches criaient. «Mieux vaut que je ne pense plus, sinon je n'aurai pas le courage de commettre un acte aussi insensé», résolut-elle.

Elle pénétra par la porte d'entrée qui n'avait aucune raison d'être fermée à clef. Ses souliers à la main, elle commença l'ascension en retenant sa respiration: chacun de ses pas faisait grincer l'escalier. Terrifiée, elle s'arrêta puis réfléchit:

«Cette lenteur me handicape, elle m'alourdit: si je veux peser le moins possible, il faut que je coure sur la pointe des pieds en montant les marches quatre à quatre.»

Elle retint son souffle, prit son élan et, en quelques bonds capricants, parvint au premier étage avec une remarquable économie de décibels. Elle eut l'excellente idée de ne pas s'arrêter et de continuer sur coussin d'air jusqu'à la chambre de la pupille.

Elle referma la porte derrière elle, respira enfin et attendit que son cœur battît à une vitesse plus normale en regardant la jeune fille qui dormait. L'horloge indiquait une heure du matin. «Il ne m'aura fallu que soixante minutes pour mettre mon plan à exécution. Combien de temps me faudra-t-il, maintenant, pour détruire la prison qui n'existe que dans sa tête?»

Elle plaça sa main sur la bouche de Hazel afin d'étouffer son cri. La jeune fille ouvrit des yeux terrorisés; l'infirmière se posa un doigt sur les lèvres pour suggérer le chuchotement.

– Je voulais être la première à vous souhaiter un heureux anniversaire, sourit-elle.

– A une heure du matin? murmura la pupille, éberluée. Comment êtes-vous venue?

– Je ne suis pas retournée à Nœud.

Elle lui raconta son incarcération dans la chambre cramoisie, à l'autre bout du manoir.

– Je ne comprends pas. Pourquoi vous a-t-il enfermée?

– C'est une longue histoire. Pensez-vous que votre tuteur soit en train de dormir?

– Mieux que jamais. Il a pris un somnifère afin d'être en pleine forme pour ma nuit d'anniversaire.

– Cela tombe à merveille.

Elle lui raconta l'histoire d'Adèle Langlais. Hazel ne parvint pas à articuler un son. Françoise la secoua:

– Vous n'avez toujours pas compris? Votre histoire est la même! Exactement la même!

– Cette fille s'est suicidée? balbutia la pupille, hébétée.

– Oui, et c'est ce que vous finirez par faire aussi, si vous vous obstinez à refuser la vérité.

– Quelle vérité?

– Comment, quelle vérité? Que votre laideur est comparable à celle de feu Adèle – feu Adèle, cela lui va bien: cet incendie qui ne l'avait jamais défigurée mais qui continuait à la consumer de l'intérieur, jusqu'à ce qu'elle se jette à l'eau pour l'éteindre.

– Moi, dans mes rêves, j'entends des bombes qui tombent sur la route…

– Oui, sur la route, mais pas sur vous. Elles vous ont épargnée.

– Mes parents sont morts!

– Ils n'ont pas eu votre chance. Oui, votre chance: en vous regardant, personne ne pourrait imaginer que vous avez été prise sous un bombardement aérien.

– En me regardant, on croit que je suis handicapée de naissance. Quelle consolation!

– Non, sotte! Je viens de vous dire que vous vivez la même histoire qu'Adèle Langlais! Seriez-vous idiote?

– Je n'ai jamais vu cette fille.

– Moi, j'ai vu une photographie d'elle: si belle qu'on en a le cœur poignardé. Je n'ai connu qu'une seule personne dont la beauté m'ait fait plus d'effet: vous.

La jeune fille resta prostrée quelques instants puis elle commença à grimacer et à trépigner:

– Je vous hais, Françoise! Partez, je ne veux plus jamais vous voir.

– Pourquoi? Parce que je vous dis la vérité?

– Parce que vous mentez! Peut-être parvenez-vous à vous illusionner au point de croire que vous mentez par bonté, pour égayer une pauvre infirme. Ne voyez-vous pas combien vous êtes cruelle? Avez-vous une idée des efforts que j'ai consacrés, ces cinq dernières années, à accepter l'inacceptable? Et vous qui venez me tenter, car bien sûr je suis tentée de vous croire, puisque, comme tout être humain, je conserve au fond de mon cœur cette indéracinable capacité d'espoir…

– Il n'y a pas lieu d'espérer, il y a lieu d'ouvrir les yeux!

– Je les ai ouverts, il y a cinq ans, devant ce funeste miroir. Cela m'a suffi!

– Parlons-en, de ce miroir! Le Capitaine l'a acheté il y a trente ans, chez un miroitier de Pointe-à-Pitre; cet objet, destiné à faire des blagues à des amis, votre tuteur s'en est servi pour convaincre Adèle de sa métamorphose. Et il a renouvelé l'expérience sur vous, avec le même succès.

– Je ne crois pas un mot de vos élucubrations. Vous dites cela pour discréditer mon bienfaiteur.

– Heureux bienfaiteur qui, par un stratagème habile, a eu pour maîtresses les deux plus belles filles du monde! Et dites-moi donc quel serait mon intérêt de prendre tant de risques pour venir vous noircir la réputation de ce saint homme?

– Je ne sais pas. La méchanceté, la fourberie, la malhonnêteté – tout ce que peut cacher un beau visage comme le vôtre.

– Mais qu'ai-je à gagner à vous mentir et pourquoi votre gentil Capitaine me séquestrerait-il, alors?

– Il vous garde pour moi, afin que vous puissiez continuer à me soigner.

– Vous soigner? Vous êtes en parfaite santé. Sans doute un rien anémiée par le manque d'air et d'exercice, c'est tout. La seule chose dont il faille vous guérir, c'est de ce poison que votre tuteur vous a inoculé.

– Pourquoi me racontez-vous soudain de telles énormités?

– Pour vous sauver! J'ai de l'amitié pour vous, je ne pouvais plus supporter de vous voir vivre un tel enfer.

– Si vous avez de l'amitié pour moi, laissez-moi tranquille.

– Pourquoi refusez-vous de me croire? Tenez-vous donc tant à vous croire un monstre quand je vous répète que je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi beau?

– Je ne veux pas nourrir de faux espoirs. Vous ne pouvez me fournir aucune preuve de ce que vous avancez.

– Et vous, vous n'avez aucune preuve du contraire.

– Si. Je me souviens très bien de la première fois que vous m'avez vue. Vous avez eu un choc profond, vous n'avez pas réussi à le cacher.

– C'est exact. Savez-vous pourquoi? Parce que je n'avais jamais vu un visage aussi sublime. Parce qu'une telle beauté est rare et choque ceux qui la voient.

– Menteuse! Menteuse! Taisez-vous! dit la pupille qui éclata en sanglots.

– Pourquoi vous mentirais-je? Mon intérêt, en ce moment, serait de filer à Nœud par la mer: je suis une excellente nageuse, je pourrais y parvenir. J'ai pris le risque insensé de rentrer dans la prison que je venais de fuir et ce serait pour vous mentir?

Hazel secouait convulsivement la tête.

– Si je suis belle, pourquoi avez-vous tant tardé à me le dire?

– Parce que les moindres de nos paroles étaient surveillées. Un conduit relie votre chambre au fumoir d'où le Capitaine nous écoutait. J'ai songé à vous l'écrire mais j'étais fouillée avant d'entrer ici, le moindre de mes papiers était inspecté, le moindre de mes crayons était confisqué. Je puis vous le dire maintenant parce qu'ils dorment – du moins, je l'espère.

La jeune fille sécha ses larmes en soupirant:

– Je voudrais vous croire. Je n'y parviens pas.

– Votre tuteur possède le seul vrai miroir de cette maison. Il est dans sa chambre. Nous pourrions aller le chercher.

– Non, je ne veux pas. La dernière fois que je me suis vue, j'ai trop souffert.

L'infirmière respira un grand coup, pour s'efforcer de garder son calme.

– C'est donc vrai, ce qu'on m'avait dit. Les prisonniers ne veulent pas de la liberté. Vous me faites le coup de Fabrice del Dongo: vous aimez votre cachot. Il n'y a pas d'autre verrou à votre porte que votre prétendue laideur: je viens vous en offrir la clef et vous n'en voulez pas.

– Ce serait la négation de ce que j'ai vécu depuis cinq ans.

– Je vais finir par croire que vous y tenez, à ces cinq années avec votre vieillard! Allons, cessez cette comédie et suivez-moi.

Il y eut un combat. Françoise tirait Hazel qui se servait de sa grande force d'inertie pour rester au lit.

– Folle! Voulez-vous qu'ils nous entendent?

– Je ne veux pas de ce miroir!

Proche de l'exaspération, Françoise alluma la lumière. Elle prit la jeune fille par les épaules et l'approcha à dix centimètres de sa figure.

Regardez-vous dans mes yeux! Vous ne verrez pas grand-chose, mais assez pour constater que vous n'avez rien de monstrueux.

Fascinée, Hazel ne détourna pas le regard.

– Vos pupilles sont gigantesques.

– Elles se dilatent quand il y a quelque chose d'admirable à contempler.

Tandis que la jeune fille se mirait, Françoise répondait mentalement à Loncours: «Vous aviez raison: ce n'est pas pour rien que le caducée relie Mercure à la méde ciné. Je suis autant messagère qu'infirmière.» Puis elle reprit la parole:

– Alors, vous avez vu?

– Je ne sais pas. Je vois un visage lisse et d'aspect normal.

– Dans un œil, vous ne pourrez pas espérer davantage. Maintenant, venez, et soyez le plus silencieuse possible.

Elles quittèrent la chambre et marchèrent sur la pointe des pieds jusqu'à celle du vieillard. L'aînée chuchota à la cadette:

– Il faudra d'abord le neutraliser.

Elles entrèrent et refermèrent la porte derrière elles. Grâce au somnifère, Omer Loncours dormait en paix, bouche grande ouverte, l'air inoffensif.

Françoise ouvrit une armoire et prit deux chemises. Elle murmura à Hazel en lui en jetant une:

– Vous lui enfoncerez ça dans le gosier pendant que je lui ligoterai les poignets avec les manches de celle-ci.

Le vieil homme ouvrit des yeux terrifiés sans pouvoir crier, car il était déjà bâillonné.

– Prenez encore une chemise et attachez-lui les chevilles, ordonna l'infirmière.